Dès les années 1960, Nawal El Saadawi s’est opposée avec force à la violence patriarcale exercée sur le corps des femmes à travers l’excision – pratique répandue en Egypte –, l’impératif de la virginité avant le mariage, la pratique de la sexualité dans le cadre strict du mariage et la difficulté majeure de divorcer pour les femmes. En revanche, soulignait-elle, les hommes jouissent d’une supériorité légale, culturelle et religieuse à travers, entre autres, l’autorité maritale, la répudiation unilatérale, la polygamie... La féministe égyptienne s’investit également au sein de la société civile en créant, en 1982, l’Association arabe pour la Solidarité des Femmes qui lutta pour l’émancipation juridique, familiale, sociale, culturelle, économique et politique de la gent féminine.
Dans un contexte travaillé par l’islam politique et la réislamisation (islamisation des mœurs) à partir de la fin des années soixante-dix, elle reçoit des menaces de mort de la part des islamistes et des fondamentalistes à la suite de la publication de son roman La Chute de l’imam en 1987 et est accusée d’apostasie pour avoir publié une pièce de théâtre qui s’intitule Dieu démissionne de la réunion au sommet en 2007 – avant de se voir temporairement contrainte à l’exil pour échapper à un meurtre légitimé religieusement.
En février 2011, lors du soulèvement du peuple égyptien pour le départ de Hosni Moubarak, Nawal El Saadawi, âgée de 80 ans, n’a rien perdu de son enthousiasme contagieux et rejoint les manifestantes et les manifestants de la place Tahrir pour leur apporter tout son soutien. Elle participe pleinement à la révolution des « Printemps arabes » en initiant le 8 mars 2012, avec sept autres grandes féministes, L’Appel des femmes arabes pour la dignité et l’égalité adressé au secrétaire de la Ligue arabe pour exiger l’inscription d’une égalité totale dans toutes les constitutions arabes. Nawal El Saadawi s’est éteinte le 21 mars dernier, demeurant une figure de référence majeure, principalement pour les nombreuses jeunes féministes arabes.
Nawal El Saadawi n’a pas hésité à traiter courageusement des trois principaux sujets qui demeurent tabous dans le monde arabe, à savoir : la sexualité, la religion et la politique. Nous examinerons ici les éléments de son œuvre et de son action qui concernent l’impératif de la virginité imposé aux jeunes filles, le processus de réislamisation politiquement programmé et la critique de l’institution inégalitaire du mariage, véritable obstacle à une égalité pleine et entière dans les espaces privé et public.
Nawal El Saadawi, en sa qualité de médecin-psychiatre, a analysé avec finesse l’impact destructeur des normes familiales et sociétales patriarcales sur la psychologie des jeunes filles à travers le contrôle de leur sexualité au nom du code de l’honneur. En Egypte, comme dans la majorité des sociétés du Moyen-Orient et du Maghreb, la virginité de la jeune fille ne relève pas d’une affaire personnelle, mais représente l’honneur de la famille et la virilité des hommes, très tôt socialisés à surveiller leurs sœurs. Dans les représentations et pratiques sociales dominantes de ces sociétés, c’est précisément sur la préservation de l’hymen que repose la perpétuation d’un système de valeurs du groupe (familial, communautaire, étatique...), lequel le considère dès lors comme une propriété collective à protéger en dépossédant la principale concernée, la jeune fille, de la jouissance de son propre corps en tant qu’individu.
La préservation prénuptiale de la virginité demeure un impératif social puissant garantissant à la jeune fille/femme, dans des sociétés où la « valeur famille » prédomine et où le mariage est largement considéré comme l’accomplissement d’un individu, la possibilité de trouver un époux. Dans son ouvrage La femme et le sexe, publié en 1969 en arabe et censuré dès sa sortie, Nawal El Saadawi interroge notamment le concept d’« honneur » en considérant que ce dernier devrait être une valeur partagée par tous les individus, hommes et femmes confondus, et non être un moyen pour asservir ces dernières : cette déconstruction à elle seule fait trembler le système patriarcal arabe fondé sur le contrôle du corps et de la sexualité des femmes.
« Nous pouvons imaginer le dommage psychologique intense subi par les jeunes filles, dans notre société, quand elles réalisent qu’à l’extrémité finale de leur vagin loge une membrane fine qui représente ce qu’elles ont de plus précieux et dont dépendent leur avenir, leur honneur et leur vie, qu’elles sont tenues de la préserver par tous les moyens (…) Je crois que nous avons besoin de bien comprendre ce qu’on entend par honneur. Qu’est-ce que l’homme honorable ? Si l’honneur est la franchise, à titre d’exemple, l’homme franc, ainsi que la femme, deviennent des personnes honorables. Les critères moraux définis par la société doivent s’appliquer à tous les individus, abstraction faite du sexe, de la couleur de la peau et de la classe sociale. (…) Les hommes ayant été les maîtres dans leur société, ils ont invité les femmes à se conformer aux valeurs de l’honneur et de la chasteté pour garantir la soumission de celles-ci, alors qu’eux, se permettent de jouir de tout ce qui est considéré comme un péché chez la femme », écrivait-elle dans La femme et le sexe, ou les souffrances d’une malheureuse opprimée (traduit de l’arabe, Paris, 2017, p. 43, 44, 51, 52).
