mercredi 22 janvier 2020

Jean Delumeau, écrivain, historien et chrétien engagé

Le 13 janvier Jean Delumeau est mort, à l’âge de 96 ans. Il laisse derrière lui une œuvre abondante, incontournable pour qui s’intéresse à l’histoire religieuse. Ses ouvrages furent reconnus par les plus hautes instances de consécration des sciences historiques françaises. Ils ont également marqué des générations de chrétiens et de chrétiennes enthousiasmé·e·s par sa vision de l’histoire du christianisme. Sa carrière fut celle à la fois d’un historien et d’un écrivain chrétien, qui a occupé au Collège de France la chaire d’histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne pendant près de vingt ans, de 1975 à 1994. 

Jean Delumeau est né le 18 juin 1923 à Nantes, dans un milieu profondément catholique. Jusqu’au lycée, il suit les cours d’écoles confessionnelles et vit dans une atmosphère religieuse « très enveloppante », comme il la décrira. Au lycée, en terminale puis en khâgne, il découvre un autre univers, mais cette expérience n’entame nullement sa foi. Il poursuit ensuite une carrière brillante. Agrégé d’histoire, détaché au CNRS dès 1954, il est, une fois docteur ès lettres en juin 1955, nommé à la Faculté de Rennes, maître-assistant puis professeur d’histoire moderne. Il quitte son poste en 1970 pour intégrer l’université Paris-I, puis le Collège de France (1975-1994).

Encouragés et inspirés par Fernand Braudel, les premiers travaux de Jean Delumeau sont consacrés à l’histoire économique et sociale de la Rome pontificale du XVIe siècle. Mais peu à peu, il oriente ses recherches vers l’histoire culturelle de l’Europe moderne qu’il envisage à travers le prisme religieux. La vaste fresque historique qu’il déroule dans plus d’une vingtaine d’ouvrages décrit l’évolution des croyances, des savoirs, des comportements, des représentations mentales  – l’ensemble qu’on appelle alors les mentalités – des hommes et des femmes au fil des siècles. Son chemin le mène d’abord de l’histoire de l’angoisse et de la culpabilité (La peur en Occident, 1978 ; Le péché et la peur, 1983), à celle du « sentiment de sécurité » (Rassurer et protéger, 1989) pour arriver enfin à celle du paradis (les deux volumes de l’Histoire du paradis –1992 et 1995).

La manière dont Jean Delumeau a écrit l’histoire religieuse de ce qu’il appelait l’Occident – vocabulaire de la Guerre froide utilisé à l’époque – a représenté un profond bouleversement dans le champ historiographique. Dans les années 1960, il est un des principaux acteurs du renouveau de l’histoire religieuse. Longtemps, cette dernière avait été un long récit contant les tribulations des différentes institutions qui constituent l’Église, ainsi que la description minutieuse des conflits théologiques et de personnes qui les ont animées. C’était en quelque sorte une histoire des grands hommes de l’Église. Marqué par l’histoire sociale et économique puis par les nouvelles tendances d’une histoire plus culturelle, Delumeau a puisé dans les autres disciplines des sciences humaines et sociales pour tenter de dessiner une anthropologie de l’intime conviction, tentant de comprendre les systèmes de valeur à l’œuvre dans le fait de croire, d’avoir la foi. C’est ainsi qu’il s’est penché sur le vécu des chrétiens quelconques et sur leurs pratiques, initiant la vague des études sur la « religion populaire ».

Cette conception entrait en résonance avec les changements que connaissait alors le monde catholique. L’histoire telle que la voyait Jean Delumeau répondait en effet aux attentes de toute une génération d’hommes et de femmes catholiques, à laquelle il appartenait. Cette génération, ardente à voir se réaliser le mouvement d’aggiornamento enclenché par le Concile Vatican II, attendait que l’Église applique des réformes profondes dans son fonctionnement, sa théologie, sa liturgie, sa pastorale, sa vision du monde, etc. Dans ce cadre, s’intéresser à l’histoire des croyants et croyantes plus qu’à celles des autorités, c’était être en phase avec un mouvement en attente d’une modernisation des cadres qui passerait par la promotion des laïcs. Suivre la trajectoire des catholiques ordinaires, plutôt que de décrire les rapports de forces entre chapelles était aussi une manière de participer au mouvement œcuménique lancé par les pères conciliaires. Dans cette perspective, Delumeau s’est employé à faire ressortir les origines communes et les traits de ressemblance des deux réformes du XVIe siècle, la protestante et la catholique. Son objectif était d’orienter le projecteur davantage sur l’histoire commune des sensibilités et des croyances que sur les divergences théologiques.

