dimanche 24 février 2019

La sécularisation du chiisme en Iran, 1979-2019 : un état des lieux

Il y a quarante ans, les Iraniens mettaient un terme à une longue tradition impériale avant de se doter d’un système politique basé sur une idéologie : le velayat-e faqih, à savoir « la tutelle du juriste-théologien ». Cette idéologie fait du guide suprême religieux la pierre angulaire du régime. Pour autant, ni la révolution ni l’instauration postrévolutionnaire d’un chiisme institutionnel ne saurait valider la thèse – comme celle de Peter L. Berger (The Desecularization of the World, 1999) – consistant à voir dans le retour religieux sur la scène politique un phénomène de « dé-sécularisation ». En fait, l’Iran chiite, en rompant avec la politique du Shah a mis un terme à un type de sécularisation : celui du modèle occidental visant un rabattement du religieux dans la sphère privée, voire un effacement du religieux au profit d’une considération de la raison comme nouvelle source de toute norme.

En effet le dernier Shah pouvait être considéré comme un cheval de Troie de l’Ouest par une grande partie de la population, en important un modèle séculariste occidental parfois en contradiction avec l’islam ou avec les traditions ayant structuré les mentalités : interdiction du voile dans les administrations en 1936, obligation du port du vêtement à l’occidentale pour les hommes (1935), développement des écoles nouvelles (madrese-ye djadid) pour concurrencer l’école coranique ou l’école traditionnelle, importation du cinéma américain et promotion des mœurs occidentale, etc.

C’est à ce premier type de sécularisation que le chiisme institutionnel aura donc mis un terme. Il faudrait en fait donner trois définitions du terme sécularisation pour saisir les contours du phénomène qui se déploie depuis quarante années de République islamique iranienne.

Dans son article Two types of secularization, the Iranian case (dans Worlds of difference, 2013), le sociologue Farhad Khosrokhavar nous invite à distinguer d’une part la sécularisation à l’Occidentale, celle que les sciences humaines définissent comme un phénomène coextensif à la modernité, expression d’un monde occidental qui se désenchante et se désubstancialise de son sacré (a), et d’autre part la sécularisation au sens littéral du terme, à savoir le fait d’inscrire dans le siècle ce que la religion promet en un au-delà du monde (b). De ce point de vue, la théocratie incarnerait la sécularisation du religieux par excellence, puisque ce modèle consisterait à institutionnaliser et à inscrire dans le siècle et le temporel – dans le this-worldly – des dogmes, modèles, promesses traditionnellement inhérentes à la sphère religieuse.

L’histoire des quarante années de République islamique montre qu’un troisième type de sécularisation serait à l’œuvre en Iran, un modèle découlant du deuxième type, et donc de l’épuisement idéologique du système d’aspiration théocratique instauré en 1979. Nous nous proposons d’appeler cette sécularisation du troisième type la sécularisation endogène, un processus qui vise une désacralisation du contenu religieux tel qu’on a pu l’observer en Occident, mais qui, en Iran, se déploierait à partir de racines chiites (c).

Ce dernier modèle a fait l’objet d’analyses chez certains penseurs iraniens postislamistes. Devant le constat de l’échec idéologique de la République islamique (à l’intérieur des frontières du pays seulement, car en dehors — Afghanistan, Pakistan, Irak… —, le chiisme politique fait encore recette), trois catégories d’intellectuels se sont dessinées dans de nouvelles approches sécularistes : les importateurs du modèle occidental (1), les défenseurs d’un durcissement théocratique (2) et les théoriciens d’une sécularisation « à l’iranienne » (3).

En fait, ces catégories correspondent parfaitement aux trois types de sécularisation que nous venons d’exposer. Certains intellectuels comme le journaliste Akbar Ganji refusent de considérer une compatibilité entre islam et démocratie et revendiquent en faveur des droits de l’homme une stricte séparation entre religieux et politique (A. Ganji, Talaghi-ye fashisti az din va hokumat — « La compréhension fasciste de la religion et du gouvernement » —, Téhéran, 1999). En d’autres termes, ces intellectuels de la sécularisation du premier type prônent une importation sans modification ni adaptation du modèle séculariste occidental à la société iranienne.

La deuxième catégorie est peut-être la seule que ne prend pas l’échec idéologique de la République islamique comme point de départ. Cette frange de « durs » de la ligne politique islamiste incrimine non pas le modèle théocratique lui-même, mais la façon dont il a été instauré. À leurs yeux, seule une mauvaise méthode d’instruction du chiisme supposé « authentique » (la lecture du velayat-e faqih) saurait expliquer le désintérêt ou l’hostilité populaire à l’égard du régime. Ces représentants de l’idéologie des premières heures de la République islamique ne constituent plus aujourd’hui le discours dominant, mais demeurent encore actifs.

