La foi catholique était en effet centrale dans la vie de Baudouin. Il vivait une religiosité exacerbée et personne ne trouvait exagéré d’imaginer qu’il ait même pu être tenté d’entrer dans un ordre religieux. Baudouin avait accepté, à contrecœur, d’occuper un trône qu’il considérait comme « usurpé » à son père ; mais il était dans le même temps conscient de devoir prolonger la dynastie en se mariant et en ayant des héritiers. Comme en a témoigné le cardinal Suenens, à l’âge de trente ans, le roi Baudouin considérait la question de son mariage comme un « problème ». C’est dès lors à Lourdes que le jeune souverain mystique confia son désarroi à la Vierge Marie, qu’il appelait affectueusement « Ma maman du Ciel », lui qui avait perdu sa mère à la veille de ses cinq ans.
Il voulait avant tout comme épouse une bonne chrétienne, qui puisse l’épauler dans sa foi. Le cardinal Suenens a rappelé que ses préférences allaient à l’Espagne pour y trouver sa future épouse, car il considérait ce pays comme préservé dans son catholicisme et comme le seul où les jeunes filles pouvaient recevoir une éducation vraiment religieuse. L’Espagne était aussi, dans l’imaginaire du roi, le pays qui avait déjà fourni à l’Eglise de grands Saints, comme Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix...
Soeur Veronica, de la Légion de Marie, qui avait sa confiance, fut chargée de cette mission espagnole et de ce choix délicat à opérer : elle élut rapidement Fabiola comme étant la jeune aristocrate espagnole qui pratiquait le plus sérieusement la foi catholique et vivait au quotidien les vertus chrétiennes. La religieuse irlandaise persuada le jeune monarque qu’il s’agissait bien de celle que, du haut du ciel, la Vierge Marie lui avait depuis toujours destinée. L’heureuse élue — qui tenait son nom d’une martyre chrétienne — était alors une célibataire de 32 ans, pétrie de piété et de charité, élève des Soeurs de l’Assomption, fille de Marie et membre de l’Action catholique.
La revue des ménagères espagnoles, Ama, résumait ainsi les qualités de la fiancée en quelques mots : « Elle est simplement — et c’est déjà suffisant — une bonne chrétienne » (n° 18, octobre 1960). Le même journal relevait ses hautes qualités morales et patriotiques qui allaient valoriser à travers elle le nom de l’Espagne et apprenait au lecteur un trait particulier de sa charité : après une panne de voiture, elle avait envoyé des médailles de Lourdes à toutes les personnes qui l’avaient aidée...
Fabiola se rendait chaque jour à la messe matinale puis pratiquait sa charité pudique chez les Petites Soeurs des Pauvres, à la Société de St Vincent de Paul ou à la Real Congregacion de San Cayetano de Calatravas. Cette congrégation, présidée par la mère de Fabiola elle-même, avait pour but de secourir, en toute discrétion, les aristocrates nécessiteux. Des revues féminines éditées dans l’Espagne de Franco assuraient que Baudouin avait choisi une femme ornée des meilleures qualités spirituelles, qui saurait servir d’« exemple » aux femmes belges (Assumpta, n°6, 1960 ; Teresa, n° 82 bis, 1960). La presse espagnole dans son ensemble la présentait comme une missionnaire de la vertu envoyée vers la Belgique.
Elle serait partie à Bruxelles avec les médailles de ses Saints patrons, d’une copie en argent de la Vierge du Pilar et d’un modèle de voyage de cette statue.
Si Fabiola est alors choisie par le roi des Belges pour ses vertus religieuses, inversement, Baudouin est apprécié par Fabiola pour sa ferveur chrétienne. Baudouin est ainsi « un roi chrétien d’aujourd’hui » assure la revue Ya (7 décembre 1960). Déjà, au moment de leurs fiançailles, Fabiola confie à une revue espagnole (Vida Nueva 26 novembre 1960) que Baudouin est un Saint, qui étonne même les plus pieux par la ferveur de sa prière et qui devra être canonisé après sa mort — une idée qu’elle veillera à perpétuer bien des années plus tard, lors du décès du monarque. La piété ostentatoire du jeune couple va étonner en Belgique : Baudouin et Fabiola sont ainsi allés ensemble, comme premier voyage, prier à Lourdes et vont passer leur voyage de noce dans le couvent de San Callixto, en Andalousie.
La question a été souvent posée à leur sujet de la frontière entre dévotions privées et prises de position publiques. Comme tous les citoyens d’une démocratie, les souverains ont évidemment toute liberté de pratiquer la religion de leur choix. Mais la question se pose de savoir si la foi du couple royal a influencé les décisions politiques du roi.
La foi édifiante de Baudouin ne dérangeait personne ; mais peut-on pour autant imaginer raisonnablement que c’est la reine qui l’a conforté dans les formes les plus conservatrices du catholicisme ? Fabiola régnait-elle de fait sur un monarque que d’aucuns ont à l’époque de leur mariage considéré comme faible et influençable, et qui s’en était remis longtemps à son père, sa belle-mère puis une marieuse pour les grandes décisions de sa vie ?
Les souverains belges partageaient certainement une réelle complicité religieuse et politique. Mais le fait d’avoir pour ainsi dire « baclé » leur mariage civil, réduit à une simple formalité au palais — certains journalistes ont même assuré que les époux bavardaient entre eux pendant la cérémonie civile —, pour accorder tout le lustre de la cérémonie au mariage religieux, est apparu aux yeux des laïques belges comme une prise de position politique méprisant la primauté de la loi civile.
