Jeudi 28 mars 2024
lundi 30 décembre 2013

Le développement de la crémation : un au-delà du religieux ?

Rares sont les pratiques sociales qui atteignent des taux de croissance aussi marqués que ceux enregistrés pour la crémation. Autorisée en 1963 par l’Église catholique, la crémation n’en est pas moins demeurée une pratique discrète jusque dans les années 1980. Puis, elle s’est développée de manière significative avec dans un premier temps des taux de croissance annuels allant de 10 % à plus de 20 % — des taux qui, de fait, ont diminué à partir des années 1990, alors que le nombre des crémations est toutefois demeuré en augmentation constante. Longtemps marginale donc, la crémation représente aujourd’hui plus de 30 % des obsèques en France. Ces chiffres sont encore plus élevés en Belgique. Les prévisions de l’Association française d’Information funéraire anticipent que les crémations devraient s’établir à 35 % en 2020, puis à 49 % en 2030 (D. Le Guay, La mort en cendres, 2012). A Bruxelles, ce taux est déjà passé à 60 %. Dès le moment où l’usage de ce type de funérailles devient massif et que les vœux affichés d’avoir recours à cette technique se multiplient, il n’est plus possible de percevoir cette démarche comme une intention atypique.

Évidemment il ne s’agit pas d’établir une lecture quantitative d’un tel phénomène, car cela n’aurait aucun sens, vu la portée du geste. Exercer son libre arbitre sur ses propres funérailles n’est pas un acte anodin, pas plus qu’il n’est indépendant de toutes normes, croyances ou valeurs. Choisir la crémation participe d’une réelle démarche. Indubitablement, le temps des pionniers des sociétés et associations crématistes, libres penseurs comme ils aiment à se nommer, est révolu, et celles-ci sont amenées à évoluer.

La crémation, si elle tend à devenir une pratique commune, n’en est pas moins en phase d’élaboration normative. Or, qu’est-ce que la crémation, outre le fait de réduire un corps à l’état de cendres ? Il va de soi que l’incinération telle qu’elle est pratiquée traditionnellement, en Inde notamment, avec ses bûchers, ses préconisations rituelles, ses obligations sociales, n’a rien à voir ou presque avec la crémation contemporaine dans les pays occidentaux.

A la question de savoir  « pour quelles raisons principales les personnes optent pour la crémation ? », les réponses apportées par ceux qui y sont favorables sont éclairantes (voir D. Le Guay, La mort en cendres, 2012) : 35 % souhaitent « ne pas embarrasser la famille », tandis que 24 % des personnes interrogées invoquent « des raisons écologiques ». Pour près de 60 % des personnes, le recours à la crémation semble ainsi motivé par une seule et même raison : ne pas être à la charge du monde de demain. Comment entendre ce souci, accepté par avance, de s’effacer au point même de faire disparaître son corps et de ne laisser de soi que des cendres ?

Peut-on par exemple amalgamer des pratiques aussi disparates telles l’inhumation de l’urne dans le caveau familial ; son dépôt dans un columbarium ; la dispersion des cendres dans un lieu symbolique tel une forêt que le défunt aimait arpenter ; la dispersion au sortir du crématorium dans le « jardin du souvenir » — ou jardin de la souvenance, comme l’appellent les Canadiens ? Sans parler des pratiques atypiques : performances artistiques, abandon de l’urne cinéraire, agrégation ou au contraire division des cendres en plusieurs contenants.

Parler de la crémation au singulier suppose de doter cette pratique funéraire d’un ensemble de valeurs, de recommandations et de référentiels communs. Cette évolution profonde interroge (voir B. Py et M. Mayer, La crémation et le droit en Europe, 2e éd., 2011). D'aucuns voudront considérer d’une manière générale que cette « mort en cendres » constitue une modification mineure des obsèques ; d’autres, au contraire, y verront une véritable révolution anthropologique.

Les premiers, parmi lesquels les associations crématistes, répondent à cette évolution en posant la question de la re-ritualisation des cérémonies de deuil. En ce sens que la crémation, loin de déshumaniser le sens des obsèques permettrait précisément plus de souplesse, d’inventivité et surtout de réappropriation de ces moments particuliers que sont le deuil et la séparation, voire la disparition du corps du défunt. Ces associations ne se placent pas parmi ceux qui regrettent cette évolution, mais considèrent que les obsèques sont faites pour les vivants.

Les autres se demandent pourquoi souhaiter que son cadavre, plus tard, soit réduit à la portion congrue. Ils voient les choses comme un double retrait — retrait du corps en cendres, retrait de l’attention des survivants — qui en en dirait long sur le basculement qui opère, dans nos sociétés post-modernes.