L’ensemble des sociétés arabes et à majorité musulmane placent les femmes dans un paradoxe en déclarant, dès les indépendances, une égalité des citoyennes et des citoyens par leurs constitutions respectives, dans l’espace public, tout en légalisant l’inégalité des sexes dans leurs codes du statut personnel et de la famille, dans l’espace domestique, sous prétexte qu’ils sont issus de ladite loi divine (charî‘a) en légitimant notamment l’autorité maritale, la répudiation, la polygamie, l’inégalité successorale. Cependant, le panarabisme socialiste de gauche – adopté par l’ensemble des gouvernements arabes des après-indépendances, qui instaurent toutefois une modernisation sans démocratisation – ouvre une brèche à l’émancipation des femmes en les intégrant à la vie publique à travers leur accès à l’éducation et au marché de l’emploi, tout en optant pour une politique de dévoilement massif.
Face toutefois à la montée des forces démocratiques de gauche issues des sociétés civiles, les régimes autoritaires soutiennent stratégiquement les mouvements fondamentalistes religieux pour contrer ces dernières. Les gouvernements en place peuvent dès lors se retrancher derrière la charî‘a, réclamée par les islamistes, en l’assimilant au ciment identitaire « endogène » des peuples arabes pour ne pas instaurer la démocratie jugée « exogène » qui remettrait en réalité en question leur légitimité. À partir des années 1980, les acteurs de l’islamisme et de la réislamisation, qui deviennent une force politique considérable au Moyen-Orient et au Maghreb, prennent les femmes pour cibles dans leurs discours moralisateurs en les assignant prioritairement à la sphère privée et en conditionnant leur accès à l’espace public par le voilement de leurs corps, puissant moyen de contrôler leurs attitudes et leurs sexualités.
En 1981, pour avoir critiqué et s’être opposée à la politique du parti unique d’Anouar El-Sadate, Nawal El Saadawi est emprisonnée durant trois mois, période durant laquelle elle rédige son ouvrage les Mémoires de la prison des femmes, et ce sur un rouleau de papier toilette et à l’aide d’un crayon à sourcils. Dans son célèbre ouvrage, La face cachée d’Eve, les femmes dans le monde arabe, elle dénonce, entre autres, l’instrumentalisation du religieux par le politique. Elle y critique également le rapport à géométrie variable du politique à l’égard de la charî‘a, qui sacralise ses contenus relatifs à l’infériorité de la gent féminine mais n’hésite pas à historiciser ses dispositifs, comme les peines corporelles moyenâgeuses, qui concernent indifféremment les femmes et les hommes.
Fervente partisane d’un État de droit fondé sur la séparation des pouvoirs et des libertés individuelles, elle incite les intellectuelles, les intellectuels et les mouvements féministes à poursuivre leurs critiques, notamment à l’égard de la politique et de la religion, et devient de la sorte une menace pour les systèmes dictatoriaux et religieux des pays arabes.
C’est ce qu’elle décrit dans La face cachée d’Eve, les femmes dans le monde arabe (traduit de l’anglais Paris, 1982, pp. 17, 18, 377, 403, 404) : « Dans certains pays arabes, le gouvernement continue de se servir de la religion contre les intérêts du peuple. Le régime Sadate par exemple a mis tous les moyens en œuvre depuis 1970 afin de réveiller et de consolider les mouvements islamiques conservateurs pour combattre les tendances progressistes et socialistes. (…) On engagea les femmes à porter de nouveau le voile, (…) Les revues prônaient les vertus de la maternité et dénonçaient les dangers du travail rémunéré des femmes, les programmes de radio parlaient incessamment de l’importance des tâches domestiques de la femme. (…) Dans les pays arabes, les législations sur le mariage et le divorce reposent en priorité sur le droit islamique (…) Le droit musulman prévoit qu’on punit un voleur en lui coupant la main. Les législations d’Egypte et d’autres pays arabes ont cependant remplacé ce châtiment par des peines moins draconiennes. (…) Dans la plupart des pays arabes musulmans, l’Eglise et l’Etat ne sont pas séparés. Cela explique pourquoi maints penseurs arabes éprouvent des difficultés en soumettant l’institution de la famille et les transformations qu’elle a subies à une critique objective. Presque partout, il est dangereux de s’exprimer ouvertement sur la religion, la politique et le système gouvernemental (…). Malgré tout, les théoriciens arabes ont de plus en plus le courage d’exposer au grand jour l’injustice et l’oppression qui frappent leurs peuples. Les femmes obéissent à la même impulsion en s’attaquant avec résolution à tous les problèmes qui les assaillent au sein de la société. »
Les mouvements féministes, à l’échelle mondiale, participent depuis plus d’un siècle à une véritable révolution historique et anthropologique des rapports sociaux de sexe dans une perspective égalitaire des espaces public et privé. Pourtant, force est de constater avec Nawal El Saadawi que la majorité des femmes des quatre coins du monde continuent à assumer, même lorsqu’elles occupent des fonctions publiques importantes, l’ensemble des tâches « ingrates » de la sphère privée, comme l’éducation des enfants et le bon fonctionnement du ménage.
