jeudi 28 janvier 2016

Un sondage ORELA/IPSOS/Le Soir/RTBF : « Les Belges francophones et la religion »

La manière dont le grand public et les médias se représentent le fait religieux est souvent tributaire des coups de projecteurs braqués sur les religions en raison de l’actualité immédiate et des rapports de force qu’elles subissent ou entretiennent entre elles — voire avec l’Etat et les collectivités locales. Dès lors, beaucoup de stéréotypes et a prioris circulent sur les religions, leurs pratiques et les croyants. Pour les sciences humaines, l’une des manières les plus efficaces d’approcher la façon dont la religion est vécue, pratiquée, perçue et expérimentée par les individus est l’enquête. ORELA, dans le cadre de "La Religion dans la Cité", et en collaboration avec Le Soir et la RTBF, vient ainsi de faire réaliser par IPSOS un sondage sur « Les Belges francophones et la religion ». Quels enseignements en tirer ?

On constate tout d’abord que la progression de la sécularisation constante observée jusqu’ici ne peut se vérifier, même si elle paraît en réalité freinée ; il n’y a pas de rejet massif de la religion, dont l’image est globalement plutôt positive, même si sur certaines questions, les Belges francophones sont divisés. L’adhésion au catholicisme demeure largement majoritaire. Cependant, la pratique religieuse est basse et le lien avec le catholicisme est donc davantage un lien culturel, ramenant plutôt à l’identité ; le présent sondage affiche ici une tendance que ne montraient pas les enquêtes précédentes qui ne distinguaient pas entre identité convictionnelle et pratique religieuse.

Bien que les différentes enquêtes de ces dernières années révélaient une sécularisation constante, ici, les données semblent contredire cette tendance, puisque 75% de l’échantillon sondé se revendique d’une culture ou d’une identité religieuse. Ceci résulte du caractère particulier de la question posée, laquelle distinguait sentiment d’appartenance à une religion (renvoyant donc plutôt à une identité culturelle) et pratique de cette religion (ce qui peut recouvrir des formes diverses, depuis la pratique régulière conjuguée à l’observance stricte jusqu’à des manières très diffuses, peu régulières et très lâches de manifester sa pratique).

convictions

Une minorité des répondants se déclarent pratiquants : 19 % de catholiques, 6 % de musulmans. S’il y a 26 % de pratiquants en Belgique francophone, ils sont 34 % à Bruxelles — le poids de l’islam y influence la tendance, à savoir le nombre total de pratiquants. Dans le même temps, Bruxelles est plus contrastée parce qu’elle compte davantage d’incroyants et une plus grande diversité convictionnelle. Alors que chez les catholiques, plus l’on est jeune, moins l’on  pratique (contrairement à la France, comme le révélait l’enquête Opnion Way menée pour la Conférence des religieux et religieuses de France en 2015), la tendance s’inverse chez les musulmans : la pratique y est davantage le fait des plus jeunes.

Toutefois, ces constats ne permettent pas d’identifier la nature de la pratique religieuse, ni le type d’adhésion aux institutions religieuses. En 2007 et 2009, les derniers chiffres relatifs à la pratique catholique diffusés par l’épiscopat montraient que moins de 5 % de la population avait une pratique dominicale hebdomadaire et que seuls un peu plus 50 % des enfants nés en Belgique étaient baptisés (54,6% pour l’ensemble du pays, mais seulement 14,8 % à Bruxelles). Par ailleurs l’enquête européenne sur les valeurs menée elle aussi en 2009 confirmait que la pratique dominicale (à savoir l’assistance mensuelle à la messe) concernait seulement 4 % des Belges.

Les données recueillies ici semblent confirmer ainsi que les catholiques se revendiquent davantage d’une proximité avec la culture chrétienne que d’un respect des pratiques, une adhésion au dogme ou à la morale religieuse — comme l’ont montré diverses études antérieures, insistant sur une pratique « à la carte ».

Moins d’un tiers des catholiques (31 %) se déclarent en effet pratiquants, alors qu’ils sont 89 % des musulmans à se déclarer tels (sans que l’on sache si cette pratique se résume par exemple à l’observance du Ramadan ou si elle concerne les cinq prières quotidiennes et les autres « piliers » de l’islam). Ainsi, l’enquête de la Fondation Roi Baudouin intitulée « Belgo-Marocains et Belgo-Turcs : (auto)-portrait de nos concitoyens » et dont les résultats avaient été livrés en mai 2015 montrait que moins d’un répondant sur trois seulement (environ 30 %) disait fréquenter la mosquée au moins une fois par semaine.

