La création du carré où a été inhumé ainsi le célèbre opposant remonte à 1885, du temps de l’occupation française de la Tunisie. Après l’indépendance du pays en 1956, ce carré va connaitre une longue « traversée du désert » avant d’être ressuscité, en 1996, cette fois-ci au cimetière municipal du Borgel — connu aussi sous le vocable de « chrétien » et à différencier du cimetière juif qui lui est limitrophe.
En effet, le cimetière juif « Bayt ha hayyim » (la maison des vivants) dit « du Borgel », est beaucoup plus ancien, puisqu’il a commencé à accueillir les morts en 1890. Le terrain qui va servir de lieu d’inhumation de la population juive fut acheté en 1889, et appartient toujours à la communauté juive de Tunis. Ouvert au du temps du rabbin Elie Borgel (1814-1898), c’est ce dernier qui lui donna son nom. Pendant longtemps, le nom « Borgel » a également été donné à une station du tramway municipal qui passait jadis par là, ainsi qu’à tout le quartier entourant le cimetière, plus connu aujourd’hui sous le nom de Montplaisir.
Ce cimetière est toujours géré par la communauté juive de Tunis. Il renferme plus de 25 000 tombes, dont la majorité sont dans un état de conservation désolant. Le cimetière juif du Borgel n’a pas disparu, des Hiloulas (cérémonies festives de deuil) y sont même organisées annuellement autour de la tombe du rabbin Hai Taieb. Il est composé de deux parties : l’une plus vaste, celle des juifs tawansas(tunisiens « de souche ») et la seconde, moins spacieuse, réservée aux juifs dits granas, d’origine italienne, venus s’installer dans la régence de Tunis à partir du XVIIIe siècle.
Ainsi, à dater de 1890, les juifs ont été tenus d’inhumer exclusivement leurs morts au nouveau cimetière, tout en gardant sous le contrôle de la communauté l’ancien cimetière juif situé dans la zone du Passage. La désaffectation de ce cimetière a été décidée en 1957, au lendemain de l’Indépendance, par le gouverneur-maire de Tunis. À sa place, un jardin public (Jardin Thameur) a été créé.
De leur coté, les chrétiens de Tunis avaient érigé un cimetière situé sur le flanc de la colline du Belvédère, à 700m, à l’extérieur de l’une des portes de la médina ; c’est pour cette raison qu’il était aussi connu sous l’appellation de « cimetière de Bab El Khadra ». La création de ce nouveau cimetière remonte à 1882, à peine quelques mois après l’établissement du protectorat français en Tunisie. Son site se trouvait sur l’emplacement actuel du complexe de l’hôtel El Mechtel (avenue Ouled Haffouz). La proposition faite par le ministre-résident Roustan dès le mois de novembre 1881 fut acceptée par l’administrateur du vicariat apostolique, le futur cardinal Lavigerie : ce dernier, outre les raisons sanitaires qui lui ont été évoqués avait pensé utiliser les lieux, une fois débarrassés du cimetière, pour la construction d’une église qui servirait de cathédrale en plein centre du nouveau quartier européen.
Ainsi, au départ, le cimetière de Bab El Khadra avait un caractère catholique, puisque les terrains furent achetés par le cardinal Lavigerie lui-même. Les travaux de transfert des tombes et d’aménagement du nouveau cimetière durèrent trois mois (de la mi-décembre 1881 à la mi-mars 1882), de sorte que très vite il a été entouré par des murs et qu’une chapelle catholique a été bâtie à l’intérieur. L’inauguration eut lieu le dimanche 26 mars 1882 et la première inhumation a eu lieu le lendemain, 27 mars. Cependant, après trois années d’existence, le nouveau cimetière fut racheté par la municipalité de Tunis, le contrat de vente étant signé le 26 juillet 1885 entre le cardinal Lavigerie et le vice-président de la municipalité de Tunis Raymond Valensi. La municipalisation du cimetière allait ouvrir la voie à la naissance d’un espace laïque aux cotés du cimetière catholique de Bab El Khadra.
Étant propriété de l’Église catholique, les règles de gestion du cimetière furent dictées par celle-ci. En effet, durant les premières années de son existence, les autorités religieuses, contrairement à la législation en vigueur en France, refusèrent toute inhumation de non catholiques dans le périmètre du cimetière. Les familles protestantes ou celles dont l’un des membres se déclarait « non catholique » étaient obligées d’inhumer leurs morts en dehors des murs du cimetière. Même si l’acte de vente du lieu de repos fut conditionné par la pérennité de l’inhumation aux seuls catholiques, à l’intérieur des murs clôturés existants à l’époque de la vente, la municipalisation du cimetière avait donné l’occasion aux non catholiques (protestants et laïques) de se battre pour être enterrés sur les mêmes lieux. Une campagne de presse dénonçant « l’intolérance catholique » fut menée pendant plus d’une année dans les colonnes de « Tunis-Journal », premier quotidien de la ville de Tunis, qui avait vu le jour en 1884 avec l’encouragement du résident Paul Cambon — dont la femme était elle-même protestante.
