vendredi 13 novembre 2020

Pourquoi les Amish ? Retour sur un stéréotype

Ceux qui n’acceptent pas les nouveaux développements de la 5G seraient-ils les Amish de la technologie... Cette comparaison étonnante proposée par Emmanuel Macron a suscité bien des commentaires. Le Monde, dans son édition du vendredi 25 septembre, a ainsi publié deux pages de tribunes réagissant aux propos du président : il n’y était pas question d’Amish mais plutôt du danger à vouloir opposer, de manière dichotomique et sans nuances, les défenseurs d’un progrès technologique sans limites et leurs adversaires, par définition arriérés et ridicules. Aucune analyse ne s’est attardée sur la question suivante : pourquoi utiliser la référence aux Amish pour discréditer les anti-5G ? D’où vient cette association entre le reproche d’anti-progressisme et l’évocation d’une communauté réduite à quelques clichés ? Ces interrogations n’apportent rien au débat sur la 5G…, mais elles révèlent des aspects importants en matière de médiatisation des religions. 

Le président Emmanuel Macron aurait pu évoquer d’autres franges religieuses opposées à la modernité pour dénoncer le combat, à ses yeux rétrograde, des adversaires de la 5G. Mais ses propos auraient alors suscité des critiques d’un autre ordre, au nom du respect des minorités et de la lutte contre les discriminations. Les Amish ont bon dos : d’abord, ils vivent loin, aux États-Unis et au Canada surtout ; ensuite, ils sont très pacifistes. Enfin, ils sont particulièrement « bizarres » dans leur volonté de vivre à l’ancienne, en dehors du confort moderne et des innovations technologiques ; et surtout, tout le monde le sait… et tout le monde peut donc comprendre l’allusion au quart de tour.

Le président français a donc recouru de manière très spontanée à la comparaison avec les Amish. Il a embrayé sur des préjugés bien établis qui font partie d’une véritable « légende Amish ». Quelques images stéréotypées la résument : des agriculteurs qui travaillent la terre à l’aide de charrues ; des femmes à la coiffe traditionnelle qui se réunissent pour broder plaids et couvertures ; des chevaux et des charrettes comme seuls moyens de locomotion ; des habits et des intérieurs sortis d’un autre temps ; une stricte séparation des sexes ; une éducation sévère, soumise aux priorités collectives, interdisant toute forme de liberté personnelle. Ces Amish-là, nous les connaissons bien, par les médias, et surtout par la littérature et le cinéma. Ainsi, des films comme Witness (1985) du réalisateur Peter Weir — et avec Harrison Ford dans le rôle-titre — ont contribué à forger et entretenir cette image romanesque plus proche du mythe que de la réalité. 

Mais qui sont réellement les Amish ? Il s’agit d’une sous-branche du courant mennonite qui trouve ses origines dans l’anabaptisme du XVIe siècle. Ils doivent leur nom à Jacob Ammann, un mennonite bernois qui fut actif en Suisse et en Alsace à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle. Issu d’un élan de réaction conservatrice, le mouvement se distingue par son strict respect de la discipline ecclésiastique et des règles de la vie socioreligieuse — la fameuse « Ordnung ». Il cherche à appliquer à la lettre la Déclaration de Dordrecht de 1632 qui jetait les fondements de la foi mennonite. Au milieu du XIXe siècle, plusieurs centaines d’Amish suisses et alsaciens émigrèrent aux États-Unis et au Canada, où ils s’organisèrent en communautés rurales relativement autarciques. 

La réticence à l’égard des innovations techniques et le refus de toute forme de violence armée font partie des traits distinctifs du courant Amish, de même que l’attachement à l’ancien dialecte germanique, à l’architecture traditionnelle et aux tenues vestimentaires prémodernes. Les points communs avec d’autres branches mennonites, établies dans les deux Amériques (Nord et Sud), sont nombreux, mais chaque branche a aussi des spécificités. Les Amish n’étaient que quelques milliers au début du XXe siècle ; aujourd’hui, cette population s’élève à près de 300 000 personnes pour les seuls États-Unis. 

Ces vrais Amish font l’objet d’études d’anthropologie et d’histoire religieuses dont les conclusions échappent au grand public — comme celles de Donald B. Kraybill, Karen M. Johnson Weiner et Steven M. Nolt (The Amish, Baltimore, 2013) ou, pour une synthèse récente en français Paul-Emmanuel Biron (Les Amish. Pacifiques et radicaux, Lyon, 2015). Ceux qui s’y intéressent de plus près savent que les communautés mennonites d’Amérique du Nord ne sont pas du tout des analphabètes numériques. Au contraire, beaucoup d’entre elles maîtrisent les ressources offertes par Internet et les réseaux sociaux. 