Il y aurait 7 % de musulmans en Belgique francophone (ce qui corrobore les données récentes de l’enquête du Pew Forum on Religion and Public Life), et 23 % de musulmans à Bruxelles, un pic démographique qui pourrait ne pas être dépassé si le taux de natalité des musulmans se calque progressivement sur celui de la population générale, comme cela paraît être observé par d’aucuns — sauf si le regroupement familial ou des migrations nouvelles viennent bouleverser ce constat. Ceci est à mettre en relation avec le fait qu’à Bruxelles, le cours de religion islamique est le plus suivi dans l’enseignement officiel (qui rassemble environ la moitié des élèves), avec 47,5 % des élèves, comme l’a montré le rapport ORELA portant sur l’année 2014. 

Bruxelles et la Wallonie comptent 25 % d’incroyants et assimilés ; mais on peut supposer qu’il y a également des incroyants parmi les non-pratiquants, surtout catholiques, voire même chez les pratiquants. On constate un grand dimorphisme sexuel. Il y a beaucoup plus de femmes pratiquantes, principalement chez les catholiques (24 % contre 14 % d’hommes chez les catholiques pratiquants, pour 48 % contre 37 % chez les catholiques non pratiquants) ; il n’y a en revanche pas de différence significative de ce point de vue chez les musulmans. Les hommes sont en général davantage incroyants ou indifférents que les femmes (37 % contre 14 %). Le profil de l’incroyant ou de l’indifférent est ainsi plutôt celui d’un homme jeune et éduqué, tandis que celui du pratiquant catholique est celui d’une femme, senior, peu éduquée, rurale et inactive.

Pour 73 % des Belges francophones, la religion appartient au domaine privé. Il n’y a pas de distinction de ce point de vue entre Bruxelles et la Wallonie. Les hommes en sont légèrement plus convaincus ; de manière générale, plus on est éduqué, plus l’on considère que la religion appartient au domaine privé. Il est à remarquer que les musulmans et les incroyants/indifférents en sont davantage convaincus que les catholiques : on ne doit pas nécessairement y voir chez les premiers le reflet d’une vision laïque de la société, mais plus vraisemblablement une réaction face aux politiques publiques menées à l’égard de l’islam : les musulmans souhaiteraient ainsi se prémunir d’une ingérence des autorités publiques dans la gestion de leur culte notamment. Parmi ceux qui considèrent que la religion appartient davantage au domaine public, on compte sans doute surtout des protestants évangéliques.

repli

Pour 48 % des personnes interrogées, la religion contribue au renforcement de l’identité. Il est toutefois difficile d’apprécier si ce constat est perçu de manière positive ou négative. Une proportion quasi égale de Belges francophones estiment que la religion est un facteur de paix (46 %) ou un facteur de violence (43 %) : ceux-ci sont donc divisés de ce point de vue.  Ceci se marque davantage à Bruxelles en raison de la propension des musulmans à considérer que la religion est un facteur de paix et sans doute aussi en raison de la diversité culturelle bruxelloise, qui entraîne vraisemblablement une vision plus positive de la religion.

Ceci peut s’expliquer soit par la conviction forte chez les musulmans que la religion constitue un facteur de paix et d’amour de l’autre, soit par la nécessité à leurs yeux de défendre l’idée que la religion, et en particulier l’islam, ne sont pas facteurs de violence (seuls 6 % des musulmans pensent que la religion est un facteur de violence). Les catholiques sont en revanche une minorité à le penser : sans doute portent-ils un regard plus critique sur leur propre religion, combiné à une vision de l’islam considéré par certains d’entre eux comme une religion intrinsèquement violente.

violence

Les jeunes sont plus enclins à penser que la religion est davantage facteur de paix que de violence. Les incroyants se caractérisent également par une attitude moins négative à l’égard de la religion qu’on ne pouvait le penser ; de manière générale, dans le contexte actuel, il est remarquable de noter qu’on ne stigmatise pas la religion de manière exacerbée ­: elle n’est facteur de violence que pour 43 % des personnes sondées.

