Au lendemain des révoltes, les partis islamistes semblent s’imposer comme force politique dominante et leur succès inquiète. Le 23 octobre 2011, les urnes tunisiennes rendent leur verdict : le parti Ennahda obtient plus de 40 % des suffrages. Le 8 décembre 2011, les formations islamistes égyptiennes remportent les deux tiers des sièges. Le 25 novembre 2011, le PJD (Parti de la Justice et du Développement) remporte 107 des 395 sièges de la nouvelle Assemblée marocaine. A première vue, ces résultats constituent un paradoxe : les mouvements révolutionnaires n’ont pas été islamistes, c’est la société civile et laïque qui occupait l’Agora à Tunis et sur la place Tahrir au Caire. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent : longtemps réprimées, les figures de ces mouvements religieux – symboles de la lutte contre la corruption des anciens régimes et contre les profondes inégalités, sociales et politiques –, rallient tardivement le mouvement contestaire, peu convaincues de son efficacité, mais aussi par peur des représailles.
Ces formations religieuses sont anciennes, elles prennent naissance en Egypte au début du XXème siècle en réaction à la domination européenne, à la crise de légitimité califale ottomane et à l’autorité contestée des Oulémas d’al-Azhar. C’est la période du renouvellement religieux et culturel (al Nahda), marquée par l’éveil du nationalisme arabe et la modernisation de l’islam. En 1928, Hassan el Banna fonde les Frères Musulmans en Egypte, son mouvement est porteur d’un message politique dont l’objectif est d’unifier le monde musulman. Ce projet religieux et politique passe par la régionalisation du mouvement, puis son internationalisation.
Réprimées parce qu’elles représentaient un contre-pouvoir menaçant, les formations islamistes incarnent aujourd’hui la première force politique du monde arabe post-révolutionnaire. Leur succès s’explique par l’échec du projet nationaliste politique, social et économique des régimes autoritaires, par l’ancrage du discours religieux au sein des sociétés et par la marginalisation des partis islamistes du paysage politique.
Le discours islamiste se contruit autour d’un lexique religieux qui investit le terrain culturel et symbolique, centré sur l’émancipation par rapport à l’Occident colonisateur d’abord, « impérialiste » ensuite. Transmis dans les mosquées, il rassemble efficacement puisqu’il est au plus près de la population. Il est porté par la seconde génération d’islamistes, apparue dans les années 1970 et 1980, qui rejette les valeurs des élites au pouvoir. L’islamisme est alors l’expression d’une revendication des sociétés civiles musulmanes face à des régimes autoritaires et corrompus en crise de légitimité. Les gouvernements issus de l’indépendance vont ainsi être accusés non seulement de reconduire les termes de la domination culturelle, mais également de cautionner une nouvelle « dépendance », économique d’abord, politique et militaire ensuite, vis-à-vis des anciennes puissances coloniales et également de la super-puissance américaine.
La réponse des régimes en place, mélange de répression et de cooptation, a permis de résister à la contestation, mais cette résistance s’est accompagnée d’un islamisme officiel qui a en quelque sorte banalisé le discours islamiste, si bien que celui-ci s’est progressivement imposé dans l’espace public tout au long des années 1990. Cette période fut marquée par un accroissement des émissions religieuses sur les chaines de télévision et de radio officielles, par le développement des banques islamiques, et par la multiplication des mosquées et des dispensaires.
L’après 11 septembre 2001, sera marqué par un retour à une politique représsive. Durant la décennie qui suit cet événement tragique, les régimes autoritaires consolident leur pouvoir autour de la lutte anti-terroriste et la chasse aux islamistes. Ils collaborent étroitement avec les Etats-Unis et l’Europe pour endiguer la menace terroriste et redorent leur image de défenseurs de la laïcité. Si pendant cette période les partis islamistes sont privés d’espace politique, ils ne seront pas pour autant dissous. Plutôt que de les associer au pouvoir politique et de remettre en cause l’hégémonie du parti unique, la plupart des dirigeants autoritaires concèdent un partage des espaces sociaux.
Présents dans ces pays depuis longtemps, les islamistes ont développé des réseaux de solidarité et d’aide auprès des populations défavorisées des villes comme des campagnes. Il était donc prévisible qu'après avoir répondu aux attentes sociales, ils recueilleraient leurs suffrages politiques. Par ailleurs, la base des islamistes repose également sur l’intelligentsia moderne, les classes moyennes et une élite attirée par un discours unificateur où l’islam devient une référence identitaire primordiale. A cette organisation, se rajoutent des financements importants, dont ne bénéficient pas encore leurs concurrents. Représentant l’unique et la plus ancienne force politique organisée, le succès islamiste était donc prévisible et il aurait pu être anticipé.
Finalement ce qui est surprenant, ce n’est pas leur victoire, mais la réaction des Occidentaux face à cette victoire. Ils s’inquiètent de la montée des islamistes et la voient comme un échec de la démocratie. Cependant leur victoire n’est pas synonyme d’échec. Les pays arabes construisent leur démocratie, progressivement. L’expérience du pouvoir est sans aucun doute un défi à relever pour les islamistes, le processus va être long et confus, mais une chose est sûre : le temps de l’autoritarisme arabe est révolu.
Jihane Sfeir (ULB).