Une autre préoccupation de Jean Delumeau, une obsession même selon ses dires, fut d’expliquer la déchristianisation de l’Occident. Le terme de déchristianisation l’embarrassait, car il signifiait que le monde « occidental » aurait connu l’âge d’or d’une société vraiment christianisée. Selon lui, et c’est une hypothèse qui traverse toute son œuvre, le moyen âge était certes chrétien, mais c’était le résultat d’une évangélisation massive et d’une « pastorale de la peur » (l’enfer, le jugement, les châtiments éternels) imposées d’une façon autoritaire. En réalité, la grande masse vivait dans un syncrétisme mêlant paganisme, superstition et christianisme mal compris. C’est ainsi l’ignorance religieuse qui aurait provoqué les deux Réformes du XVIe siècle. En ce sens, le constat de la déchristianisation serait à relativiser ; les sociétés n’auraient jamais vraiment été pleinement évangélisées.

À côté de son œuvre d’historien, Jean Delumeau écrivit des essais dans lesquels il développait sur un mode personnel les questions qui l’agitaient. En 1977, son livre Le Christianisme va-t-il mourir ? fit grand bruit dans le public catholique et reçut le Grand prix catholique de littérature. L’ouvrage témoigne de l’espérance dont le chrétien ne se départira jamais. Tout en reconnaissant les indicateurs d’une déchristianisation, il veut croire dans les nombreux signes d’un renouveau qu’il observe en Europe et en Asie. Il est persuadé que le salut viendra d’une Église minoritaire, humble et pauvre et qui ne tiendra plus deux langages, l’un pour les élites et l’autre pour les masses. Il appelle de ses vœux un christianisme réunifié, mais divers, avec une administration démocratique, moins autoritaire, plus respectueuse de chacun et accueillante aux femmes. On retrouve les mêmes idées dans Ce que je crois (1985) et Guetter l’aurore. Un christianisme pour demain (2003).

Cet itinéraire intellectuel, où les questions d’histoire nourrissent les interrogations de la foi, et inversement, fait de Jean Delumeau lui-même un « objet d’histoire » très intéressant. L’historien Guillaume Cuchet lui a consacré en 2010 un excellent article dans la grande revue Vingtième siècle. Il y explique que « la déconstruction du champ religieux traditionnel a été, dans les années 1970-1980, une des principales sources de l’histoire des mentalités » dont Delumeau est l’un des représentants les plus emblématiques. Guillaume Cuchet dresse également l’inventaire de tous les débats historiographiques qu’ont inspiré les thèses de Jean Delumeau. La première, selon laquelle les campagnes médiévales n’auraient été christianisées que tardivement et en surface avant le XVIe siècle, repose sur l’idée d’un christianisme « essentiel » et immuable, construit à partir de représentations anachroniques. De fait, le modèle sur lequel il s’appuie correspond avant tout à celui remis à l’honneur par l’Église officielle dans la seconde moitié du XXe siècle.

La deuxième thèse, qui a fait couler beaucoup d’encre, est celle de « pastorale de la peur ». Des compléments et des nuances lui ont été apportés, y compris par Delumeau, afin d’insister sur « le fait que cette pastorale était à deux volets, qu’à la peur répondait une volonté de sécuriser et de séduire, les deux fonctionnant de manière dialectique ». Enfin, l’idée de la « pastorale de la peur » comme facteur de déchristianisation de l’Occident, inspire à Guillaume Cuchet des objections intéressantes. En effet, on pourrait soutenir, à l’inverse, comme il l’explique, « que le passage au Dieu d’amour, dans la mesure où il a facilité la sortie de la culture de la pratique obligatoire qui prévalait avant Vatican II, a été un facteur de déchristianisation. » C’est du reste, comme il le précise, un lieu commun depuis au moins le XVIIIe siècle, « que d’imputer au jansénisme » un excès de rigorisme qui incite les catholiques à sortir du carcan clérical.

Quoi qu’il en soit, les thèses de Jean Delumeau ont marqué un grand nombre de chrétiens et chrétiennes, mais aussi d’historiens et historiennes de métier. L’un de ses objectifs fut il est vrai d’établir une apologétique renouvelée, « capable de s’adresser, à la fois, aux non-croyants pour les convaincre de la vérité du christianisme et à des croyants éloignés de la pratique pour leur dire qu’il y a encore du sens. » Il se définissait d’ailleurs à la fois comme un historien et un écrivain chrétien. Cette double identité est lourde de sens. Dans les années 1960, alors que la figure de l’écrivain catholique s’estompait en même temps que celle de l’écrivain engagé, les intellectuels chrétiens, comme les autres intellectuels, participèrent à façonner la figure de l’intellectuel expert en sciences humaines impliqué dans l’action. C’est dans le domaine de l’histoire, savante ou plus romancée, que les catholiques reçurent leurs lettres de noblesse – que l’on pense à Max Gallo, René Rémond… et Jean Delumeau.

Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles).

Dernier de Schreiber

Retour en haut