mardi 17 juillet 2012

La laïcité falsifiée

L’œuvre de Jean Baubérot, grand spécialiste de la laïcité, a pris ces dernières années un tour parfois polémique. Je pense en particulier à son livre L’intégrisme républicain contre la laïcité (La Tour d’Aigues, L’Aube, 2006), ainsi qu’à La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours (Paris, Albin Michel, 2008). Le présent ouvrage (La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012) s’en prend également à une certaine version contemporaine de la laïcité française, considérée comme – c’est le titre du livre – « falsifiée ». Le mot est fort, mais Jean Baubérot a le mérite de critiquer ce qu’il appelle, péjorativement, la « nouvelle laïcité » sur la base d’une approche conceptuelle très claire.

Ce que Baubérot qualifie depuis plusieurs années d’ « intégrisme laïque » relève d’abord pour lui d’une lecture illégitime de la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Excellent connaisseur de l’histoire de la laïcité française, il insiste sur le caractère libéral de la loi, et sur le sens du compromis qui a animé ses auteurs et défenseurs. De même, il montre que Jules Ferry et les acteurs de la laïcisation scolaire dans les années 1880 se sont montrés assez accommodants en ce qui concerne la mise en œuvre de certaines des mesures les plus « sensibles ». Baubérot donne deux objectifs à la laïcité : la liberté de conscience et l’égalité de droits. La neutralité de l’Etat et – c’est la solution française – la séparation des Eglises et de l’Etat ne constituent que des moyens pour atteindre ces buts. Or la laïcité a pris aujourd’hui selon l’auteur une signification très différente de celle de la loi de 1905, correctement interprétée.

Jean Baubérot soutient qu’il s’agit en l’occurrence d’un recul spectaculaire. La « nouvelle laïcité » — la laïcité falsifiée — constituerait à maints égards un retour à la tradition gallicane. Le gallicanisme a signifié dans l’histoire de France une politique assez constante de contrôle de l’Eglise, puis des confessions, par l’Etat. C’est ainsi que, depuis le Concordat de 1804 et les Articles organiques (concernant des religions autres que le catholicisme), la France vivait sous un régime de cultes reconnus, que Baubérot a analysé à plusieurs reprises dans ses ouvrages précédents. D’ailleurs, l’Alsace et la Moselle, allemandes à l’époque de la loi de 1905 (et des lois de laïcisation scolaire des années 1880 qui l’avaient précédée), vivent toujours sous un tel régime. Dans l’histoire de France, le gallicanisme a signifié un contrôle de l’Eglise catholique par l’Etat… au nom même du catholicisme : le monarque de droit divin se prétendait souverain en matière religieuse sur le territoire français, au détriment de l’autorité papale (au moins sur le plan temporel). Au XIXe siècle, après les soubresauts de la Révolution française, une sorte de néo-gallicanisme s’est mis en place via le système des cultes reconnus.

La laïcité de 1905, basée sur la liberté de conscience et l’égalité des droits, rompt avec le néo-gallicanisme et établit une séparation entre les deux domaines – le politique et le religieux – en renvoyant la religion à la société civile. Mais elle garantit le droit à l’exercice extérieur et public de la religion. Baubérot insiste ici sur une confusion, selon lui souvent entretenue : la religion, après 1905, devient « privée » au sens où l’Etat (le « public ») ne peut plus exercer de pouvoir sur elle. Mais elle peut participer à la sphère publique comprise comme le lieu de l’activité des citoyens quand ils se rencontrent et interagissent dans les « lieux publics », et ne doit pas être ramenée uniquement à la sphère de l’intimité (la « vie privée » au sens courant du terme). Or justement, Baubérot considère qu’aujourd’hui une « nouvelle laïcité » prétend réglementer l’action de citoyens en matière religieuse dans l’espace public, étendant en particulier l’exigence de neutralité (simple moyen – et non but – de la laïcité) de façon pour lui démesurée, en légiférant en particulier sur les vêtements portés par les femmes musulmanes.