Or, cet état de fait constitue pour les femmes un véritable frein à leur émancipation et un réel « plafond de verre » dans leur ascension, tant dans les sphères professionnelle, sociale, économique, culturelle que politique. Le partage des tâches dans l’espace privé reste, partout dans le monde – y compris dans nos contrées les plus démocratiques –, un combat majeur à mener, car le privé est une question éminemment politique. Tant que la culture de l’égalité dans l’espace privé ne sera pas acquise, à travers notamment le partage des tâches domestiques, les femmes ne pourront prétendre à une réelle égalité des sexes dans l’espace public.
À ce propos, Nawal El Saadawi souligne l’épuisement physique et psychique qu’entrainent le travail salarié et le travail domestique pour la gent féminine. À cet état de fait s’ajoute pour les femmes arabes l’insécurité de l’institution inégalitaire du mariage au profit des époux, qui peuvent à tout moment répudier leurs épouses ou devenir polygames. Militante également des droits sexuels, Nawal El Saadawi dénonce le caractère liberticide de la pratique sexuelle des femmes tolérée uniquement dans le cadre de l’union conjugale. Aussi, souligne-t-elle, tant qu’une véritable égalité des sexes n’est pas établie, légalement et dans les représentations et pratiques sociales, au sein des sphères privées et publiques, le mariage demeurera un obstacle à l’émancipation des femmes par le travail rémunéré.
« Dans nos pays, les problèmes économiques et sociaux pèsent plus lourdement sur les femmes, et particulièrement celles des classes pauvres. Ces femmes qui travaillent à la fois à la maison et à l’extérieur sont doublement exposées aux fatigues physiques et psychiques. A ces maux il faut ajouter les angoisses propres aux femmes de nos pays, qui sont la peur du divorce, de la répudiation ou de la polygamie. La vie sexuelle des femmes est, chez nous, enchaînée par des traditions ancestrales (…) Tant que l’égalité entre les sexes ne sera pas une réalité à l’intérieur comme à l’extérieur du foyer, le mariage restera un obstacle au travail des femmes. (…). » écrit-elle dans Femmes égyptiennes, tradition et modernité (traduit de l’arabe, Paris, 1991, pp. 9, 10, 198, 224, 225).
Enfin, beaucoup de femmes se sont identifiées à l’icône féministe arabe qu’était Nawal El Saadawi, pour penser avec elle que l’ensemble des régimes arabes et musulmans gagneraient à instaurer un État de droit garantissant les libertés individuelles, condition sine qua non d’une pacification sociale de leurs sociétés respectives. Le temps de la conception moyenâgeuse de l’ordre social fondé sur le contrôle politique des consciences et des attitudes des individus, par le biais notamment de la religion (absence de liberté de conscience…), est révolu. Se répand désormais l’idée que seul un Etat de droit fondé sur la séparation des pouvoirs, laïque ou sécularisé, protège tous les citoyens et toutes les citoyennes croyants, islamistes, agnostiques, athées, etc. Aussi, dans un cadre où les libertés individuelles et les droits sexuels sont garantis, les personnes qui pour des raisons traditionnelles ou religieuses souhaitent avoir des relations sexuelles dans le cadre strict du mariage seraient-elles totalement libres de respecter leurs convictions, mais cette morale sexuelle individuelle ne devrait pas s’imposer à la collectivité d’une manière légale comme c’est encore le cas aujourd’hui dans la majorité des sociétés arabes et à majorité musulmane. Si ce programme a aujourd’hui de l’écho parmi nombre de femmes dans les contrées de culture arabo-musulmane, on le doit notamment à Nawal El Saadawi, qui l’a défendu avec âpreté sa vie durant.
Leïla Tauil (Université de Genève).
Photo : Anne Morelli (à gauche) et Nawal El Saadawi, docteure honoris causa de l'Université libre de Bruxelles (2010).