Traditionnellement les relations entre l’État luxembourgeois et certaines confessions dites reconnues remontent aux dispositions napoléoniennes. Traduites dans la Constitution du pays, celles-ci consacrent la liberté d’opinion des citoyens mais offrent également à ce jour de substantiels avantages aux cultes conventionnés, dont la rémunération du clergé. Pour l’Église catholique, le financement des fabriques d’église et l’entretien des lieux de culte, ainsi que l’organisation d’un enseignement religieux porté au cursus ordinaire des écoles publiques primaires et secondaires, constituent des avantages supplémentaires. À l’inverse, ces dispositions soumettent les cultes conventionnés à un certain contrôle étatique, leur hiérarchie locale devant être agréée. Au fil des années, l’engagement de l’État a été progressivement étendu à d’autres cultes (protestantisme, orthodoxie, judaïsme, anglicanisme).
En pratique, le système du conventionnement a bénéficié essentiellement à l’Église de Rome, le Grand-Duché étant resté, pour des raisons historiques, un pays largement catholique. Non seulement elle recueille le gros de la manne financière (23,72 sur les 24,60 millions distribués par le Ministère d’Etat en 2014, donc hors fabriques d’église), mais elle est seule autorisée — du moins jusqu’au changement qui prendra cours en 2016 — à organiser des cours de religion au sein de l’enseignement public primaire et secondaire.
Cette architecture relationnelle a été bousculée avec l’avènement de la coalition gouvernementale dite « gambia » (libéraux, socialistes, verts) issue des élections législatives d’octobre 2013. Cependant, la guerre de religion prophétisée par certains n’a pas eu lieu. Faut-il attribuer l’absence de vagues au pragmatisme relatif avec lequel les uns et les autres ont traité le dossier ? Les politiques qui avaient, en amont, parfois mis en avant l’idée d’une séparation radicale à la française, s’accommodent finalement d’une situation de relative neutralité de l’État à l’égard des confessions. Ce revirement a été induit par la prise de conscience qu’une majorité de 2/3 des votes des députés serait nécessaire pour procéder aux aménagements constitutionnels exigés par la mise en œuvre du nouveau programme, un compromis avec l’opposition chrétienne-sociale s’avérant de ce fait indispensable.
En pratique, on assiste à la fin du paiement des traitements des ministres des cultes par l’État, mais au maintien d’un financement, dégressif, des cultes conventionnés, l’enveloppe passant progressivement de 24,6 à 8,3 millions d’euros (dont 6,75 millions pour l’Église catholique). L’abolition des fabriques d’église libérera les communes de tout engagement financier. Les cours de religion (catholique) au sein de l’enseignement primaire et secondaire public seront supprimés. Dans le champ symbolique, une manifestation sans référence confessionnelle remplace déjà depuis 2014 le Te Deum qui faisait traditionnellement office de cérémonie officielle à l’occasion de la fête nationale.
La hiérarchie catholique, concernée au premier chef, s’est rapidement inclinée devant les demandes des politiques. Il a notamment été remarqué qu’elle n’a pas, à l’inverse de ce qui avait été observé lors de précédentes occasions (notamment en 2009 lors du débat relatif à la loi sur l’euthanasie et l’assistance au suicide), fait « donner » la presse dont elle garde le contrôle. Cette attitude conciliante a été peut-être été induite par la crainte de tout perdre.
En effet, depuis 2012 des sondages récurrents ont suggéré que la population luxembourgeoise était majoritairement favorable à la séparation de l’État d’avec les confessions (TNS ILRES, août 2012, commandité par le parti socialiste luxembourgeois — 66 % — et janvier/ février 2015, commandité par Politmonitor RTL-LW — 61 %). La conclusion des négociations avec le gouvernement a également permis de retirer la question relative à la séparation de l’Église et de l’État du référendum organisé le 7 juin 2015 pour consulter la population à propos de nouvelles dispositions constitutionnelles.
Le 25 janvier 2015 ont été signées de nouvelles conventions entre l’Etat luxembourgeois et les représentants des Églises catholique, protestantes, anglicane, orthodoxes ainsi que des cultes israélite et musulman. Depuis lors, l’entente au niveau des autorités nationales est mise à mal par des crispations à la base. Certaines matières fâchent manifestement. À ce titre il y a lieu d’évoquer l’abolition de l’enseignement religieux (catholique) dans l’enseignement public, la nature de l’enseignement aux valeurs qui doit le remplacer, de même que le sort des fabriques d’église catholiques.