Certains, comme l’ayatollah Javadi Amoli, refusent l’idée d’universalité des droits de l’homme et font en fait du droit-de-lhommisme une contre-idéologie à combattre. L’ayatollah s’exprime en ces termes sur le sujet : « Des gens peuvent penser qu’il peuvent formuler les droits de l’homme, sans considérer la vision du monde et le lien entre l’homme et le monde. Les défenseurs de cette pensée ont élaboré un projet de droits de l’homme et l’ont appelé la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Sans le vouloir, consciemment ou inconsciemment, ils ont négligé le fait que la signature d’un tel projet ne constituerait pas un gain pour certains, voir pour la majorité dans le monde. Les droit ne sont pas une question nationale comme les traditions ou les coutumes qui pourraient être différentes pour différentes personnes. La fonction de la vraie religion n’est pas d’imposer aux gens ce qu’ils doivent porter ou manger, ces choses-là varient dans des cultures et des lieux divers. Ce que la vraie religion dicte inclut tous les aspects de la vie sans égard pour les différences. » Selon les durs du régime, « on doit être un Allahiste ou un humaniste », pour reprendre les termes de l’ancien mentor du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad, Mesbah Yazdi (M. T. Mesbah Yazdi, Nazariyeh-e Siyasi-e eslam : qanungozari, — « Théorie politique de l’islam : législation » —, Téhéran, 1999, 178-179).

Cependant, de l’institutionnalisation de l’islam nait un processus assez inattendu : le fait d’avoir érigé en absolu une lecture politico-idéologique du chiisme a certes pu faire des émules dans les premières années, mais la pérennisation de la théocratie va de pair avec l’émergence, entre autres, de deux phénomènes : d’une part, la réapparition de ce contre quoi les porteurs des idéaux révolutionnaires s’étaient battus (la corruption, le compromis né de la nécessité pragmatique, la redéfinition d’une hiérarchie avec son lot d’injustices sociales nouvelles, etc.) et conséquemment, la naissance du désenchantement populaire ; et d’autre part, la nécessité de progressivement confronter des réponses politiques différentes à une même problématique.

En effet, pour une troisième catégorie de penseurs, l’islam n’est pas la cause de tout échec en politique. La religion ne doit pas être chassée mais ne doit plus être érigée en absolu : on doit pouvoir, à une même question politique, sociale, économique ou autre, proposer plusieurs réponses, qu’elles soient issues du giron de la pensée religieuse ou pas. Or, confronter à une réponse religieuse supposée absolue, une réponse issue de la raison, c’est vider la réponse religieuse de son contenu sacré.

Certains penseurs postislamistes comme AbdolKarim Soroush pensent ainsi la sécularisation à l’iranienne : Soroush nomme « coutumisation » (orfi shodan) le fait de désacraliser les règles issues du chiisme pour les intégrer au discours socio-politique qui s’ouvre ainsi au pluralisme. L’Iran, en pérennisant son système est forcé d’aller vers une sécularisation endogène. Selon l’auteur, « l’instauration de la démocratie ne remet pas en cause l’éminence de l’islam qui est intériorisé et conçu comme allant de soi par la grande partie de la population » (A. Soroush, Jame’eh-ye payambar pasand — « La société juste aux yeux du prophète » —, Kyan, n° 17-1993, 11-12).

En fait, la sécularisation du premier type est un processus binaire fonctionnant sur le mode Elément sacré dans la religion traditionnelle /désacralisation de la l’élément sacré. La sécularisation du deuxième type, est un processus en quatre temps : Elément sacré dans la religion traditionnelle /Désacralisation /Politisation /Resacralisation. Enfin, la sécularisation du troisième type fonctionne dans un mode quinaire : Elément sacré dans la religion traditionnelle /Désacralisation /Politisation /Resacralisation /Comparaison désacralisante des normes.

Cette dernière définition de la sécularisation (endogène) tient à ce que l’islam, originellement, permet un espace séculier immanent. La sécularisation telle qu’elle s’est structurée en Occident est née du christianisme, et a parfois pu aboutir à la laïcisation. Aujourd’hui, les mouvements populaires en faveur d’une ouverture des mœurs en Iran (les protestations liées au voile, par exemple) semblent être la manifestation d’une aspiration au sécularisme de premier type et en même temps, une grande partie de la jeunesse désireuse d’une ouverture des modes de vie est aussi – politiquement – désabusée  par le modèle occidentalo-américain. Le récent retrait de Donald Trump des accords de Vienne de 2015 a cristallisé une grande partie de la population contre la classe politique iranienne réformatrice qui avait décidé de faire confiance aux États-Unis.

On assiste aujourd’hui à une dissonance discursive : les aspirations populaires épousent une partie du discours réformateur semblant incarner l’ouverture, tout en donnant raison aux conservateurs qui n’avaient jamais voulu voir en l’Occident un interlocuteur fiable. La fragilisation des modérés et des réformateurs soutenant l’ouverture du pays au monde va de pair avec la fragilisation de la sécularisation endogène dont ils sont, quelque part, les représentants. Affaiblir ces courants d’ouverture, c’est rompre avec la réhabilitation de l’exercice critique, celui-là même qui, nous semble-t-il, ouvre la voie au pluralisme et à la désacralisation.

 Amélie M. Chelly (CADIS, EHESS-CNRS).

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