Le mouvement vaudois est né en France à la fin du XIIe siècle, bien avant la Réforme protestante donc. Il est souvent considéré, à raison, comme un courant précurseur de celle-ci, mais cette association doit aussi être nuancée. En effet, les convergences sont davantage de nature socio-politique que d’ordre théologique. Le fondateur de l’Eglise vaudoise, un certain Valdo, auquel on attribua plus tard le prénom de Pierre, vécut à Lyon jusqu’au début du XIIIe siècle. Ce riche marchand fut frappé par la contradiction flagrante entre beaucoup de textes des Évangiles, d’un côté, et la richesse ostentatoire de l’Église, de l’autre côté. Vers 1170, il vendit tous ses biens pour vivre dans la pauvreté et se consacrer à la prédication d’une Église pauvre. Bientôt suivi par un groupe d’hommes, appelés d’abord les « pauvres de Lyon », Valdo se rendit à Rome en 1179 pour demander au pape l’autorisation de prêcher. Celle-ci lui fut refusée, pour la simple raison qu’un tel droit ne pouvait être accordé à des laïcs. Cette rupture avec la hiérarchie catholique n’empêcha pas les Vaudois d’essaimer dans le sud de la France, en Italie, dans les pays germaniques et en Bohême.
Beaucoup de courants considérés comme subversifs par les autorités civiles et ecclésiastiques sont essentiellement connus par les sources de la répression, et notamment par les procès d’Inquisition menés contre eux. Les Vaudois n’échappent pas à cette règle ; leur persécution se déploya sur plusieurs siècles et produisit beaucoup de documents parlants, mais aussi biaisés. À partir des années 1180, ils furent accusés d’être des « hérétiques » et des « schismatiques » à cause de leur refus de se soumettre à la hiérarchie. Valdo et ses disciples s’étaient mis à défendre l’idée d’une Église sans clergé. Ils traduisaient la Bible en latin vulgaire, dans le but de la rendre plus accessible aux pauvres, une pratique qui mettait en cause le monopole des clercs à lire et à interprêter la parole divine. L’excommunication des Vaudois par le pape en 1184 engendra des persécutions sans merci par les rouages de l’Inquisition pontificale. Quelques années plus tard, un autre chantre de la pauvreté, à savoir François d’Assise, reçut carte blanche pour la création d’un nouvel ordre mendiant et prédicateur. Le contexte général avait changé : les Franciscains purent se développer en toute impunité, voire bénéficier des encouragements de la part de l’Église de Rome, tandis que les Vaudois continuaient à être diabolisés.
Pour échapper à la mort sur le bûcher, beaucoup de Vaudois se réfugièrent dans le montagnes du nord de l’Italie. Leurs idées et pratiques s’y maintinrent par un processus de transmission plus ou moins clandestine ou semi-clandestine. Dès les années 1530, les Vaudois adhérèrent en masse à la Réforme sous sa forme calviniste, ce qui fit redoubler les persécutions. En 1536, ils décidèrent au Synode de Chanforan d’adopter toutes les doctrines réformées, y compris celles qui étaient fort différentes de leur religion d’origine, consolidée dans l’abri des vallées alpines. En 1848, le roi Charles-Albert de Piémont accorda aux Vaudois, la plus importante minorité chrétienne/protestante de ses territoires, la reconnaissance de leurs droits civils et politiques. Cinq ans plus tard, les Vaudois construisirent le temple de Turin, l’endroit même où sera reçu le pape François en 2015. Turin allait au XIXème siècle devenir la première capitale du royaume d’Italie ; les temples vaudois se multiplièrent dans tout le pays. Chaque grande ville en fut, depuis le XIXème siècle, dotée : Rome, Pise, Livourne, Trevi, Prati, Palerme…
Aujourd’hui, les Vaudois sont une curieuse exception en Italie. Ils sont 30.000 mais soutenus par une importante fraction des Italiens. Leur « succès » est mesurable notamment grâce à la loi fiscale italienne qui prévoit que le contribuable peut affecter une partie de ses impôts (le 8 pour mille) à l'Église catholique, aux confessions religieuses ayant passé une entente avec les pouvoirs publics (c’est le cas de la « Table vaudoise »), ou enfin à l'État italien qui affecte ces sommes à des entreprises socio-caritatives et culturelles — souvent de nature religieuse. Beaucoup d’Italiens laïques, de gauche et même athées, choisissent alors l’Église vaudoise. « L’Unione delle chiese metodiste e valdesi » s’est fait connaître en Italie par des engagements de société nettement avant-gardistes sur le plan éthique. Elle défend ainsi le droit au divorce et à l’avortement, les droits des homosexuels à s’engager par un mariage, aux femmes d’exercer les mêmes fonctions que les hommes dans l’Église ou la liberté de l’euthanasie. Ces prises de position sont décidées démocratiquement par les Églises vaudoises locales, sans obligation pour les autres de les suivre. Le 28 août dernier, le synode des Vaudois réuni à Torre Pellice, la « capitale du monde protestant italien », située dans les montages à proximité de Turin, approuva d’ailleurs une liturgie officielle pour la bénédiction des couples composés de personnes du même sexe.
