Ces résultats, qui reposent sur la solide enquête des sociologues Liliane Voyé et Karel Dobbelaere, sont pourtant l’occasion pour plusieurs organes de presse de proposer une nouvelle fois une répartition des Belges suivant leur orientation convictionnelle. Pari hasardeux, tant les sondages et autres baromètres du religieux qui paraissent régulièrement sur le sujet affichent des résultats contrastés, sinon contradictoires. Quels en sont les motifs ? D’abord, il faut bien dire qu’en la matière, l’échantillonnage reposant sur la méthode des quotas est le plus souvent très aléatoire — quand il n’est pas à la limite de la fiabilité lorsque l’enquête a été menée par Internet. Et ce parce qu’il a entre autres pour résultat soit d’écraser statistiquement, soit de magnifier les phénomènes marginaux. En effet, les variations locales sont en matière convictionnelle très importantes — la prégnance urbaine de l’islam, les concentrations géographiques des religions dites minoritaires comme le judaïsme ou le protestantisme, la persistance d’une religiosité catholique relativement forte dans certaines régions du pays et non d’autres…
Ensuite, se pose le problème de la qualification exacte de l’appartenance. La distinction n’est pas toujours faite entre l’adhésion au catholicisme — ce qui suppose l’acceptation des dogmes du catholicisme et de la morale qu’il véhicule — et l’identification identitaire avec la culture catholique — qui peut aisément se combiner avec le laxisme religieux et moral. De la même façon, nombre d’enquêtes, ignorant les nuances de la diversité multiculturelle, mêlent identité ethnique (le sentiment de lien avec la culture musulmane, ou avec la communauté juive par exemple) et appartenance religieuse (la foi musulmane, l’adhésion à la religion juive…).
Par ailleurs, les catégories mobilisées peuvent poser problème : on assimile quelquefois tous les chrétiens, sans montrer la diversité des croyances, notamment au sein du monde protestant, dont l’unité est toute factice ; l’islam et la judaïsme sont quant à eux vus de manière monolithique, sans trop de nuances quant à leur éclatement interne. A l’autre bout du spectre convictionnel, l’on différencie souvent les athées, les agnostiques et les non croyants, alors que peu de citoyens font sans doute la différence entre ces diverses manières d’exprimer leurs convictions, quand bien même s’identifient-ils comme tels — il nous paraît ainsi bien complexe de proposer une définition univoque de l’agnosticisme, par exemple.
Or, quitte à assimiler tous les chrétiens entre eux, il est parfaitement justifiable, d’un point de vue méthodologique, d’assimiler les athées, les agnostiques et les croyants sans religion, qui peuvent très bien être des agnostiques. Dans l’enquête de Voyé et Dobbelaere, si l’on cumule les athées et ceux qui sont sans appartenance religieuse, comme le fait le quotidien Le Soir dans son analyse, l’on monte à 42% des sondés, contre 24% il y a trente ans. Si l’on procédait de même avec le dernier baromètre du religieux (2008), par exemple, le résultat s’en trouverait singulièrement nuancé, puisque dans les résultats parus dans la presse, celui-ci fait une seule catégorie des chrétiens (46,9%), mais distingue les athées (16,6%), deux catégories d’agnostiques (5,5 et 4,3%) et une bien singulière catégorie d’« adhérant à la laïcité organisée » (0,8%), soit un total de 27,2%.
Cinquième constat, le catholicisme, et il se distingue là de l’islam, produit dans la plupart de ces sondages le plus de croyants non pratiquants : ce qui montre bien que l’attachement à la religion relève davantage d’un conditionnement ou d’un choix culturel, né du rapport à une mémoire commune. Il semble donc contestable de lier ces croyants-là à l’Eglise : ils se sont pour beaucoup détachés d’elle — dans l’enquête de l’UCL et de la KUL, 69% des individus nés après 1984 affirment n’avoir aucun lien avec l’Eglise catholique. Car tout confirme que la pratique religieuse catholique est partout en baisse spectaculaire : l’enquête sur les valeurs estime entre 4 et 5% de la population ceux qui observeraient encore la pratique dominicale catholique. Et l’adhésion forte à des choix éthiques progressistes ou l'approbation de comportements sexuels que la plupart des institutions religieuses, en particulier l’Eglise romaine, ne tolèrent pas (euthanasie, interruption volontaire de grossesse, homosexualité …) conforte l’idée d’un lien qui se délite chaque jour davantage.
