jeudi 11 février 2016

La kabbale contemporaine, entre mystique des lettres et thérapie alternative

La kabbale est plus que jamais à la mode dans le monde de la spiritualité alternative. Si des institutions comme le Kabbalah Centre rassemblent plusieurs milliers de membres à travers le monde, la kabbale donne également lieu à de nombreuses publications visant à vulgariser le sujet et à le mettre en perspective avec de nouvelles disciplines. Deux thèmes en particulier sont traités de façon récurrente : la mystique des lettres et leur pouvoir thérapeutique. Il semblerait en effet que le grand public soit en demande de nouvelles voies de connaissance de soi et, à travers elle, d’une recherche d’un mieux-être, caractéristique des formes contemporaines de spiritualité. Cet engouement reflété par le monde de l’édition est emblématique à plus d’un titre. D’une part, il témoigne d’un intérêt grandissant du public pour la kabbale et pour les lettres hébraïques en particulier ; d’autre part, il s’inscrit dans un mouvement de vulgarisation de la mystique juive, qui s’intègre ainsi toujours plus dans le paysage de la spiritualité alternative.

Historiquement, la kabbale prend naissance dans la tradition juive. Elle se présente comme un enseignement ésotérique relatif aux textes sacrés, transmis par un maître à un disciple qui le « reçoit » (kabbala en hébreu signifie « réception »). Ces enseignements ont peu à peu été transcrits jusqu’à former un corpus littéraire défini, dont le centre est le Livre du Zohar, véritable bible de la kabbale, rédigée au XIIIe siècle en Espagne. On distingue généralement deux branches dans l’histoire de la mystique juive : d’une part une branche théosophico-théurgique, centrée sur les sefirot (système symbolique qui postule qu’une dizaine d’entités établissent un lien entre le monde de la divinité et notre monde matériel) et, d’autre part, un courant de kabbale extatique, fondé par Abraham Aboulafia au XIIIe siècle. Cette dernière branche met l’accent sur la puissance de la langue et des lettres hébraïques, à travers la méditation sur les noms divins et les lettres composant les prières afin d’amener le croyant à une union avec la divinité.

Dès le XVe siècle, dans le contexte de la Renaissance, un fort intérêt pour les hebraica et pour les textes de la kabbale en particulier se développe chez des érudits chrétiens comme Pic de la Mirandole et Jean Reuchlin. Ce qu’on appellera la « kabbale chrétienne » amorce la sortie de la kabbale du sein du judaïsme. Elle connaîtra dès lors deux voies de développement parallèles : une au sein de la tradition juive, l’autre au sein de l’ésotérisme européen occidental. La kabbale devient en effet un élément central de la philosophia perennis à la Renaissance, qui postule que toutes les traditions philosophiques et religieuses participent à la Révélation ; plus tard, la kabbale apparaît comme une composante essentielle de l’occultisme de l’époque moderne. Parallèlement, l’exégèse kabbalistique continue à se développer dans le cadre du judaïsme, avec les apports du kabbaliste Isaac Louria au XVIe siècle et du hassidisme au XVIIIe siècle.

En somme, ces deux kabbales coexistent pendant plusieurs siècles, entretenant assez peu de contacts. La situation se modifie quelque peu à l’époque contemporaine, avec l’apparition de nombreux mouvements d’étude et de pratique de la kabbale ouverts à tous, sans distinction d’origine religieuse, dont le plus connu est le Kabbalah Centre. À l’époque contemporaine, la kabbale se fond dans le paysage de la spiritualité alternative et adopte les traits de la religiosité postmoderne. Ainsi, la kabbale partage de nombreuses caractéristiques avec le New Age. Le monde de l’édition reflète cette nouvelle tendance. Les publications relatives à la kabbale et destinées au grand public sont de plus en plus nombreuses. Deux auteurs en particulier se montrent très prolifiques — Michael Laitman et Georges Lahy (aussi connu sous le nom de Virya) —, mais plusieurs autres auteurs s’essayent à cet exercice avec des titres évocateurs comme Splendeur des lettres. Splendeur de l'être. Corps, Kabbale et médecine énergétique de Rivka Cremisi ; Qu'est-ce-que les lettres hébraïques. Les fabuleux pouvoirs de l'Alphabet Sacré de Haziel ; Rencontres avec la Splendeur : le pouvoir guérisseur des lettres hébraïques de Marie Elia ; Les lettres hébraïques: Entre science et kabbale de Frank Lalou, et, tout récemment, Médecine et kabbale. Le pouvoir des lettres d’Ariel Toledano. Comme on le voit, la plupart de ces ouvrages traitent des lettres et de leurs pouvoirs, souvent en association avec l’idée de guérison. La récurrence de ces thèmes est intéressante à plus d’un titre. D’une part, elle témoigne de l’évolution du statut de la kabbale pour le lecteur contemporain et, d’autre part, de son intégration dans le paysage de la religiosité du Nouvel Age.  