Lors des déclarations fiscales, les Vaudois font de la publicité pour leur Église dans des organes de presse de gauche et notamment, avec beaucoup de régularité, dans « Il Manifesto » (comme par exemple le 16 mai 2014), quotidien qui s’affirme toujours, dès son titre, comme « quotidiano comunista ». La publicité des Vaudois insiste sur le fait qu’aucun euro donné à leur Église ne va au culte (contrairement à ce qui se passe pour l’Église catholique). Les dons servent seulement à des actions caritatives ainsi qu’à leur promotion et administration. Leurs slogans sont « 8 pour mille, 100 % solidarité et culture » ou encore « Pour une Italie plus juste et plus accueillante ». « L’Unione delle chiese metodiste e valdesi » est organisée par la Table vaudoise, organe exécutif qui a invité le pape à leur rendre visite.
François a été le premier pape à se rendre dans un temple vaudois. Après 800 ans de séparation et de persécutions, cette visite a naturellement un contenu symbolique fort, marquant un tournant œcuménique envers des chrétiens alternatifs. À la base, catholiques « engagés » et Vaudois se côtoyent fréquemment dans l’assistance aux migrants, demandeurs d’asile et réfugiés, à Lampedusa par exemple. Mais sur les thèmes éthiques, les positions de la hiérarchie catholique ne sont en rien comparables à celles des Vaudois. Les questions liées à l’euthanasie ou au mariage des homosexuels sont et restent donc un obstacle à un chemin commun à parcourir.
Eugenio Bernardini, modérateur de la Table vaudoise, dans une interview au « Manifesto » (21 juin 2015) rappelait que l’encyclique « Dominus Iesu » de 2000, écrite par Joseph Ratzinger et publiée sous la signature du pape Jean-Paul II, avait nettement affirmé la supériorité de l’Église catholique sur les autres confessions chrétiennes. Dans ce climat, il n’était pas possible d’inviter le pape à Turin. Mais, pour le représentant vaudois, le vent a changé avec le pape Bergoglio, plus intéressé à l’apport des autres Églises chrétiennes et à une possible collaboration, notamment dans le domaine social ou dans celui de la promotion de la paix.
Le pape François, qui se réfère souvent à Saint François, est donc le premier pape à avoir été invité. La visite de Jorge Mario Bergoglio au temple de Turin a dépassé les espérances des Vaudois. En effet, le pape y a pronocé un « mea culpa » vibrant : « Au nom de l’Eglise catholique, je vous demande pardon pour les attitudes et comportements indignes de chrétiens et même simplement d’êtres humains que nous avons, au cours de l’histoire, adoptés à votre égard. Au nom du Seigneur Jésus-Christ, pardonnez-nous ! » Cette repentance est historique pour les Vaudois qui ont été si longtemps et souvent persécutés, non seulement par des individus catholiques, mais par l’Institution ecclésiastique elle-même.
Comment peut-on analyser cette attitude du pape ? François n’en est pas à son premier pas envers des protestants atypiques. En juillet 2014, il avait créé le scandale à Caserta (une province proche de Naples) en allant y rendre visite au pasteur pentecôtiste Giovanni Traettino, qu’il avait connu à Buenos Aires. Il y avait été accueilli par 350 fidèles de l’« Église évangélique de la réconciliation », avait pris un repas en compagnie de 70 pasteurs évangéliques et de leurs familles et visité leur lieu de culte en construction. Là, déjà, il avait demandé pardon à ces évangéliques pour les persécutions subies par leurs prédécesseurs à l’époque du fascisme — où des catholiques les avaient dénoncés et persécutés.
Non seulement le pape avait salué le travail commun réalisé par ces chrétiens dans les périphéries des villes au service des nécessiteux, mais il avait eu une formule très peu conforme à la chasse aux « sectes » à laquelle certains catholiques n’échappent pas. Il avait en effet déclaré : « C’est une tentation de dire : je suis l’Église, tu es la secte. L’Esprit saint crée la diversité dans l’Église ». Cette visite impromptue et cette déclaration entraînèrent immédiatement une violente réaction de l’évêque de Caserta, Mgr D’Alise. Devant le risque d’une crise diplomatique, François fut obligé de retourner quelques jours plus tard dans l’évêché de Caserta et d’y concélébrer la messe avec l’évêque offensé par l’intérêt manifesté par le pape à l’endroit d’une église « schismatique » plutôt qu’à l’Église catholique locale.
Par ces avances faites à des groupes chrétiens non catholiques, Jorge Mario Bergoglio a fâché l’aile conservatrice de l’Église, qui avait exulté lorsque Benoît XVI mit un frein aux initiatives œcuméniques de son prédecesseur, qu’elle jugeait intempestives. Alors que Jean-Paul II rencontrait à Assise les dirigeants des autres groupes religieux, le pape François a choisi de nouer des relations avec des communautés de base, chrétiennes mais non catholiques, et de leur exprimer sa repentance pour le rôle que l’Église de ses prédécesseurs a joué dans leur persécution. Le choix de rendre visite cette année aux Vaudois est, étant donné leurs positions libérales dans le domaine de l’éthique, une audace de la part de Jorge Mario Bergoglio. Une audace que n’oublieront pas ceux qui pensent que le rôle du pape est de proclamer sans trêve la supériorité de l’Église catholique sur les autres confessions chrétiennes.
Anne Morelli et Monique Weis (Université libre de Bruxelles).