Autre question controversée, Fabiola fut-elle un pion dans le jeu politique de Franco ? On l’a vu, le jeune roi cherchait pour future épouse, via l’entremise du cardinal Suenens et d’une religieuse irlandaise, une jeune fille pieuse et éduquée dans les normes les plus conservatrices. Il avait marqué sa préférence pour une Espagnole, qui correspondrait plus facilement à ces desiderata. Il n’ignorait toutefois pas que ce pays vivait sous une dictature qui avait renversé par la force le pouvoir légal. Les archives de Franco nous donnent pourtant à voir des messages où Fabiola et Baudouin assurent prier « pour la santé de Franco et pour l’Espagne ».
En 1960, au moment du mariage royal, l’Espagne de Franco tentait de rompre l’isolement dont les démocraties occidentales l’avaient fait pâtir en raison de ses alliances avec les régimes de Hitler et Mussolini. En pleine guerre froide, il s’agissait pour le régime de Franco de faire valoir auprès des puissances occidentales ses états de services anti-communistes et de faire oublier son caractère fasciste. Cette politique visait à faire légitimer l’Espagne en tant que pays « comme les autres » dans les domaines les plus divers, alors que simultanément la dictature réprimait de façon très violente tous ses opposants politiques. Pour entrer dans le concert des pays occidentaux, toutes les possibilités devaient être exploitées par l’Espagne des années ’60 : le sport, l’ouverture au tourisme ou même le concours Eurovision de la chanson…
L’annonce du choix par le jeune roi belge d’une fiancée espagnole fut donc accueillie comme pain bénit par le caudillo, qui y vit une possibilité supplémentaire de redorer l’image du régime à l’étranger et de le légitimer à peu de frais. La presse espagnole de l’époque, entièrement muselée par la dictature, consacra une place inhabituelle à ce « choix », depuis les fiançailles jusqu’au voyage de noces qui se déroula évidemment... en Espagne.
Le choix du souverain belge fut présenté comme la preuve de la supériorité des jeunes filles de l’aristocratie espagnole sur toutes les autres. La vie édifiante et exemplaire de Fabiola fut quant à elle exposée comme celle de la jeune fille modèle du régime : sans activité professionnelle lucrative, sans divertissements futiles mais dédiée à des œuvres caritatives, à la messe quotidienne, à des activités pies dans un cadre de vie volontairement ascétique. Pratiquement chaque jour, entre l’annonce des fiançailles et la fin du voyage de noces, Fabiola fit la « une » de la presse franquiste.
Fabiola a-t-elle continué après son mariage à être une « avanzadilla » (estafette) du franquisme en quête de légitimité ? Il est évident que tous les prétextes culturels vont être utilisés à cette fin : tourisme, semaines espagnoles, numéros spéciaux de revues consacrés à l’Espagne.... Et la reine fut souvent sollicitée pour inaugurer des événements culturels à caractère officiel consacrés à son pays d’origine. Par ailleurs, les souverains belges ne manqueront jamais de passer leurs vacances dans l’Espagne franquiste, donnant ainsi à leurs concitoyens un bon (ou mauvais) exemple, alors que la gauche belge préconisait pour sa part le boycott des voyages vers la dictature franquiste.
Sans accès aux archives du Palais royal, il n’est pas encore possible d’évaluer le rôle de la religion dans les efforts éventuels du couple royal et surtout du roi Baudouin pour rapprocher l’Espagne franquiste de l’Europe. Il en va de même d’ailleurs de son soutien présumé au régime du général Juvénal Habyarimana après le coup d’Etat fomenté par celui-ci au Rwanda, en 1973 — le régime qu’il mit en place fut présenté par d’aucuns comme le royaume catholique de Dieu en Afrique.
Pour son refus de signer la loi de 1990 dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse, par contre, il est avéré que ce sont les convictions religieuses du roi — même si l’on s’interroge toujours sur le rôle que fut celui de son épouse Fabiola dans cette grave décision — qui ont motivé l’attitude du souverain, une attitude qui plaçait en réalité la monarchie dans une situation extrêmement délicate. En 2008, le grand-duc du Luxembourg, voulant répéter cette attitude intransigeante de Baudouin refusa, en alléguant des motifs de conscience, de sanctionner la loi dépénalisant l’euthanasie que la majorité des députés venait de voter à la Chambre luxembourgeoise. Mal lui en prit, puisque son attitude entraîna en retour un changement de la Constitution du pays. En 2009, la compétence de sanctionner les lois et donc de s’opposer à un vote démocratique de la Chambre luxembourgeoise lui fut tout simplement retirée...
Certes, les convictions religieuses et philosophiques des rois et des reines sont du domaine de la vie privée. Il n’en fut toutefois pas toujours ainsi. Pendant des siècles, les puissants et la noblesse utilisèrent la religion comme un signe d’élection de la providence divine. À partir de la fin du XVIIIe siècle, les démocraties libérales ont mis fin, peu à peu, à cette alliance du trône et de l’autel. Durant les XIXe et XXe siècles, dans de nombreux pays, des tentatives pour réactiver cette alliance furent amorcées, avec plus ou moins de succès. Il est certain que Fabiola est née dans une famille particulièrement nostalgique du système de la monarchie d’antan et qui trouva en Franco une écoute intéressée. Elle a épousé le fils d’un roi qui aurait aimé voir le pouvoir exécutif renforcé en sa faveur. Pourtant, ils durent bien se résoudre à ne garder, de la croix et la bannière, que le premier insigne…
Anne Morelli (ULB).