D’après des sources épiscopales, 54% des enfants nés en Belgique seraient baptisés, 58% des décès donneraient lieu à des funérailles catholiques et 25% des mariages civils à des mariages catholiques. Livrons à ce sujet un autre constat : dans de nombreux sondages, une majorité des répondants se disent en effet attachés aux traditions religieuses. Toutefois, le mariage ou les funérailles ont depuis longtemps perdu une grande part de leur écho religieux. Le fait est qu’un grand nombre de non croyants y sont attachés, ce qu’une lecture attentive de ces sondages laisse percevoir. Ce qui paraît en revanche plus fiable, c’est quand on dit que 27% des répondants se disent croyants et pratiquants à la fois, même si leur pratique n’est pas régulière. Voilà qui donne une idée plus précise du caractère strictement religieux de certaines traditions, qui ne valent manifestement comme sacrements que pour une minorité de ceux qui les pratiquent.
Autre problème méthodologique, le simple fait de poser la question de l’appartenance ou des valeurs oblige à s’identifier d’une manière telle — par le truchement d’un terme ou d’un concept forcément réducteur —, que la complexité du sentiment religieux ou de la spiritualité de l’individu s’en trouve ramenée à sa plus simple expression. La foi, la croyance, les convictions ne peuvent se condenser d’un mot, encore moins se mesurer aisément. La baromètre de 2008 avait affiché cette contradiction : 38% des sondés y avaient manifesté qu’ils croyaient « sûrement » à l’existence de Dieu. Posant dès lors à l’observateur la question de savoir en quoi croient les 68% qui s’y affirmaient croyants…
Dans ce même baromètre, l’existence de Dieu était « probable » pour 22% des sondés : ici, la frontière avec l’agnosticisme est poreuse, on en conviendra. Pour 55% de ceux qui croient en Dieu, ce concept est vu comme « une force, une énergie, un esprit ». Loin donc des définitions institutionnelles. Ce que conforte le faible nombre de ceux qui l’identifient avec la croix (4,5%), ou de ceux qui souscrivent à des dogmes tels le paradis ou la résurrection..., voire le fait que seuls 23% des sondés considèrent que Dieu est une personne et donc adhèrent au Dieu des chrétiens. Ce qui pourrait conduire à une lecture stricto sensu des résultats constatant qu’en réalité 23% seraient de « vrais » chrétiens.
Enfin, on ne peut subsumer sous l’étiquette de « religieux » tous les comportements ou toutes les croyances. Ainsi, quand un quotidien a assimilé à du sentiment religieux le fait que 72% de sondés estimaient qu’il y a « quelque chose après la mort », cela paraît être un amalgame fort audacieux. Il est donc bien malaisé de lire ou d’interpréter les sondages relatifs au religieux, aux spiritualités ou aux valeurs. La preuve en est qu’un grand quotidien français a cru pouvoir titrer il y a quelques années, en jouant sur l’angoisse que ferait naître une telle information, qu’un tiers des Bruxellois était musulman, ce qui est faux : un tiers des Bruxellois pratiquants serait musulman, ce qui est fort différent, et de surcroît sujet à caution.
Nombre de sondages relatif au religieux, c’est tout à fait net, sont biaisés par le caractère orienté des questions posées, ou des interprétations qui en sont faites. Laissez-moi orienter mes questions, et je vous livrerai un sondage aux résultats diamétralement opposés. Selon que l’on consultera telle ou telle analyse, l’interprétation variera aussi, quand bien même la tendance générale sera celle qui, invariablement, depuis quarante ans, montre un même mouvement, celui de la sécularisation — ramenant le prétendu « retour du religieux », non à un constat de la sociologie religieuse, mais plutôt à une dynamique politique et institutionnelle.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).