lundi 12 mars 2018

La pilarisation en contexte de sécularisation

Du 26 au 28 février 2018 s’est tenu au Centre interdisciplinaire d’Étude des Religions et de la Laïcité de l’Université libre de Bruxelles un colloque intitulé « Pilarisé un jour, pilarisé toujours ? Approches multidisciplinaires du clivage philosophique dans la Belgique contemporaine ». Il interrogeait cette notion peu connue ailleurs qu’aux Pays-Bas et en Belgique, à savoir un phénomène qui s'est développé pendant plus d'un siècle dans ces deux pays et qui a vu un ensemble d'organisations se structurer en une même tendance idéologique : parti(s) politique(s), syndicats, mutualités, organisations professionnelles, mouvements de jeunesse et d'éducation permanente, écoles, associations culturelles et sociales…Il faut d’abord noter la réussite de cette rencontre effectivement interdisciplinaire et la qualité des interventions qui mêlaient jeunes chercheurs et d’autres plus confirmés. Les piliers sont toujours présents, ils ont profondément mué.

En choisissant volontairement de s’attacher à la dynamique et à la pratique de la pilarisation en Belgique, le colloque a tenté de dégager ce qui effectivement définit l’appartenance ou l’assignation, pas toujours volontaire ou évidente, à un pilier. Les vingt-deux interventions et la table ronde ont cerné les thématiques majeures : vie associative, justice, enseignement, éthique, question sociale. Le pilier laïque fut le moins abordé. Quant au fronton, son absence dit beaucoup.

Comment faire société quand la pluralité s’impose ? Le modèle, mais aussi le mode de pacification, adopté dans les anciens Pays-Bas méridionaux et septentrionaux diffère profondément du modèle français de laïcité et du multiculturalisme anglo-saxon. La Belgique (deux piliers : catholique et laïque) et les Pays-Bas (quatre piliers : catholique, protestant, libéral, socialiste) ont élaboré une autre voie, « un réseau idéologique et sous-culturel intégré, fait d’organisations diverses et plus ou moins spécifiques dotées d’un monopole de représentation et incluant un parti politique » (Staf Hellemans).

Longtemps le pilier le plus puissant en Belgique fut le chrétien, c’est-à-dire le catholique. Il semble maintenant le plus affecté par deux évolutions profondes : tout d’abord, la dépilarisation, amorcée depuis les années 1960, que traduit le « malaise », ressenti tant à la Ligue des Familles que chez les enseignants catholiques de l’enseignement officiel ; ensuite, la reconnaissance de revendications nouvelles : féminines (dont l’avortement, cette « affaire de femmes qui a transcendé les piliers »), homosexuelles (dont le mouvement est en dehors des piliers), ethniques, communautaires ou religieuses — avec l’arrivée de l’islam.

La dépilarisation est favorisée par la progression de la sécularisation, qu’accélère la professionnalisation de nombreux secteurs (recrutement de psychologues dans les centres pluralistes familiaux ou d’éducateurs dans les services de protection de l’enfance, dépolitisation de la magistrature…). Ainsi l’abandon de la référence chrétienne dans le nom d’un mouvement (Pax Christi devenu BePax, tandis que la JOC, restée JOC, adopte un autre sens : Jeunesse organisée et combative) permet un élargissement des publics (la Ligue des Familles ouverte à toutes les familles en 1971 en Wallonie, en 2000 en Flandre, retour à l’apolitisme pour les enseignants catholiques).

Si les piliers sont une forme de reconnaissance de la pluralité de la société, de nombreuses interventions ont décelé un pluralisme interne à chaque pilier de plus en plus affirmé et reconnu, donc une certaine plasticité. Quand les Centres pluralistes familiaux naissent, ils revendiquent le pluralisme des conseillers et conseillères malgré leur inscription dans le monde catholique. De même, le recours fréquent au front commun dans le monde syndical n’efface pas un réel pluralisme dont le fondement n’est plus philosophique ou confessionnel mais socio-économique, autour de visions divergentes sur la lutte ou la collaboration de classe.

Le pilier catholique existe toujours et reste puissant, alors que l’Église n’y joue plus de rôle. Malgré la déconfessionnalisation, l’inspiration reste fondée sur les valeurs chrétiennes, mais les prières et les aumôniers sont devenus rares, quand ils n’ont pas disparus, comme à Vie féminine, ancienne Ligue ouvrière féminine catholique, ou au Boerenbond, dont la croix a disparu du logo. Ce dernier bel exemple démontre la persistance d’une logique de « néo sous-pilier », fondé sur la défense du monde agricole puis plus largement rural, resté solide avec des traces de « folklore » qui montre la volonté de conserver une attache traditionnelle « d’inspiration » chrétienne.

Néanmoins si les structures sont brouillées, elles ne sont pas effacées. Plusieurs termes sont apparus pour expliquer cette pérennité : inertie, héritage, affinités, dynamique de persistance. La force des habitudes, parfois de la géographie — quand on est installé dans un même immeuble —, et l’importance des liens personnels préservent en effet le réseau, d’autant que les piliers favorisent les interrelations internes. « La pilarisation  entretient la pilarisation ». Se conjuguent donc une pilarisation structurelle et une dépilarisation mentale, d’autant que la multiplication des pactes (social, scolaire, culturel) gèle les évolutions. Plusieurs interventions ont insisté sur la différence selon les champs d’exercice. Dans l’éducation, la pilarisation reste présente, alors que dans d’autres (social, éthique) elle s’est estompée, bien qu’elle semble à fleur de peau pour certaines questions — comme l’avortement.

Néanmoins les différences d’approches entre catholiques et laïques subsistent. Il reste parfois une manière de faire, un culturel plus qu’un cultuel. Les catholiques s’attachent beaucoup à la protection des plus fragiles, l’autre camp à la défense de l’individu. Les premiers accordent un rôle majeur à la régulation institutionnelle, tandis que les seconds défendent l’autonomie des choix individuels. Toute une gamme de positionnements s’inscrit alors dans cette pluralité comme le montre l’exemple sensible mais fascinant de l’euthanasie, alors que de nouveaux débats (drogue, prostitution) réactivent parfois la distinction.

Les nouveaux arrivants bousculent les positions installées. Que ce soit dans l’économie sociale ou dans le système scolaire, les « migrants » ne s’inscrivent pas obligatoirement dans un pilier. Si l’islam dispose des éléments pour constituer son propre pilier — associations, écoles et essai de partis musulmans —, celui-ci n’existe pas du fait de sa pluralité (confessionnelle et ethnique), d’autant que l’aspiration à s’inscrire dans un pilier n’est pas partagée par tous les musulmans.

La Belgique n’en a donc pas fini avec les piliers, d’autant que, cahin-caha, ça marche !

Frédéric Gugelot (CERHIC-Université de Reims ; CeSor-EHESS).

L'intervention de Frédéric Gugelot à la MSH-ULB, "Les prêtres sont-ils des humains comme les autres ? est accessible ici

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