Il semblerait en effet que sur le premier dossier l’unanimité ne règne pas parmi des fidèles catholiques, certains reprochant à l’archevêque d’avoir abandonné trop rapidement la partie. Le mouvement « Fir de choix » (« pour le choix ») s’oppose au projet d’un enseignement aux valeurs unique et obligatoire pour tous les élèves de l’enseignement public et plaide en faveur du maintien de la possibilité de choisir entre un cours confessionnel et un cours de morale laïque. En quelques mois, il a réussi à recueillir plus de 25.000 signatures par voie de pétition et à rallier à sa cause la Fédération des Associations de Parents d’Elèves (organisme non confessionnel chapeautant l’ensemble des comités de parents d’élèves de l’enseignement public et privé du Luxembourg).
À l’inverse, les représentants des associations laïques s’inquiètent de la tournure prise par les travaux préparatoires du futur enseignement aux valeurs. Ils contestent la présence des représentants des cultes reconnus dans les comités d’accompagnement de la réforme et craignent le retour de l’enseignement religieux par la petite porte. À ce titre, la possibilité offerte aux titulaires de l’ancien cours confessionnel d’être habilités pour le nouvel enseignement, moyennant une formation continue, inquiète.
Ces débats reflètent en fait des contradictions internes à l’opinion publique au Luxembourg. Celles-ci sont largement révélées par différents sondages, mais souvent mises de côté par les tenants du terrain dans la mesure où elles questionnent leurs opinions. En effet, si les sondages au sujet des relations entre l’Église (les Églises) et l’État affichent constamment depuis 2012 des taux largement favorables à l’abolition des liens constitutionnels, il est évident également que, pour la plupart des sondés, la réponse apportée se limite à l’idée de voir mis fin au financement des cultes. En temps de crise économique, la révélation par les médias de gains fonciers spéculatifs réalisés par certaines fabriques d’église n’est certainement pas étrangère à cette lassitude de l’opinion publique qui, statistiques à l’appui, doit même toucher certains milieux catholiques.
Toutefois, s’il y a une désaffection évidente à l’égard des religions traditionnelles, il serait cependant téméraire d’y voir pour l’heure l’affirmation d’un militantisme laïque. A titre d’exemple, en novembre 2013, un sondage (TNS-ILRES, commande de l’archevêché du Luxembourg) révèle que 27 % des résidents du Grand-Duché se disent « sans croyance, mais pas avec une position particulière », 13 % « athées » et 8 % « agnostiques », alors que seulement 41 % se réclament « de l’ensemble des églises chrétiennes ». La rupture avec les Églises traditionnelles semble donc consommée. Or, dans la même enquête, 72 % des sondés se disent favorables au maintien dans l’enseignement public du choix entre un cours d’enseignement religieux et un cours de type morale laïque, un taux qui monte à 76 % parmi les parents d’enfants scolarisés !
Le sort des fabriques d’église (catholiques) constitue une deuxième pierre d’achoppement. En effet, leurs biens devraient être versés dans un Fonds destiné à assurer l’entretien futur des lieux de culte. Le Fonds deviendra propriétaire des lieux de culte qui demeureront affectés au culte catholique ; les autres églises seront reconnues propriété des communes, si toutefois l’on parvient à triompher des obstacles légaux. Ce processus promet de donner lieu à des difficultés administratives et juridiques, le propriétaire des lieux de culte et des presbytères (commune ou fabrique ?) étant souvent difficile à établir. Le Ministère de l’Intérieur étant appelé à trancher les contestations, il n’est pas à exclure que certains milieux catholiques tenteront de se servir du levier de l’autonomie communale pour faire tomber un accord national auquel ils n’adhèrent pas. Les représentants de 258 des 285 fabriques d’église que compte le Grand-Duché se sont ainsi rassemblés dans un Syndicat des fabriques d’église du Luxembourg (l’asbl Syfel), qui s’oppose à la suppression des fabriques et à l’accord conclu entre le gouvernement et l’archevêché.
