Vendredi 29 mars 2024
mercredi 9 décembre 2015

Belgique : le cours de morale non confessionnelle est-il neutre ?

Le 12 mars 2015, la Cour constitutionnelle de Belgique a rendu un arrêt appelé à faire date : en effet, suite à une question préjudicielle posée par le Conseil d’État, la Cour a accordé aux parents d’élèves de l’enseignement officiel le droit d’obtenir désormais sur simple demande, non motivée, une dispense pour leurs enfants de suivre l’enseignement d’une des religions dites reconnues, ou de la morale non confessionnelle. Et ce parce que la Cour a estimé que le cours de morale était un cours engagé, non du fait de son contenu — dont elle ne préjuge pas —, mais parce que l’article 5 du décret de la Communauté française de 1994 définissant la neutralité de l’enseignement officiel fonde explicitement le cours de morale sur le principe du libre examen.

Cet arrêt de la Cour constitutionnelle est à la fois surprenant et prévisible. Prévisible parce qu’il va dans le sens de plusieurs avis et arrêts antérieurs du Conseil d’État qui, ignorant toute distinction entre laïcité politique et laïcité philosophique (amalgamant donc deux choses distinctes, mais que la parenté sémantique peut conduire à assimiler) ont considéré que la laïcité, et par extension les principes qui lui sont corrélés — tel le libre examen, cité ici —, auraient été captés par un segment philosophique de la société, une communauté de conviction, en l’occurrence ce que nous appelons communément en Belgique la « laïcité organisée » — ailleurs, l’on parlera de mouvement humaniste.

Aux sources de cette jurisprudence, un arrêt du 14 mai 1985 du Conseil d’État, dit arrêt Sluijs, a ainsi considéré que le cours de morale — prodigué il est vrai dans un établissement particulier, en cause dans la requête alors soumise au Conseil — « vise à défendre un système philosophique spécifique », à savoir la libre pensée. La résolution de la commission du pacte scolaire relative à la notion de neutralité, définissait pourtant en 1963 déjà le cours de morale comme non subordonné à une conception particulière de la vie : « Le cours de morale non confessionnelle, énonçait-elle, est un guide d’action morale fondée sur des justifications sociologiques, psychologiques et historiques. Il ne fait pas appel à des motivations de caractère religieux ; il ne tend pas non plus à la défense d’une ultime conception philosophique déterminée ». Si cela n’avait pas été le cas, la Belgique aurait été en contradiction avec ses engagements internationaux, ce dont elle s’est à plusieurs reprises défendue.

La lecture juridique et historique que l’on retrouve dans l’arrêt de 2015 de la Cour constitutionnelle — qui aligne ainsi le cours de morale sur les cours de religion, comme il aligne aussi les enseignants de morale sur les enseignants de religion — n’a pourtant jamais été celle des gouvernements successifs de la Communauté française. Ceux-ci, loin d’attribuer le cours de morale à un organe de la laïcité organisée — ce qui a en revanche été le choix de la Communauté flamande en le confiant au Raad voor Inspectie en Begeleiding niet-confessionele Zedenleer — ont continué à les faire inspecter et à faire choisir et nommer leurs enseignants par la Communauté, considérant qu’il s’agissait d’un cours « résiduel » appelé à accueillir l’ensemble des élèves dont les parents refusent qu’ils suivent le cours de l’une des religions dites reconnues.

Surprenant, cet arrêt du 12 mars 2015 l’est aussi, parce qu’il décoche au passage une flèche à l’égard de la laïcité de l’État. En effet, s’il rejoint par exemple le sens d’un arrêt du 21 décembre 2010 du Conseil d’État, qui a souligné que la « Constitution belge n'a pas érigé l'État belge en un État laïque. Les notions de laïcité, conception philosophique parmi d'autres, et de neutralité sont distinctes », il va plus loin. En effet, il juge ici que même le principe du libre examen ne peut qu’être lui aussi la marque identitaire et l’une des valeurs particulières d'un segment spécifique de la société, en l’occurrence le mouvement laïque.

On peut y voir une sorte de revanche de l’histoire. Le Pacte scolaire de 1958, en effet, qui systématisa l’organisation de cours de religion et de morale à l’école, n’avait toutefois pas mis fin au vœu de certains de voir pénétrer la morale chrétienne à l’école publique et surtout à la volonté de l’Église catholique d’y exercer un droit de regard. Une intention qu’affichait clairement le cardinal Van Roey à la veille de la deuxième guerre scolaire (1954-1958), relayé en cela par le ministre catholique de l’Instruction publique, Pierre Harmel. On la retrouvera jusque dans la définition de l’école neutre de 1963 proposée par la commission du pacte scolaire, une définition qui portera une forte marque confessionnelle.

Alors que des socialistes laïques comme Max Buset et Henri Janne avaient voulu dès les années cinquante définir la neutralité scolaire en se fondant sur le principe du libre examen, il faudra attendre le décret précité de la Communauté française de 1994 pour voir se réaliser, dans les principes du moins, cette aspiration. L’arrêt du 12 mars 2015 entérine que ce principe du libre examen ne caractérise pourtant pas l’enseignement public dans son ensemble, mais qu’il est cantonné au seul enseignement de la morale non confessionnelle. Ce qui paraît en contradiction avec le fait que les articles 1 à 4 du décret de 1994, qui concernent la neutralité du programme d’enseignement en général — et non la nature du seul cours de morale — correspondent très exactement à ce que l’on peut définir comme des principes s’inspirant du libre examen, appliqués à l’ensemble du projet éducatif des établissements organisés par la Communauté française ou qui ont adhéré à sa neutralité.