L’hypothèse est faite que plus que le choix de la crémation, c’est son environnement, ses conséquences, « l’après du geste » si l’on peut dire, qui pose problème désormais. La réflexion sur la destination des cendres, sur le statut de celles-ci, sur le garant — à savoir aujourd’hui « la personne ayant qualité pour pourvoir aux funérailles » — rend compte que la crémation n’est pas simplement un geste fait sur un corps sans vie.

Parler du mode de sépulture suppose de ne pas s’arrêter au traitement du corps/cadavre. La difficulté de déterminer une destination pour les cendres, l’impossibilité parfois de se recueillir ensuite en un lieu défini, voilà des problèmes qui ne sont pas négligeables. Le geste crématiste dans toute sa portée supposerait dès lors de réinterroger la place que l’on souhaite, en tant que vivants, donner aux morts, de questionner le souvenir des morts tel qu’il est traditionnellement pratiqué, dans nos pays.

La crémation, c'est vrai, a connu une expansion marquante et est en passe de devenir une norme sociale, alors que durant des siècles, dans l’Occident chrétien, il était inconcevable d’être brûlé et de disparaître sans sépulture. D'un côté surexposée dans les médias, de l'autre passée sous silence, la mort que l'on touche de près est un tabou. On ne sait pas ce qu'il faut faire quand un proche meurt. Notre société est capable de prendre en main le corps de l'homme depuis la procréation, que l'on peut désormais médicalement assister, puis tout au long de la vie, jusqu'à sa fin. A ce titre, la mort est plutôt vécue comme l'échec de la société moderne et de la toute-puissance de la science, alors même qu’elle est naturelle.

Le mourant qui se projette dans sa propre mort veut minimiser l'événement. Il part du principe que son entourage n'aura pas besoin de rites et veut débarrasser au plus vite ses proches des obsèques. Il croit bien faire, mais oublie parfois que sa mort appartient aussi à son entourage. Car notre société pousse aujourd’hui l'individu à vouloir tout contrôler : sa vie, sa mort et son corps — quand l'air du temps valorise le sport, le régime, la vaccination, les soins...

Si l'inhumation correspond à une tradition religieuse qui veut que le corps retourne à la terre, la crémation est souvent perçue quant à elle comme un processus particulièrement rapide, voire brutal. Certains auteurs affirment que la crémation nie l’individu. Ce que d’aucuns conçoivent pourtant comme une erreur d’interprétation philosophique. En effet, le feu de la crémation comporte un caractère ambivalent. Il représente à la fois la vie et la mort. Il détruit pour faire renaître. Si le feu par ses flammes consume — et renvoie à la mort — le soleil par ses rayons irrigue la vie, un feu qui purifie, régénère. Cette symbolique de la transmutation a toujours exercé une fascination sur les hommes et en particulier les philosophes — comme Gaston Bachelard, qui écrivait en 1937 dans sa « Psychanalyse du Feu » que l'intensité de la disparition par le feu est la preuve suprême de l'existence.

Aujourd'hui, c'est le respect de la vision du monde de chacun qui prime, de même que l’humanisation d’une société capable de remettre en cause ses traditions. On se souvient de l'époque ou le dais recouvrait la porte de la maison du défunt. La crémation est capable d’intégrer cette dimension : ceux qui restent ont besoin de prendre du temps... Les rites entourant l’inhumation sont nombreux et symboliquement très forts : laver le mort, l'habiller, le placer dans une cercueil de chêne lourd, le disposer sous une pierre tombale... Une façon de perpétuer le soin et la vie du corps. Beaucoup d’inhumations ont perdu cette dimension symbolique et sont d’autant plus pénibles aux yeux de nombre de leurs participants qu’on y sentirait un grand vide. La crémation, en revanche, ne serait pas le vide, pour autant, disent ses défenseurs, qu’elle entre dans une phase d’apprivoisement culturel et qu’elle entraîne des aménagements rituels importants.

Les non croyants ou les non pratiquants, souvent, se sentent extrêmement démunis au crématorium, lorsque aucune cérémonie n'a été prévue. Les crématoires sont amenés de plus en plus à proposer des cérémonies civiles aux proches du défunt, et les pompes funèbres ont pour mission de pouvoir mieux relayer cette possibilité de service aux familles. Ce n'est pas tant les cérémonies religieuses qui font leur entrée au crématoire — on connaît par exemple les résistances de l'archevêque de Malines-Bruxelles, à cet égard — mais c'est une réelle réflexion sur le « religio » qui émerge ainsi, centré sur l’écoute, le respect et la compréhension d’un autre en demande de solennité, de ritualisation et de communion.

Marc Mayer (ULB).

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