Aujourd’hui toutefois, à propos des questions de société telles que la paix, le sort des plus pauvres, l’accueil des migrants ou la question des Roms, ce sont bien deux Églises et deux politiques qui s’affrontent. D’une part l’ex-ministre d’extrême-droite Matteo Salvini a mené une politique anti-Roms très dure et a interdit de débarquer aux navires humanitaires ayant sauvé des naufragés en Méditerranée. Mais il a doublé ces mesures violentes d’une entreprise de séduction envers les catholiques traditionalistes et le clergé conservateur, qui s’est manifestée par de véritables démonstrations de piété.
Alors que la Ligue (du Nord), dont Salvini est le représentant le plus visible, avait commencé, à l’époque d’Umberto Bossi, par participer à des rites païens sur les bords du Pô, la Ligue (étendue à toute l’Italie) se fait aujourd’hui le chantre d’une Europe façonnée par l’Église. À la veille des élections européennes, le 18 mai 2019, Matteo Salvini avait à Milan énuméré les saints patrons de l’Europe pour l’Église catholique : Benoît de Nursie, Catherine de Sienne, Cyrille et Méthode… Il avait, en agitant pour ce faire un chapelet, voué l’Église et par la même occasion sa propre victoire électorale prochaine au « Cœur immaculé de la Vierge ».
Plus récemment, le 20 août 2019, le leader de la Ligue – alors qu’est promulguée sa loi « Sicurezza bis » qui accroît la répression des ONG sauvant en mer des migrants – embrasse un chapelet et s’en remet à la Madone de Medjugorje, un lieu de pèlerinage très fréquenté par son électorat et certains secteurs de l’Église qui l’appuient. Dans la nuit du 6 au 7 août 2019, alors que les nouvelles mesures législatives voulues par le gouvernement de droite et d’extrême-droite — qui sera remplacé quelques jours plus tard par le nouveau cabinet de Giuseppe Conte réunissant les sociaux-démocrates et le Mouvement Cinq Etoiles — étendent la notion de légitime défense, un jeune Moldave de vingt-quatre ans est froidement abattu d’un coup de fusil par un commerçant, Franco Iachi Bonvin qui, du haut de son balcon, a vu le jeune homme tenter d’entrer par effraction dans son magasin de tabac. Étonnamment, après les messages de soutien de Salvini au commerçant, le curé de ce village proche d’Ivrea, Don Beppe Dorma, déclare durant la messe : « Nous voulons être proches de Franco » (l’assassin, donc).
La politique très militariste du gouvernement italien alors de droite est également soutenue par une fraction de l’Église. Le 25 mai 2019 le lancement d’un navire de guerre géant, le « Trieste », d’un coût de cent millions d’euros et aux performances élargies aux opérations internationales de l’OTAN, donne lieu à des bénédictions spéciales. L’évêque aux armées, Mgr Santo Marcianò, se réjouit de trouver sur la proue du navire amiral armé de bombes et missiles, une croix composée d’images pieuses représentant Padre Pio, Jean-Paul II… et fait l’éloge de la « force de la foi » de ces nouveaux croisés.
Mais une fraction de l’Église italienne n’approuve pas ces prises de position et s’est opposée au gouvernement de droite, notamment à propos des naufragés refusés sur les côtes italiennes. Alors que le curé de Sora avait déclaré : « Des migrants en fuite ? Mais ils arrivent ici avec des chaînettes en or et des GSM… », l’évêque d’Altamura, président national de Pax Christi, Giovanni Richiuti, condamne l’attitude de Matteo Salvini comme une provocation inhumaine et se prononce en faveur de l’accueil des naufragés.
Lorsque en juin 2019 l’archevêque de Turin, Mgr Cesare Nosiglia, se déclare prêt à accueillir les migrants du navire « Sea Watch » bloqués en mer, il est l’objet d’attaques verbales du ministre de l’Intérieur Salvini mais est soutenu par une pléiade d’associations catholiques de son diocèse (Focolari, Scouts, Action catholique…). Pax Christi Italie, d’autre part, ne partage pas l’ardeur belliqueuse de l’évêque aux armées et dénonce la « danse macabre » de ceux qui manipulent l’opinion pour la convaincre de la nécessité des prochaines guerres et de la prolifération d’armes qui ont pour fonction d’être un jour utilisées. L’association catholique est là dans la droite ligne tracée par le pape François et ses messages de paix, lesquels condamnent les guerres qui contribuent à l’exil de populations entières et les discours politiques qui accusent les migrants de tous les maux — comme, par exemple, le message pour la journée mondiale de la Paix du 1er janvier 2019, intitulé « La bonne politique est au service de la paix », daté du 8 décembre 2018.