Le « développement personnel » occupe une place centrale dans les nouveaux mouvements religieux. L’épanouissement individuel et la recherche du sens de la vie semblent, de même, être au centre des préoccupations de la kabbale. Selon Ariel Toledano : « Le corpus kabbalistique [...] constitue une véritable philosophie de vie dont le but est d’orienter l’existence vers un équilibre physique et psychique [...] cet équilibre passe par le transfert d’une énergie vitale émanant du divin à travers les 22 lettres de l’alphabet hébraïque et principalement les quatre lettres du tétragramme. » Le hassidisme avait déjà envisagé la kabbale dans une perspective psychologique, mais elle demeurait strictement intégrée dans le cadre de la pratique du judaïsme. Ici, loin de toute appartenance religieuse, la kabbale se présente comme une « sagesse de vie » universelle et accessible à tous. Par ailleurs, le lien entre médecine et kabbale doit être envisagé dans le cadre de l’omniprésence de la thématique de la guérison au sein des nouveaux mouvements religieux, comme l’ont montré les études de Régis Dericquebourg (Religions de guérison) et encore récemment, les résultats de recherche publiés dans le numéro que la revue Ethnologies a consacré à la question en 2011.

Un autre point soulevé par ce type de publication est l’intérêt pour les lettres hébraïques et le pouvoir qui leur est attribué. La méditation sur les noms divins est une pratique bien ancrée dans la tradition juive. Cependant, la fascination pour les lettres hébraïques et les techniques de manipulation de la langue ont connu une large diffusion en dehors des communautés juives à l’époque moderne, surtout grâce aux travaux de kabbalistes chrétiens comme Athanase Kircher au XVIIe siècle, Franz Joseph Molitor au XVIIIe ou Eliphas Levi au XIXe.

Le pouvoir « occulte » que les kabbalistes et les occultistes chrétiens reconnaissent à la langue hébraïque a donné naissance à des conceptions et des pratiques magiques indépendantes de la connaissance de la langue hébraïque. Des auteurs comme Ariel Toledano soulignent les liens « mystérieux » qui existent entre les dénominations hébraïques des membres du corps humain et la connaissance scientifique que nous avons de leur fonctionnement ou de leur pathologie. Il postule ainsi une relation entre le mot et la chose, censée nous amener à une plus grande conscience du fonctionnement de l’homme et de son environnement. Comme si la divinité, à travers la langue hébraïque, signalait sa présence à l’œuvre dans le monde. La kabbale contemporaine participe ainsi au « réenchantement » du monde, souvent évoqué à propos des nouvelles formes de religiosité.

En somme, cette évolution de la kabbale que nous observons aujourd’hui est surprenante dans la mesure où elle entérine une conception de la kabbale fortement critiquée tout au long de son histoire, celle d’une « kabbale magique et superstitieuse » comme avaient coutume de dire les humanistes de la Renaissance. Dans le nouveau paysage qu’offre la spiritualité contemporaine, cette forme de kabbale moins spéculative, moins théosophique — enfin, moins religieuse —, occupe désormais une large place.

Anna Maria Vileno (ULB).

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