mercredi 5 décembre 2012

Le halal chez les musulmans européens

L’islam est devenu depuis quelques décennies une composante non négligeable des sociétés occidentales. Depuis l’installation définitive des familles musulmanes immigrées, la question de la reconnaissance et de l’institutionnalisation de la religion musulmane se pose, tout comme celle de sa place dans l’espace public. Dans ce cadre, l’accroissement de la consommation et de la production des biens et des services halal engendre beaucoup de questions, et l’on trouve dans nombre de médias des signes de l’inquiétude face à une potentielle « montée d’islamisme » dont le halal serait un symptôme.

L’islam européen n’a cessé d’évoluer depuis les premières vagues d’immigration. On peut déceler dans cette évolution deux mouvements, qui correspondent à certains aspects de la sécularisation qu’a connue le christianisme dans le monde occidental. Les processus de sécularisation ne sont plus aujourd’hui compris par les chercheurs comme une disparition du religieux, mais comme une transformation à plusieurs niveaux : au niveau des individus, on observe des mutations des croyances et des pratiques : le religieux se retire dans la sphère privée et la croyance établie cède la place à l’interprétation personnelle.

Simultanément, le mouvement de sécularisation des sociétés peut être compris, au niveau « macro », comme un changement global de fonction de la religion. Les institutions religieuses ont perdu de leur pouvoir social et se sont spécialisées dans un domaine spécifique : celui de l’éthique, de la spiritualité et des questions de sens. La religion endosse aujourd’hui un rôle différent, de mémoire et de communication : autrement dit, elle joue un grand rôle dans la définition identitaire des croyants et dans leur socialisation (K. Dobbelaere, Secularization, 2002). L’islam européen suit un développement assez semblable : dans la mesure où la pratique religieuse des musulmans en Europe n’est pas insérée dans un contexte qui la favorise, elle semble s’affirmer comme un choix individuel. Cette individualisation du croire va de pair avec une plus grande souplesse dans l’affirmation identitaire et aboutit à des réadaptations permanentes en fonction des contextes.

La question du halal illustre bien ce mouvement de la religion islamique en Europe, d’autant plus que l’alimentation en elle-même est déjà un enjeu identitaire majeur. Manger, c’est faire entrer en soi un objet extérieur, qu’on « incorpore » à soi à la fois sur les plans objectif (les protéines…), sociologique (insertion dans un groupe où ces aliments sont valorisés) et imaginaire (les qualités projetées sur un aliment sont supposées devenir celles du mangeur). Particulièrement en contexte de migration, la cuisine est un marqueur identificatoire fondamental. Les migrants sont à la fois très attachés à leurs pratiques alimentaires et ouverts à des changements parfois spectaculaires et rapides. Les normes alimentaires font partie de l’ensemble des critères d’inclusion et d’exclusion qu’un Etat, et les membres d’une société, se donnent à un moment historique donné pour délimiter le « nous » national. L’acte de manger et les choix qui lui sont attachés sont donc lourds de sens : ils concrétisent un mode de relation spécifique entre le groupe d’appartenance et les membres de la société majoritaire.    

On observe donc que, tout comme l’islam et sa pratique ont évolué chez les musulmans d’Europe, leur rapport au halal a aussi beaucoup changé. La conception que les migrants de première génération ont hérité de leur pays d’origine est une conception religieuse du halal où l’acte d’égorgement revêt une importance fondamentale. Mais cette conception a évolué : la féminisation de la population, suite au regroupement familial, a abouti à une minoration de l’acte d’égorgement au profit des qualités intrinsèques du produit fini destiné au consommateur, du fait notamment de sa réappropriation par les cuisinières. Dès lors les jeunes générations, nées sur le sol européen, n’interpréteront plus le halal comme le résultat d’un « processus », mais comme un « état » de pureté. On assiste à une réactivation du tabou du porc et de l’interdit de l’alcool, ainsi que de leurs dérivés ou « contaminés », et progressivement ce n’est donc plus l’acte d’égorgement au nom d’un Dieu qui tend à caractériser un produit alimentaire halal, mais davantage la composition des aliments certifiés halal, ce qui ouvre la voie au marché des aliments religieux : plats préparés, bonbons à la gélatine de bœuf halal, boissons, desserts, jusqu’au whisky halal, sans alcool.

La notion s’est également élargie à des répertoires hygiénistes et éthiques. Le discours sur le halal s’est banalisé et fait désormais écho à une nouvelle philosophie alimentaire globale où l’on retrouve simultanément le refus de la « malbouffe » et le souci de la santé, la référence à l’islam et le commerce équitable. En effet, dans les représentations qu’en ont les musulmans d’Europe, la viande halal est plus fraîche et meilleure pour la santé car elle a été saignée. La démarche éthique consiste quant à elle à resituer la référence islamique dans un raisonnement sécularisé compatible avec la morale musulmane : il s’agit de se déployer dans un discours non particularisant fondé notamment sur la notion de justice sociale. Le halal est donc supposé à la fois conforme aux normes alimentaires islamiques, mais aussi aux normes morales. En d’autres termes, les musulmans sont passés en quelques générations du respect d’un interdit à une éthique, faite de religiosité mais aussi de beaucoup d’autres choses, allant du souci individualiste de la santé à la volonté de commerce équitable.