Il est à relever qu’en 2014, les résultats d’une enquête Win/Gallup menée dans 65 pays auprès de 66 806 personnes à propos de leur perception du rôle de la religion, avaient montré que la religion serait aujourd’hui davantage perçue comme un facteur de division et de conflit dans notre pays. En Europe occidentale, qui constitue déjà la région la plus sceptique au niveau mondial, les Belges seraient ainsi les plus méfiants à l’égard de la religion, juste derrière le Danemark.

Le regard porté sur les convictions des autres s’énonce de manière fort contrastée. De manière générale, plus l’on est éduqué, plus on est tolérant. La confiance en la tolérance du catholicisme et du bouddhisme est forte, surtout chez les plus jeunes et les plus éduqués. Il est plus surprenant de constater que la laïcité vient en deuxième position et qu’elle est à ce point bien vue, même chez les musulmans (68 % d’entre eux considèrent la laïcité comme tolérante, 28 % comme non tolérante). Peut-être peut-on y lire le fait qu’en des temps troublés, en particulier au lendemain des attentats de janvier 2015 qui ont visé la liberté d’expression, l’idéologie républicaine et les valeurs des Lumières, la laïcité apparaisse comme une réponse ou à tout le moins un recours. Dans le même temps, tout dépend du sens que l’on donne au terme laïcité, dont on sait que les interprétations sont nombreuses et divergentes.

Les musulmans sont par ailleurs globalement plutôt tolérants à l’égard des religions du Livre ; ils le sont en revanche moins à l’égard du bouddhisme et de l’hindouisme. Ce sont aussi ceux qui ont la meilleure image de leur propre religion.

tolrance

Il est également surprenant de constater que, contrairement aux idées préconçues, la tolérance est moindre à l’égard du judaïsme — même si 20 % des sondés sont sans avis à ce sujet — que de l’islam — qui recueille des avis très contrastés, 23 % le considérant comme très peu tolérant et 38 % comme plutôt tolérant. La moindre tolérance à l’endroit du judaïsme se marque surtout en Wallonie, chez les femmes, chez les seniors, chez les moins éduqués et les catholiques. On peut sans doute y voir la persistance de stéréotypes chrétiens négatifs traditionnels ou le fait qu’il s’agisse d’une religion non prosélyte, paraissant repliée sur elle-même ; mais il est vraisemblable aussi que la perception souvent négative de l’Etat d’Israël contribue par incidence ou par amalgame à nourrir cette vision d’un judaïsme peu tolérant.

L’image des protestants évangéliques est également plutôt négative : les raisons peuvent en être multiples : il est possible qu’ils soient assimilés à une image trop visible et trop envahissante de la religion, et/ou qu’ils soient associés au phénomène dit sectaire.

En conclusion, si les résultats de ce sondage sont très instructifs de la récurrence de certaines tendances déjà signalées par les spécialistes du fait religieux contemporain, l’enquête mériterait d’être poursuivie afin de détailler et affiner certains points. Les questions posées partent ici d’une vision très institutionnalisée de la croyance, montrant les limites d’un sondage résumé à quelques questions de base. Croyance, adhésion et pratiques sont perçues comme intrinsèquement liées. Or, le propre de la société post-moderne est d’avoir délié ce triptyque. Autrement dit, il n’est pas rare de rencontrer un individu qui se dit catholique, va à la messe et communie, mais ne croit pas en Dieu.

D’autres disent n’appartenir à aucune religion mais affirment croire en une série de transcendantaux plus ou moins liés à des traditions religieuses : les forces surnaturelles, les êtres surnaturels (les jedis par exemple), la réincarnation, « quelque chose après la mort », l’astrologie, le sens de la vie (et donc la possibilité de prédire l’avenir), l’âme, etc. Ces croyances peuvent se réaliser par des pratiques plus ou moins matérialisées (la méditation, des séminaires de « bien-être », des régimes alimentaires…). La multiplicité des rapports individuels au fait religieux qui dessinent l’être au monde à l’ère de l’ego rend évidemment toute enquête transversale et standardisée difficile. C’est pourtant bien cette direction qu’il faudra poursuivre dans les années à venir…

Caroline Sägesser, Jean-Philippe Schreiber et Cécile Vanderpelen-Diagre (ULB).

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