mardi 10 janvier 2012

Les religions dans la ville

Ces dernières semaines, la question de la présence de la religion dans l’espace public a ressurgi dans plusieurs villes, qu’il s’agisse de l’installation de crèches de Noël sur des places ou encore, dans un tout autre registre, de la « concurrence » que se font les œuvres de bienfaisance confessionnelles et les organisations caritatives laïques pour la distribution de soupes aux plus démunis. Ce type de tension n’est pas neuf. Il est né avec l’émergence du pluralisme religieux, qui a peu à peu obligé les autorités à inventer un espace public neutre afin d’assurer la cohabitation de tous les modes de vivre et de penser des citoyens. Cependant, la définition d’un « espace neutre » fut et demeure une question sensible puisqu’elle ne résout pas le problème de la convivialité entre des groupes sociaux désireux de vivre et d’exprimer leurs croyances.

Historiquement, on peut repérer dans les tensions générées par la présence religieuse en ville trois logiques distinctes et cependant corrélées.La première logique concerne le problème de la visibilité des religions. Pour s’affirmer, c’est-à-dire produire des signes distinctifs qui soudent leurs adhérents, elles ont besoin de donner à voir leur présence. Cela s’exprime par des lieux de cultes, des signes sur des bâtiments, des processions, une tenue vestimentaire particulière et des sons, tels les cloches, les orchestres de rue ou encore le muezzin (appel à la prière). Une grande visibilité ne se traduit pas forcément par une forte présence et le passé regorge d’exemples de minorités très expansives (on parle du « catholicisme triomphant » dans l’entre-deux-guerres, alors que l’Église commence à accuser une baisse de pratique et perd de son pouvoir d’influence). Aujourd’hui, le problème des villes est qu’elles sont porteuses d’une histoire qui les a construites par strates successives. De ce fait, elles sont chargées d’un patrimoine architectural qui ne représente plus forcément les croyances et les pratiques des populations qui habitent l’espace urbain. Pour elles, habiter un lieu qui correspond à leurs pratiques devient dès lors un enjeu fondamental.

On en vient dès lors à la logique de la communauté. Pour vivre et se perpétuer, les communautés ont besoin de se créer et puis affirmer – on y revient – une identité et une culture. Ce désir, certes légitime, est cependant générateur des contradictions qui, souvent alertent les autorités. Comment en effet concilier ces aspirations communautaires avec la cohésion que nécessitent des valeurs communes pour « vivre ensemble » ? Comment gérer l’intégration de populations minoritaires, souvent immigrées, tout en respectant leurs aspirations communautaires ? De la part des autres groupes sociaux, le risque est souvent là que les signes d’appartenance religieuse soient perçus comme des tares. La reconnaissance tourne alors au stigmate.

Toutes ces questions relèvent à la fois du politique et du sociologique, lesquelles dépendent d’une logique de lutte pour le pouvoir d’influence que se livrent les groupes convictionnels. S’affirmer dans l’espace public passe, tôt ou tard, dans nos sociétés démocratiques, par la nécessité de s’assurer une représentation politique. Mais le pouvoir d’influence ne se limite pas à cette sphère. Il s’agit pour les religions, à la fois de gouverner les membres de leur communauté, et de gagner de nouveaux membres. Un tel projet suppose d’organiser un maillage efficace qui encadre à la fois géographiquement et socialement la communauté. Non seulement les lieux doivent être investis, mais les étapes de la vie des individus (naissance, initiation religieuse, mariage, mort) et de la société (mouvement de jeunesse, relations amicales et conjugales, loisirs, transmission des valeurs) doivent être balisées. Naguère, le maillage géographique et social était confondu puisque chaque croyant était censé vivre dans et pour sa paroisse. Aujourd’hui, ces deux dimensions sont distinctes. Cela a une conséquence dont on n’a pas encore pris l’exacte mesure : l’appartenance religieuse n’est plus forcément inscrite dans la ville (l’église au milieu du village), elle se vit aujourd’hui par le corps et ses accessoires. Désormais forcés de circuler dans des villes traversées de flux et de plus en plus neutres d’un point de vue religieux, ce sont eux qui doivent dire l’identité des personnes et agir comme signes de ralliements.

Toutes ces tendances remettent sérieusement en question l’image souvent véhiculée des religions adversaires de la ville « tentaculaire », mangeuse d’hommes, destructrice de sociabilité, atomisant les individus jusqu’à les rendre anonymes, subvertissant leur âme et leur morale par le spectacle de ses vices. Ce discours est effectivement courant, mais il masque une réalité beaucoup plus complexe. Dans tous les pays industrialisés, les religions ont participé à la fabrication et à l’expansion des villes. En Occident, les capitales se sont développées autour des cathédrales. Les villes ont toujours été des terrains de mission pour les religions. Les modalités qui ont déterminé leur implication ont dépendu des logiques que nous avons exposées, mais beaucoup de travail reste à accomplir pour évaluer exactement leurs interactions. Afin de contribuer à une meilleure connaissance de ces mécanismes, le CIERL, en collaboration avec le Centre d’études nord-américaines de l’ULB, l’Université Concordia et le Centre interdisciplinaire du fait religieux de l’EHESS organisent un colloque international les 22 et 23 mars 2011 intitulé Regards catholiques sur les capitales : Bruxelles, Paris, Québec et Rome (XIXe-XXe siècles) (http://www.ulb.ac.be/philo/cierl/colloquesXV-3.html).

Cécile Vanderpelen (ULB).

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