Inspiré du judaïsme « réformé » apparu en Allemagne un siècle auparavant, le judaïsme libéral est né en France au début du XXe siècle et s’est constitué en association cultuelle en 1907, deux ans après la promulgation de la loi de 1905 instituant la séparation des Églises et de l’État et qui mettait fin au monopole de représentation officielle du judaïsme par le Consistoire — créé en 1808 par Napoléon. Comme d’autres courants plus orthodoxes existant hors du Consistoire, le judaïsme libéral s’est contenté de proposer son option spécifique, restée toujours très minoritaire d’un point de vue numérique, sans contester le maintien d’un monopole de facto du Consistoire qui s’est alors réorganisé sur toute la France — et l’Algérie.
Des relations de proximité et d’interconnaissance ont existé avec le Consistoire tant que celui-ci préservait sa tradition d’une religiosité de juste milieu, non exigeante vis-à-vis de juifs peu ou non pratiquants dans leur vie courante, ouverte sur le monde moderne et les savoirs profanes. Ainsi un président ou une responsable du Talmud Torah de l’ULIF, André Ullmo et Colette Kessler, ont pu être respectivement administrateur du Consistoire ou membre de sa Commission pédagogique. Les milieux dirigeants partageaient une même culture de notabilité parisienne ou d’ouverture intellectuelle. Les principales différences portaient sur la tenue des offices, partiellement en français chez les Libéraux, la mixité de l’assemblée des fidèles chez ces derniers, ainsi que leur ouverture à la conversion au judaïsme en vue d’un mariage.
Le développement du judaïsme libéral, mais aussi du courant Massorti ou Conservative, s’est opéré en parallèle à l’évolution du Consistoire — et d’abord du grand rabbinat de France ou de Paris — vers une orthopraxie de plus en plus exigeante. La réorganisation des offices dans les synagogues consistoriales, qui a commencé en 1968 et s’est poursuivie jusqu’au début des années 1980, a entraîné le départ de dizaines de familles qui n’appréciaient pas la disparition du chœur (mixte) ni l’abandon du microphone lors du shabbat et des fêtes. Alors que le Mouvement juif libéral de France (MJLF) voyait l’une de ses jeunes fidèles devenir la première femme rabbin de France — Pauline Bebe a été ordonnée en 1990 —, les règles devenaient plus strictes au sein des synagogues consistoriales sous la direction du nouveau grand rabbin de France Joseph Sitruk, notamment en matière de séparation des sexes durant les offices.
Le refus consistorial de convertir au judaïsme de (futurs) conjoints non juifs et de reconnaître comme « juifs » des enfants issus d’une mère non juive — ou non convertie selon la règle orthodoxe —, alors que les mariages exogames se multipliaient, a suscité également des protestations publiques, soulignant encore la plus grande ouverture sur ces sujets du judaïsme libéral et massorti. Plus récemment, depuis les années 2000, c’est aussi sur le caractère inégalitaire du divorce religieux (guèt) que le rabbinat consistorial est apparu comme figé, face à des Libéraux et des Massortis qui avaient adapté la règle en la matière et qui en outre valorisaient la participation égalitaire des femmes aux offices religieux — on notera cependant que ce n’est qu’en 2014 que l’ULIF a permis l’accès des femmes à la lecture de la Torah.
Cette orthopraxie rigoriste s’est accompagnée, pour une partie du rabbinat consistorial, d’une fermeture croissante aux valeurs de la modernité — esprit critique, ouverture aux savoirs profanes, développement des liens avec la société non juive, relations interreligieuses. Et ce non sans tensions en interne avec des rabbins plus ouverts aux aspirations égalitaires, pour certains proches d’une modern orthodoxy américaine ou israélienne même s’ils ne le disent pas explicitement. Les courants libéraux sont apparus alors comme des lieux d’une rencontre plus claire entre un engagement religieux authentique et les évolutions de la société, d’autant qu’ils avaient eux-mêmes auparavant renoué avec un attachement plus marqué à la langue hébraïque et à l’État d’Israël.
Une quinzaine de communautés libérales existent aujourd’hui en France, qui réuniraient environ 20 000 fidèles selon les responsables du judaïsme libéral, sur un total de 150 000 personnes fréquentant plus ou moins régulièrement les synagogues — selon une étude du Fonds social juif unifié.
Delphine Horvilleur, rabbin du MJLF et l’une des trois femmes rabbins du judaïsme libéral de France — une quatrième sera bientôt ordonnée — est devenue ces dernières années la figure montante du judaïsme français. À son parcours relativement atypique — venue au rabbinat après des études de médecine puis un poste de journaliste —, elle a ajouté la publication de plusieurs ouvrages proposant une vision juive renouvelée de questions de société (l’égalité entre hommes et femmes, les identités et les relations de genre) via le prisme d’une interprétation religieuse nourrie de savoirs contemporains, la psychanalyse notamment : En tenue d’Eve : féminin, pudeur et judaïsme, et Comment les rabbins font des enfants (Grasset, 2013 et 2015). Sa jeunesse et la vivacité de son propos ont rapidement attiré l’attention de nombreux médias et suscité des rencontres avec d’autres intellectuels en vue : l’islamologue Rachid Benzine, avec qui elle a dialogué sur Les mille et une façons d’être juif ou musulman (Seuil, 2017), ou l’historien Patrick Boucheron. Enfin son essai Réflexions sur la question antisémite (Grasset, 2019) a marqué les débats publics à un moment où se posait à nouveau la question vive d’une résurgence de l’antisémitisme.
Cette forte présence médiatique d’une femme rabbin a pu conduire certains commentateurs ou acteurs juifs à considérer celle-ci comme « l’autre » grand rabbin de France, à côté de Haïm Korsia, même si celui-ci ne manque pas lui aussi d’aura et d’estime publique, notamment pour ses ouvertures aux dialogues interreligieux. Le site juif multimédia Akadem, une référence importante pour ceux qui veulent apprendre sur le judaïsme et s’informer sur son actualité, est allé jusqu’à poser très directement la question « Demain deux Consistoires ? » au président de l’ULIF et à un administrateur du Consistoire central.
Si la question paraît provocante et peut faire penser à la pluralité des organisations rabbiniques aux États-Unis, l’usage du terme « Consistoire » rappelle que nous sommes ici en contexte français et que la centralisation de l’autorité religieuse, même théoriquement suspendue par la loi de 1905, continue de marquer les esprits pour ceux qui restent attachés à un judaïsme unitaire et rassembleur. Mais la France n’est pas Israël, autre pays où existe un grand rabbinat central et quasi-monopolistique — à deux têtes toutefois, ashkénaze et séfarade. La séparation légale et la sécularisation de la société ont permis au judaïsme français, en situation minoritaire, de constituer progressivement un champ religieux autonome vis à vis de l’État — on suit ici l’analyse de Béatrice de Gasquet, « Le Balcon, les pots de fleurs et la mehitza », Archives de sciences sociales des religions, 177, 2017. Et c’est cette autonomie qui permet aujourd’hui sa pluralisation interne, tant du côté libéral ou massorti que du côté des courants orthodoxes, loubavitch et autres.
Martine Cohen (CNRS, Groupe Sociétés, Religions, Laïcités).