On voit donc que la dimension religieuse de la nourriture halal s’est réduite au profit d’un ensemble de significations beaucoup plus large. Aujourd’hui, l’attachement grandissant que montrent les musulmans européens à son égard est en réalité plus culturel que religieux : manger halal est une démarche devenue identitaire, une volonté de se différencier des autres.

L’attachement au halal refléterait chez certains jeunes plutôt un attachement à la culture qu’à la religion. Encore faut-il définir le contenu de cette identité culturelle qui est complexe chez les jeunes nés en Europe. Le halal suit un double mouvement, d’un côté d’ethnicisation de la nourriture (reprendre les traditions du pays d’origine), mais d’un autre côté également d’islamisation d’une nourriture d’extraction occidentale, comme les burgers halal ou le saucisson halal. En effet, pour les jeunes issus des secondes ou troisièmes générations de la migration, il faut également composer avec leur identité européenne. La nourriture familiale, traditionnelle, peut constituer pour eux une différence, génératrice de gêne : ils sont dès lors à la recherche de produits alimentaires marquant une identité différente. Le halal est alors considéré comme l’alternative « saine » aux habitudes de consommation des parents, une nourriture moins ethniquement connotée, mais toujours différenciatrice par rapport au groupe majoritaire du pays. C’est donc l’entrée dans la citoyenneté européenne qui a notamment contribué à consolider ce phénomène de consommation halal : c’est un moyen d’être Européen tout en gardant un lien fort, répété au quotidien, avec sa communauté d’origine.

Un exemple illustre bien ce lien étroit entre le choix de la nourriture halal et la revendication d’identités multiples. Une étude menée en Aquitaine avec des jeunes filles françaises issues de familles marocaines a en effet montré que, pour ces jeunes filles, manger halal remplissait une fonction de preuve d’allégeance aux origines marocaines de la famille, mais était aussi associé à une nourriture saine, valeur toute française (en opposition avec la cuisine marocaine riche en huiles et en sucres), couplée à l’exigence, toute française elle-aussi, de la minceur (par opposition à l’idéal marocain d’embonpoint féminin associé à la richesse, la santé et la fécondité). En d’autres termes, la nourriture halal est pour ces jeunes filles le moyen de continuer à être fidèle au Maroc tout en satisfaisant aux idéaux de minceur et d’équilibre alimentaire attachés à la France (C. Crenn, Normes alimentaires et minorisation ethnique, 2006).

Au vu du désinvestissement religieux dans le rapport au halal chez les musulmans d’Europe, et en tenant compte de la sécularisation tant des modes de production que des normes relatives à la viande certifiée halal en Europe (les autorités religieuses ayant été écartées du débat faute de consensus), pourquoi le halal pose-t-il donc problème ?

Le halal ne pourrait être qu’un enjeu économique impliquant des consommateurs et des opérateurs de marché. Il ne devient politique qu’à condition de lui juxtaposer autre chose. Ce qui pose problème, c’est que la nourriture halal est vue comme symbole d’une contamination de l’identité nationale. En effet, comme on l’a vu, la nourriture a une valeur hautement symbolique : elle affirme une appartenance sociale et participe à la construction d’une identité culturelle, autant pour les jeunes musulmans que pour les Européens. Le problème peut donc être regardé sous un autre angle : en Europe, les normes alimentaires font clairement partie de ces critères qu’une société se donne pour se délimiter. L’idée que l’identité alimentaire va « naturellement » de pair avec l’identité nationale ou régionale est relativement courante. La politique instrumentalise donc les pratiques alimentaires afin de réactiver le débat de l’identité nationale, mais l’enjeu réel du halal n’est que symbolique : il n’est plus une norme religieuse mais un choix identitaire pour les musulmans, et sa production est d’un bout à l’autre gérée par des institutions publiques. Au-delà du débat religieux de surface entre halal et laïcité, c’est donc bien des deux côtés les enjeux identitaires qui mobilisent. La laïcité est en fait utilisée comme symbole d’une identité européenne, exactement comme le halal est devenu le symbole d’une identité communautaire minoritaire, identité composée, en réalité, d’un mélange complexe entre les origines traditionnelle et les valeurs européennes.

Juliette Masquelier (ULB).

Ce texte est l’un des deux articles à avoir remporté le concours lancé par ORELA à destination des étudiants de l’Université libre de Bruxelles. Son auteur est inscrite en deuxième année de MA en sciences des religions et de la laïcité.

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