lundi 25 novembre 2013

« L’idéologie du gender » : un contre-discours catholique qui se porte bien

Ce lundi 18 novembre, une série de conférences réunissait à Bruxelles une foule nombreuse – près de 600 personnes – sur le thème Parlez-vous le gender ? L’événement, dont les organisateurs se présentent comme des parents d’élèves, donnait la parole à Marguerite A. Peeters, journaliste, consulteur au Conseil pontifical pour la Culture et fondatrice du cabinet de conseil bruxellois « Institut pour les Dynamiques du Dialogue interculturel de la Culture » ; Maria Hildingsson, secrétaire générale de la Fédération européenne des Associations familiales catholiques ; Jérôme Brunet, porte-parole de la Manif pour tous et président de l'Appel des Professionnels de l'Enfance ; et Elizabeth Montfort, ancien député européen, présidente de l’Alliance pour un nouveau Féminisme européen. Le débat était animé par Jean-Thomas Lesueur, délégué général de l’Institut Thomas More, think tank d’opinion, européen et indépendant basé à Bruxelles et Paris, qui a pour objectif notamment de défendre « Une Europe fière de ses racines, sûre de ses cultures ». L’objectif des conférenciers était d’informer les parents sur le danger que comporte la « théorie du genre », à savoir l’idée que l’identité sexuelle n’est pas seulement biologique, mais est le résultat d’une construction culturelle et sociale.

L’événement, qui rassemblait une grande majorité de Français, était en fait une importation des mobilisations contre l’ouverture du mariage et de l’adoption aux unions de même sexe qui ont défrayé la chronique en France ces derniers mois. Les manifestations et débats qui se déploient depuis révèlent l’existence d’un mouvement sans précédent, dont l’agenda dépasse largement le cadre de la loi adoptée en 2013. En effet, ces opposants ne refusent pas seulement le droit de se marier ou de devenir parents aux couples homosexuels, mais dénoncent aussi ce qu’ils appellent l’« idéologie » ou la « théorie du gender ». Selon eux, cette « idéologie/théorie », qui nierait l’altérité sexuelle et refuserait de penser les relations entre hommes et femmes sur le mode de la complémentarité, constituerait une dangereuse menace pour l’humanité. Pour cette raison, la Manif pour tous et les autres groupes appartenant à cette mouvance ont élargi leur champ d’action et se mobilisent par exemple contre l’enseignement du genre dans les écoles ou à l’université.

Si l’opposition à l’« idéologie/théorie du gender » a pris des allures spectaculaires dans l’Hexagone, on la retrouve aujourd’hui dans un grand nombre de pays. Prenant des formes diverses selon les contextes nationaux, elle se manifeste aussi au sein d’institutions internationales telles que l’Union européenne ou l’ONU — une institution particulièrement décriée par ces acteurs depuis la Conférence mondiale sur les femmes qui s’est tenue à Bejing en 1995. À partir d’une relecture d’auteurs tels que Judith Butler, John Money ou Robert Stoller, l’« idéologie/théorie du gender » offre un cadre analytique permettant de dénoncer les détournements de langage auxquels se livreraient indistinctement théoricien-ne-s du genre, militant-e-s féministes et activistes LGBT et d’embrasser ces trois ennemis de manière simultanée. L’« idéologie/théorie du gender » constitue ainsi un outil puissant de contre-offensive idéologique et un instrument de lutte contre les avancées en termes de droits. 

Ce discours est particulièrement présent au sein de l’Église catholique qui, des communautés locales aux plus hautes instances de la hiérarchie vaticane, dénonce avec chaque fois plus de véhémence les méfaits supposés du « gender ». Comme en témoigne le Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques élaboré par le Conseil pontifical pour la Famille en étroite collaboration avec la Congrégation pour la Doctrine de la Foi (2003), le genre constitue en effet un sujet de croissante préoccupation pour les autorités de l’Église, qui veulent s’opposer avec urgence aux progrès des études de genre, des combats féministes et des luttes homosexuelles. D’ailleurs, depuis Jean-Paul II, le Vatican a joué un rôle clé dans l’élaboration et la diffusion du discours sur l’« idéologie/théorie du gender », qui se retrouve aujourd’hui aux quatre coins de la planète.

La grande crainte de certaines familles catholiques est que cette idéologie soit enseignée par l’éducation nationale ou les pouvoirs locaux qui ont l’école dans leurs attributions. Un tel enseignement risquerait d’insinuer chez les jeunes le trouble et la confusion produits par le fait de voir toutes les valeurs et toutes les situations mises en équivalence. Pour eux, les familles homoparentales et les identités sexuelles qui s’écartent de la norme constituent des exceptions qui ne doivent en aucun cas être mises sur le même plan que la « réalité » commune. C’est donc la banalisation de configurations familiales, d’identités et d’orientations sexuelles considérées comme rares que voudraient proscrire les critiques d’une prétendue gender ideology.

Derrière cet apprentissage de la différence, se cacherait par ailleurs une idéologie plus insidieuse et très dangereuse. En effet, la quête d’égalité entre les sexes repose sur l’idée que leurs différences sont pour l’essentiel culturelles. Cela revient à faire une dissociation entre la culture et la nature et, donc, à remettre en question l’ordre naturel. Ce dernier concept, parfois appelé « loi naturelle », central chez Thomas d’Aquin, est fondamental pour nombre de catholiques, pour lesquels ce qui a été donné par Dieu ne peut être ni défait, ni transformé, ni renié. L’humain qui cherche à se « réinventer » se pare des attributs du démiurge. Cette attitude est d’autant plus dangereuse qu’elle ne fait que l’encourager dans un sens condamné : l’individualisme. Dans cette perspective, remettre en cause les différences hommes-femmes et l’idée de leur « complémentarité » revient à faire peser sur toute communauté humaine — à commencer par la famille — une menace de dislocation. 

Tous les catholiques sont loin de partager cette vision traditionnelle des identités sexuelles. Pour n’en donner qu’un exemple, en France, le Comité de la Jupe dénie toute compétence à l’épiscopat en ce domaine et trouve légitimes les travaux scientifiques sur le gender. Il n’empêche, la position inverse se donne les moyens de diffuser ses convictions dans la presse et la sphère politique. Afin de mettre au jour ces moyens, un colloque est organisé à l’Université libre de Bruxelles les 15 et 16 mai 2014. Intitulé Habemus gender ! Déconstruction d’une riposte religieuse, il se donne pour but d’étudier la genèse et les fondements du discours sur l’« idéologie/théorie du gender », ainsi que les différents domaines dans lesquels il se manifeste. Les travaux auront pour objectif de retracer les canaux et les mécanismes de diffusion de ce discours ainsi que les stratégies dans lesquelles il s’inscrit, dans un contexte tant national que supra ou transnational. Enfin, il s’agira d’explorer les conditions dans lesquelles ce discours fonctionne et les raisons de son succès dans certaines sociétés ou institutions internationales. La réussite de la conférence « Parlez-vous le gender » de ce lundi démontre toute l’importance du sujet.

Emilie Brébant (ULB) et Cécile Vanderpelen (ULB).

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