Revenons à la morale non confessionnelle. La jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme (cf déjà l’arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Perdersen du 7 décembre 1976) constate que le premier protocole à la Convention européenne des droits de l’homme « n’empêche pas les États de répandre par l’enseignement ou l’éducation des informations ou connaissances ayant, directement ou non, un caractère religieux ou philosophique ». La frontière en la matière résidant dans la volonté d’endoctrinement des élèves. Si le cours de religion est conçu par la législation belge comme ayant une dimension prosélyte, jamais pareille qualification n’a été attribuée, sous une forme ou sous une autre, au cours de morale.

Le problème, en l’espèce, réside donc dans le fait, outre que le décret de 1994 n’applique pas réellement la neutralité aux enseignants de morale, malgré que ces derniers ne jouissent pas d’un statut dérogatoire à celui qui s’applique aux enseignants soumis à la neutralité, outre qu’il n’existe pas non plus de référentiel officiellement adopté par le Parlement pour ce cours de morale, qu’y a été abandonnée la terminologie constitutionnelle — un cours de ‘morale non confessionnelle’ — au profit de celle de ‘cours de morale inspirée par l’esprit de libre examen’ (l’appellation ‘morale laïque’ avancée par certains n’a quant elle aucun fondement constitutionnel ou législatif, rappelons-le). Le juriste Xavier Delgrange a toutefois montré que le texte voté par le Parlement de la Communauté française en 1994 est juridiquement critiquable du point de vue de la hiérarchie des normes, puisqu’il ne revient pas à un décret de modifier la portée d’une notion constitutionnelle.

Les auteurs de la proposition à l’origine du décret de 1994 n’entendaient cependant pas abandonner, alors, le caractère de neutralité de ce cours : « L’expression ‘morale non confessionnelle’, affirmaient-ils, constitue une définition en creux ; elle revient à définir le cours par rapport à ce qu’il n’est pas. L’expression ‘morale inspirée par le libre examen’ implique une vision positive » (rapport de la Commission de l’Éducation, Doc. C.C.F., 1993-1994, nG 143/2). Lors du vote du décret de 2004 élargissant la neutralité à l’enseignement subventionné, le ministre en charge de l’Enseignement précisa d’ailleurs que le libre examen est « une méthode de cheminement vers la connaissance », c’est-à-dire une méthode pédagogique. En témoigne aussi le contrôle exercé par la Communauté française sur le contenu de ce cours, au contraire de ce qu’il en est des cours de religion. Onze ans plus tard, constatant qu’à ses yeux le cadre décretal ne garantit pas la neutralité du cours, la Cour constitutionnelle oppose curieusement le libre examen à une méthode « objective, critique et pluraliste », vidant selon d’aucuns l’expression 'libre examen' de son sens.

Deux experts, Louis-Léon Christians (UCL) et Mathias El Berhoumi (FUSL) ont dans le Journal des Tribunaux, en mai dernier, scrupuleusement relevé les diverses ambiguïtés de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 12 mars 2015 — notamment la liaison qu’il opère, au mépris de l’intention du Constituant de 1993, entre l’alinéa deux de l’article 181 de la Constitution relatif à la « reconnaissance » des « organisations reconnues par la loi qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle » et l’article 24 qui prescrit que « les écoles organisées par les pouvoirs publics offrent, jusqu'à la fin de l'obligation scolaire, le choix entre l'enseignement d'une des religions reconnues et celui de la morale non confessionnelle ». Car, et Louis-Léon Christians et Mathias El Berhoumi le montrent clairement, il n’y a pas d’équivalence entre « morale non confessionnelle » et morale d’une « organisation philosophique non confessionnelle » —, deux conceptions que la Constitution belge distingue d'ailleurs bien.

La situation créée par cet arrêt ambigu impose donc de clarifier les choses. Soit en allant au bout de la logique d’un cours de morale non confessionnelle réputé engagé, en confiant à la « laïcité organisée » — voire, pourquoi pas, à une autre « organisation qui offre une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle » — le choix de son contenu et le choix de ses enseignants. Soit, au contraire, en considérant que la Communauté française (ou Fédération Wallonie-Bruxelles, comme on se plaît à la nommer aujourd’hui), tenue au principe de neutralité, ne peut dispenser et organiser un cours de morale qui ne serait pas en adéquation avec ce principe. Ce qui suppose alors de revoir le décret de 1994, afin de lui rendre une cohérence que la Cour constitutionnelle ne lui reconnaît pas — c’est bien la Communauté française qu’elle vise pour ne pas offrir une garantie de neutralité au cours de morale.

Et puis, il y a peut-être aussi une troisième voie : retourner l’arrêt de la Cour constitutionnelle contre lui-même — au-delà de la nature du cours de morale —, en regardant la neutralité du programme de l’ensemble du projet éducatif des établissements organisés par la Communauté française comme inspirée par le principe du libre examen, ce qui peut se déduire, on l’a vu, des termes du décret de 1994 et de l’intention du législateur décrétal. Une troisième voie qui sortirait le libre examen, fondement même de toute pensée critique, du giron où la Cour entend l’enfermer, pour ne pas interdire non plus une lecture libérale de la laïcité de l’État que l’arrêt de la Cour, en même temps qu’il met à mal la neutralité positive au fondement de l’école démocratique, pourrait étouffer...

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

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