Mais ce qui caractérise aussi la laïcité « falsifiée », basée sur une lecture biaisée de la loi de 1905, c’est un « deux poids deux mesures » qui rompt avec l’exigence fondamentale de justice entre citoyens. Avec bien d’autres chercheurs et polémistes, Baubérot parle ici de « catho-laïcité », voulant indiquer par là que la « nouvelle laïcité » s’est réconciliée avec le catholicisme pour rogner les droits de ceux qui pensent différemment, au premier chef les musulmans.

On a souvent parlé d’une « OPA » de Marine Le Pen, et du Front national « relooké », sur la laïcité. Cette stratégie s’éclaire bien à partir de l’analyse de Baubérot. Précédemment, le FN insistait plus sur la dimension traditionaliste et catholique de son combat, la laïcité apparaissant plutôt – Baubérot y insiste – comme un concept « de gauche ». Mais comme les problèmes posés par les habitant de culture musulmane sont souvent liés à un non-respect de l’égalité des sexes, ainsi que de la séparation du religieux et du politique, il est apparu opportun à l’extrême droite en voie de « dédiabolisation » d’utiliser le concept de laïcité pour critiquer les immigrés et descendants d’immigrés au nom de l’identité française. Cette identité est redéfinie comme catholique par son histoire, et laïque par son aboutissement. La lutte des « deux France » est plus ou moins passée sous silence, et une sorte de continuité historique « catho-laïque » se trouve dès lors instaurée. On sait que l’UMP a au moins partiellement mis ses pas dans ceux du FN : Nicolas Sarkozy a, du temps où il était président de la République, créée un Ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale, reliant ces termes d’une façon qui, conceptuellement parlant, apparaissait proche des thèses identitaires et « laïques » du nouveau FN. Et l’on sait à quel point la dernière campagne présidentielle a vu l’ancien président, en grand danger, insister plus encore sur ces aspects.

Jean Baubérot peut bien parler de conception « UMPénisée », mais ce qui pourrait être considéré comme un amalgame illégitime porte en fait bien plus loin. Ce sont également ceux qui – parfois à gauche – se déclarent en faveur de la loi de 2004 interdisant les signes religieux ostensibles à l’école publique et mènent des combats similaires contre la religion « visible » dans la sphère publique, qui se trouvent associés à un tel mouvement. En d’autres termes, ce serait parce que la laïcité de 1905 aurait été « falsifiée » par les intégristes laïques que l’appropriation du discours de la laïcité par le FN, et même par la droite républicaine de l’UMP, serait devenue possible.

Or on peut s’accorder ou non avec Baubérot en ce qui concerne la loi française de 2004, votée suite aux recommandations de la Commission Stasi. Baubérot s’abstint, et il fournit en quelque sorte dans le présent ouvrage les raisons philosophiques de son refus. Pour lui, la laïcité authentique signifie que l’Etat ne peut régenter ni privilégier quelque religion ou orientation spirituelle que ce soit. Il ne peut empêcher l’expression extérieure de la conviction religieuse quand cette dernière ne trouble pas l’ordre public et n’affecte pas les droits d’autrui. On comprend donc que la conception défendue par le Conseil d’Etat en 1989 – quand éclata l’affaire du foulard en France – puisse lui agréer. La haute juridiction administrative considérait en effet à l’époque que le port du hidjab par les élèves (et non par les professeurs) n’était pas comme tel contraire à la laïcité, « constitutionnalisée » en 1946. Ce n’était que si se manifestaient des éléments supplémentaires (prosélytisme, pressions, refus de suivre certains cours, atteinte à la discipline scolaire, etc.) que les directions d’écoles étaient habilitées à prendre une mesure d’interdiction. J’ai montré ailleurs qu’une telle doctrine convenait particulièrement aux constitutionnalistes américains, dans la mesure où elle cadrait très bien avec la jurisprudence de la Cour suprême en matière de libertés religieuse et d’expression (G. Haarscher, “Secularism, the veil and ‘reasonable interlocutors’ : why France is not that wrong”, Kent Law Review, 2010).