En marge des subtilités juridiques auxquelles donne lieu le nouvel accord, il a également eu pour effet de reconnaître publiquement l’islam en tant qu’acteur de la sphère confessionnelle luxembourgeoise, celui-ci bénéficiant pour la première fois d’une subvention. Les nouvelles autorités ont donc choisi de mettre fin à la politique de temporisation mise en œuvre par les gouvernements précédents et de tenir compte d’une réalité de terrain qu’il n’est plus possible de nier. Même si les enquêtes de type confessionnel ne sont plus autorisées au Grand-Duché, des recoupements divers permettent d’affirmer que l’islam constitue par le nombre de ses pratiquants la deuxième religion du Luxembourg (Antoinette Reuter et Lucie Waltzer, L’islam au Luxembourg – l’islam du Luxembourg, Luxembourg, 2014). Il intéresserait entre 2,5 et 3 % des résidents du pays. Pour l’heure, il s’agit dans une large mesure d’un islam d’Europe, la plupart de ses fidèles étant issus de l’immigration bosniaque ou balkanique. Il y a cependant désormais également des musulmans nés au Luxembourg ou ayant acquis la nationalité luxembourgeoise.
La majorité des communautés musulmanes luxembourgeoises ont adhéré à un organe représentatif, la shoura, qui est l’interlocuteur du culte musulman auprès des pouvoirs publics. La reconnaissance officielle met l’islam devant de nouvelles obligations et responsabilités. Ainsi le subventionnement a pour corollaire l’agrément futur de ses instances par les pouvoirs publics. D’autre part, ses représentants devront prendre position plus activement par rapport aux questions sociétales. Ils ont inauguré cette politique en 2014 en condamnant publiquement les attentats ayant endeuillé la France. Cependant la communauté musulmane organisée est tiraillée aux marges, l’expression salafiste, présente notamment à travers un lieu de culte à Esch-sur-Alzette, échappant à son contrôle. La presse a fait état de jeunes issus de cette mouvance, dont plusieurs convertis, partis pour la Syrie ou l’Irak. A travers l’arrivée notamment de réfugiés d’Asie et d’Afrique, la communauté se trouvera à l’avenir devant le défi d’intégrer des fidèles provenant d’autres horizons géographiques et traditionnels. Quelle sera d’autre part l’attitude d’une communauté presque exclusivement sunnite face à l’arrivée attendue de croyants chiites ?
L’impact numérique d’une autre expression religieuse, celle des « megachurches » relevant du protestantisme-évangélique, n’a quant à lui guère été mesuré, ses représentants n’ayant jusqu’à présent pas déposé de demande de subvention auprès des pouvoirs publics. Aucune étude scientifique n’a été consacrée jusqu’à présent à ce phénomène. Divers indices suggèrent cependant qu’il est bien implanté, principalement auprès de segments de la population issus de l’immigration lusophone (Portugais, Capverdiens, Brésiliens), très présente au Luxembourg. À l’image de ce qui se passe pour l’organisation « Centre d’Accueil universel » établie dans les locaux d’un supermarché désaffecté à Luxembourg-Ville et se réclamant de la mouvance pentecôtiste, ses représentants choisissent en général des lieux très vastes – anciens cinémas ou ateliers – pour accueillir les fidèles. Par ailleurs, le mouvement essaime vers l’ensemble du pays en créant progressivement, à partir d’une implantation centrale, des lieux de réunion secondaires. Il semblerait que cette offre qui articule son message essentiellement autour des interrogations quotidiennes – difficultés conjugales ou parentales, problèmes de santé, réussite sociale – ait largement supplanté auprès des groupes concernés celle plus traditionnelle des « missions catholiques ».
Les évolutions évoquées ci-dessus montrent qu’en un demi-siècle le paysage religieux du Luxembourg est passé d’un quasi monopole catholique à une diversité de situations où de nouvelles confessions, mais aussi le rejet de toute croyance, tiennent une place croissante. La poursuite d’un dialogue constructif entre croyants et incroyants représente un grand défi pour l’avenir, dans un contexte où les oppositions se sont cristallisées. Il n’est pas certain que tous les acteurs en présence, et notamment l’Église catholique en tant que grande perdante, soient prêts à s’accommoder de cette nouvelle réalité. Certains indices laissent à penser que plutôt que de rechercher le dialogue sociétal, elle vise à rassembler les autres cultes dans une sorte de front confessionnel. C’est ainsi qu’elle a ouvert son grand-séminaire à l’enseignement des autres cultes tout en prenant soin de le positionner comme établissement de référence de type universitaire en matière de religions. Cette occupation du terrain aura probablement pour effet de contrer l’éclosion à l’Université du Luxembourg d’un enseignement du fait religieux en dehors de toute référence confessionnelle, une voie qui avait notamment été discutée en 2013, à l’occasion des « Assises de l’histoire ».
Antoinette Reuter (Centre de Documentation sur les Migrations humaines, Luxembourg).