Alors que le gouvernement italien prenait des mesures humiliantes contre les Roms, le pape – en visite en Roumanie – leur demandait pardon « pour les fois où, au cours de l’histoire, nous vous avons discriminés, maltraités ou regardés de travers ». Lors de ce même voyage de juin 2019 le pape François a exhorté à la coexistence fraternelle et mis en garde contre les courants politiques qui prônent la fermeture, l’entre-soi et la rivalité, et veulent instrumentaliser la religion. Le 8 juillet le pape a béni les secouristes et a dit la messe pour les ONG impliquées en Méditerranée en présence de 250 migrants, de volontaires de Caritas, des paroisses et des organisations qui sauvent des migrants à la dérive.
Alors même que Matteo Salvini faisait arrêter les commandants du Sea Watch 3 (Carola Rackete) et du voilier Alex (Tommaso Stella), le pape François encourageait ceux qui se dévouent à sauver, accueillir et accompagner les migrants qui fuient la guerre et la misère. Pour le pape, la colère de Dieu se déchaînera contre les responsables européens hypocrites fermant les ports aux bateaux qui sauvent des vies humaines mais les ouvrent aux embarcations qui chargent des armements sophistiqués. La condamnation est précise et témoigne d’une irritation croissante d’une partie de l’Église italienne face à la politique du chef de la Ligue et à l’usage qu’il fait simultanément des symboles religieux dévoyés.
Pour le cardinal Parolin, secrétaire d’État, « invoquer Dieu pour soi-même est toujours dangereux ». Pour l’évêque de Mazzara del Vallo, Domenico Mogavero, celui qui est avec « lui » (Salvini) ne peut pas se dire chrétien car il a enfreint le commandement de l’amour et l’évêque clame que l’on ne peut plus permettre qu’il s’approprie les symboles de la foi au service d’une politique diamétralement opposée au message évangélique. L’évêque de Noto (Sicile), Mgr Antonio Staglianò, a même suggéré de monter sur l’un des bateaux bloqués par Salvini et d’y commencer une grève de la faim…
Le grand écart politique est donc total à l'intérieur de l'Église et de ses fidèles. L'Église italienne est toujours intervenue en politique mais, dans le passé, elle le faisait très généralement d'une seule voix. Ainsi, pendant la guerre froide, la Démocratie chrétienne affrontait le Parti communiste mais n'était pas visiblement déchirée intérieurement. Aujourd'hui il n'y a même plus d'unité de façade. La tactique du « Parti catholique transversal » a ainsi été adoptée après plusieurs défaites politiques catholiques.
Précédemment en effet, lorsque l'Église italienne et la Démocratie chrétienne étaient intervenues dans des questions éthiques, l'affrontement avec la société civile s'était à chaque fois soldé par un échec. La loi sur le divorce, contre laquelle l'Église et la DC s'étaient mobilisées, a été largement acceptée en 1974 lors d'un référendum refusant son abrogation. De même, l'avortement a été légalisé en Italie en 1978, et les électeurs ont refusé la suppression de cette légalisation lors d'un référendum en 1981. Seuls 32 % des électeurs avaient alors suivi les indications de vote de l'Église et de son parti.
Après tant de défaites infligées à l'Église italienne par la société civile, la tactique politique s'est modifiée et tous les espoirs catholiques se sont portés vers le « Parti catholique transversal ». On ne peut nier que celui-ci a jusqu'à présent réussi, dans les différents partis, à bloquer les initiatives pour dépénaliser l'euthanasie et le suicide assisté. Mais relayer à ce propos l'appel de la Conférence épiscopale italienne ne suffit plus à masquer qu'au-delà de cette question éthique, les catholiques italiens sont profondément divisés — à l'image de l'Église universelle sans doute — entre une gauche se réclamant du pape François et une droite identitaire et xénophobe, n'hésitant pas à huer le nom du pape.
Matteo Salvini ne risque cependant pas dans l’immédiat l’excommunication, même s’il continue à embrasser fougueusement le chapelet en une parodie de religiosité que certains ont comparée aux rites de la mafia. Avec ses gestes religieux ostentatoires, le leader de la Ligue a probablement déjà gagné des sympathies dans un électorat conservateur et se pose en fédérateur de la droite catholique identitaire qui s’oppose au pape François. Mais il a sûrement contribué largement aussi à diviser l'Eglise et les catholiques italiens.
Anne Morelli (Université libre de Bruxelles).