Bref, si nous suivons Jean Baubérot, le Conseil d’Etat a interprété correctement la loi de 1905, alors que la loi de 2004 incarne une conception « falsifiée » de la laïcité. En effet, elle interdit le port de signes religieux ostensibles à l’école publique en quelque sorte a priori, sans qu’il soit besoin, dans le chef des autorités scolaires, de prouver une atteinte à l’ordre de l’école ou aux droits d’autrui. Baubérot ne soutient bien sûr pas purement et simplement, si je le comprends bien, qu’un tel « intégrisme laïque » s’identifie sans plus aux positions récentes de l’UMP, et a fortiori à celles du FN de Marine Le Pen. Mais La laïcité falsifiée présente une sorte de paradigme, une conception globale de base – un interventionnisme néo-gallican stigmatisant les musulmans – qui rattache ces différentes positions à un même courant intellectuel.

Or autant on peut suivre Jean Baubérot quand il dénonce l’instrumentalisation de la laïcité au profit d’une stigmatisation des musulmans par le Front national et, à un degré moindre, par l’UMP, autant le fait de ramener la volonté d’interdire le hidjab dans des lieux et situations précis à un « jacobinisme », à une laïcité autoritaire ou « falsifiée », me semble discutable. En effet, il ne faut pas commettre d’erreur de perspective : le voile est autorisé en général, et interdit dans des situations précises. C’est le cas à l’école publique en raison notamment de la vulnérabilité de jeunes filles encore mineures, et dans les services publics en raison de l’obligation de neutralité et d’impartialité de ceux qui servent l’Etat, et donc tout le laos. Certes, dans un monde idéal et pacifié, tel ou tel signe religieux n’affecterait pas la capacité d’apprendre ou le sens de l’intérêt général de celle (ou celui) qui le porte. Mais dans une société marquée par une montée des fondamentalismes, on peut défendre – ce qu’a fait la Commission Stasi à l’unanimité, moins l’abstention de Baubérot – l’interdiction du voile dans des situations spécifiques pour de « bonnes raisons » républicaines, et non au nom d’une catho-laïcité sous-tendant effectivement les discours de l’extrême droite et d’une partie de la droite. On peut ne pas se réclamer de l’ « intégrisme laïque » et s’inquiéter de la montée de l’intégrisme religieux. Or ce dernier, qui travaille et corrompt toutes les religions à des degrés divers, pose malgré tout un problème spécifique en ce qui concerne les communautés d’origine musulmane, en raison notamment du caractère international de la « réislamisation », ainsi que de la situation sociale des individus auxquels s’adresse le discours radical.

Il existe certes une falsification intentionnelle de la laïcité par le FN et ceux qui veulent lui prendre ses électeurs. Mais cette dénaturation de l’idéal laïque n’a sans doute rien à faire avec la volonté de lutter efficacement contre les dérives islamistes, dont Jean Baubérot ne parle quasi pas dans son livre. S’il existe de l’ « islamophobie » – bien que ce terme vague soit souvent utilisé pour intimider tous ceux qui oseraient critiquer l’islam –, c’est certes parce qu’une frange catho-laïque, néo-gallicane, etc., de l’opinion a reformulé sa volonté de rejet de l’Autre dans le langage politiquement correct de la laïcité républicaine. Mais c’est aussi parce que des mouvements très radicaux prennent les musulmans en otage, les découragent de s’intégrer, donnent de la majorité « blanche » et supposée « chrétienne » une image raciste, à maints égards (mais certes pas toujours) injuste, et procurent à ceux qui, à tort ou à raison, se vivent comme les damnés de la terre, une identité de pacotille qui peut les amener à commettre l’irréparable.

C’est ici que se loge à mon avis la faiblesse de cet ouvrage, qui contient par ailleurs tant de réflexions stimulantes, sur la loi de 1905 notamment, dont Jean Baubérot est l’un des meilleurs exégètes. J’invite les lecteurs à lire ce que Baubérot dit du « monstre doux », ce système médiatique centré sur l’immédiat, le sentimentalisme et le politiquement correct. Ils doivent aussi méditer les quelques pages consacrées à la « laïcité intérieure », qui expriment les ambitions intellectuelles et éthiques d’un homme libre qui sait que la laïcité ne se réduit pas à une question politico-institutionnelle. Et enfin, la défense des droits des homosexuels, du droit à l’euthanasie et de la recherche sur les cellules souches montre bien sa vigilance à l’égard d’une laïcité inachevée, encore affectée par des restes de dogmatisme religieux.

Jean Baubérot, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, 2012.

Guy Haarscher (ULB).

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