Elles les utilisent, surtout via les téléphones cellulaires, moins grâce aux ordinateurs, pour défendre et promouvoir la cause Amish — comme https://amishamerica.com ; ou http://amishinternet.com. Cette ouverture aux nouveaux moyens de communication, qui est évidemment plus prononcée dans les groupes plus « progressistes » que chez les Old Order Amish, va de pair avec le développement d’entreprises et de services qui s’adressent aussi, voire surtout, au monde non-Amish. Elle semble être en contradiction avec le mode de vie rétrograde et les principes conservateurs auxquels cette minorité encore fort isolée reste fidèle. Il s’agit là d’un paradoxe parmi d’autres dans la sociologie des groupes religieux de la postmodernité. 

En réalité, cette entrée des « nouveaux » médias et des technologies qui y sont liées dans les foyers Amish ne date pas de hier. Dès les années 1960-1970, 90 % des familles étaient équipées d’un téléphone et même d’une télévision, surtout dans les communautés les moins réactionnaires. La radio est présente dans presque 100 % des maisons depuis la même époque. Bref, si ces villages mennonites sont bien « à part » du reste de la société, ils ne sont pas vraiment « unplugged » ou déconnectés. La consommation passive des médias audiovisuels n’a fait qu’augmenter au cours des dernières décennies. En parallèle, les Amish se sont attelés à produire des contenus sur leur histoire, leur traditions et leurs valeurs à destination du public extérieur, d’abord par l’écrit — des journaux, des revues et des textes littéraires —, ensuite par d’autres médias, et plus récemment grâce à l’Internet et à ses nombreuses ressources. Ils ont ainsi largement contribué à créer et à entretenir une image d’Épinal teintée d’exotisme naïf et de romantisme chaste.

La mode Amish et les meubles Amish sont devenus des secteurs commerciaux florissants jusqu’au Japon, notamment grâce à l’Internet. Mais le terrain le plus passionnant pour l’étude des rapports complexes que les Amish entretiennent avec leur image et leur « public » est celui du tourisme. Les excursions en « pays Amish » font partie intégrante de beaucoup de voyages dans l’Ohio, la Pennsylvanie, l’Indiana et l’Ontario — voir par exemple : https://www.ohiosamishcountry.com/things-to-do. Les touristes avides d’un voyage dans le temps peuvent y découvrir des scènes « plus vraies que nature » qui sont en réalité le résultat de minutieuses reconstitutions et d’une impressionnante théâtralisation. 

Les communautés y trouvent leur compte, car ces visiteurs curieux de découvrir la « vraie vie » des Amish, voire de vivre « l’expérience Amish », constituent désormais une importante source de revenus. Des variantes virtuelles du tourisme sur les traces des Amish — des documentaires interactifs, des jeux de rôle d’immersion… — se développent d’ailleurs depuis plusieurs années. Le succès de ces « musées vivants », dont les liens avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont étroits, amène à poser la question du « Qui regarde qui ? ». 

Mais revenons à la formule peu heureuse choisie par le président Macron… S’il fallait comparer un mouvement aux Amish, ce serait plutôt celui des anti-vax qui lutte contre les campagnes de vaccination obligatoire. En effet, les Amish se distinguent toujours par une attitude très réticente à l’égard des progrès de la médecine et rejettent beaucoup de mesures de santé publique imposées par les autorités politiques. D’ailleurs, aux États-Unis et au Canada, certains militants anti-vax idéalisent leur mode de vie simple, à l’abri des « poisons » de la modernité, et les posent en modèle en raison de leur gestion « naturelle » de certaines maladies et infections courantes. D’influentes campagnes de désinformation relayées par les réseaux sociaux prétendent que les Amish tomberaient moins souvent et moins gravement malades. La réalité est toute autre et bien plus complexe : si certains cancers touchent moins ces communautés reculées, à cause de leurs habitudes alimentaires entre autres, elles sont bien plus concernées par des affections génétiques rares et souvent graves. 

Dans le chef d’Emmanuel Macron, le fait d’associer les opposants de la 5G aux Amish n’était donc pas une figure de style très convaincante. Les rapports de ces communautés mennonites d’Amérique du Nord aux nouveaux outils de communication sont ambivalents et peu figés ; ils ne correspondent certainement pas aux bons vieux clichés. Les Amish du XXIe siècle restent hostiles aux voitures et aux vaccins, mais ils ont appris à s’adapter, à leur manière, à Internet et aux autres grandes innovations dans le domaine de l’information. Ils en tirent même profit pour faire connaître et perpétuer leur mode de vie et leurs valeurs. Cela est paradoxal, certes, mais c’est la réalité du terrain, loin des stéréotypes. Bref, mieux vaut très certainement utiliser les comparaisons socio-religieuses avec prudence et parcimonie…

Monique Weis (Université libre de Bruxelles).

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