La campagne pour la reconnaissance d’un carré laïque au cimetière fut l’œuvre de Jules Montels, (1843-1916), un ancien communard condamné à mort en 1872, réfugié pendant dix ans en Suisse ; après avoir été gracié en 1882, il fut autorisé à venir s’installer au cours de la même année à Tunis. Le but de cette campagne était d’obliger la municipalité de Tunis à « respecter les exigences de neutralité en matière d’inhumation ».
C’est dans ce contexte que la municipalité s’est trouvée dans l’obligation d’aménager, en dehors du cimetière catholique, un cimetière protestant, dit « évangélique », où la première inhumation eut lieu le 17 octobre 1885, et un cimetière réservé aux « sans cultes », appelé plus tard « carré laïque », où la première inhumation date du 3 mai 1886. Quant à l’appellation « libres penseurs », elle lui a été attribuée en raison de sa défense par une « Société de la Libre pensée » qui existait à Tunis et avait même demandé au conseil municipal de Tunis l’édification d’un crematorium pour rendre possible « l’incinération des corps des défunts ». Ces trois cimetières étaient distincts et séparés par des murs, mais tous les trois se trouvaient sur le même site de Bab El Khadra (comme le montre le plan établi par Pierre Soumille en 1971, et publié dans son étude remarquable, qui immortalisa le cimetière avant sa disparition définitive, étude publiée dans « Les Cahiers de Tunisie » en 1975).
Ce premier cimetière européen servit de lieu d’enterrement de 1882 à 1965. Durant les quatre-vingt-trois ans de son existence, il accueillit 74 881 inhumations. Toujours d’après l’étude de Pierre Soumille, le cimetière de Bab El Khadra avait contenu 9 000 concessions, dont 325 pour la section laïque et 295 pour la section évangélique. Le carré laïque avait rassemblé les sépultures des personnalités qui, en ces temps de luttes anticléricales, avaient fait profession de non-croyance et exprimé par testament le désir d’avoir des « obsèques civiles », « en dehors de toute cérémonie relevant d’un culte quelconque. On y trouvait des libéraux, des francs-maçons ou de individus appartenant à la gauche socialiste et communiste.
Cependant, au tournant du siècle déjà, on avait commencé à penser que le cimetière ne pouvait plus continuer d’accueillir à lui seul les morts d’une population européenne en augmentation permanente. La création d’un nouveau cimetière, à coté du cimetière juif du Borgel, a été décidée lors de la séance du conseil municipal du 27 janvier 1909. Mais son ouverture réelle date de 1927.
Dix ans après l’indépendance, et dans le cadre de l’aménagement urbain de la capitale, le gouverneur de la ville de Tunis avait décidé, au mois de septembre 1966, la désaffectation de l’ensemble des trois cimetières européens, Un appel fut lancé à tous les propriétaires de concessions pour transférer les restes mortels de leurs parents vers le cimetière municipal du Borgel. L’opération dura plus de six années, de 1966 à 1972, dans des conditions apparemment chaotiques. Beaucoup de familles européennes ayant déjà quitté la Tunisie ne prirent pas part au transfert des restes des corps. La configuration existante jadis dans l’ancien cimetière n’allait pas être reproduite dans le nouveau lieu de repos.
La plaque, toujours visible aujourd’hui au fond du cimetière, indiquant l’ossuaire des restes des corps en provenance du cimetière du Belvédère, montre que le transfert s’est fait sans la conservation des traces matérielles de l’appartenance des tombes aux différents cultes. Ainsi, le « carré laïque » avait cessé d’exister pendant plus de trente ans. C’est le décès de Gladys Adda en 1995 qui favorisa sa résurgence. La mort de Gladys Adda (1921-1995), militante féministe et communiste, ouvrit la voie à la résurrection du « carré des libres penseurs », cette fois-ci au cimetière municipal du Borgel — redonnant une nouvelle vie à l’ancien « carré des libres penseurs » qui avait existé au sein du cimetière de Bab El Khadra. D’autres tombes suivirent, portant notamment les noms de Lucia Memmi (1936-2015), d’Eugénie Foata (1924-2015), militante communiste et épouse de Mohammed Ennafaa (1917-2007), ancien secrétaire du parti communiste tunisien, et de Suzanne Meimon Jerad, (1920-2007), elle aussi militante communiste et épouse de Ali Jrad, secrétaire général du parti communiste tunisien de 1936 à 1948.
Au total, cette partie du cimetière compte actuellement onze tombes meublant l’espace rouvert en 1996 à la suite du décès de Gladys Adda. Telle celle de Gilbert Naccache, natif de Tunis — même s’il a résidé la plus grande partie du temps, durant les deux dernières décennies, à Paris —, et qui a choisi d’être inhumé dans cette partie du sol tunisien, affichant la volonté des citoyens tunisiens de décider, en toute liberté, du lieu de leur inhumation, et perpétuant ainsi une tradition bien ancrée de lutte pour la liberté de conscience.
Habib Kazdaghli (Université de La Manouba-Tunis).