mercredi 7 mars 2012

Vietnam : l’Etat-Parti et les religions sous le signe du dragon

Vietnam : l’Etat-Parti et les religions sous le signe du dragon photo de l’auteur, kiếp bạc, février 2006

Il y a désormais 25 ans que la République socialiste du Vietnam a proclamé son entrée dans l’ère du đổi mới, ce lorsqu’au cours de son VIè Congrès (1986), le Parti communiste du Vietnam (PCV) a entériné le choix d’instaurer une politique de renouveau. Un quart de siècle donc que la voie de la modernisation et de l’intégration internationale suit la forme originale d’une « économie de marché à orientation socialiste », pas si éloignée de « l’économie socialiste de marché » chinoise, mais pas identique pour autant. Comme toujours lorsqu’on évoque le Vietnam, la tentation est grande de se référer à l’empire du milieu, en identifiant l’un à l’autre, certes par un changement de distance focale mais sans en changer pour autant l’angle de vue. On rappelle pour cela les siècles d’histoire commune (sous formes de rapports colonial, tributaire ou égalitaire), les voisinages linguistiques et culturels, les similitudes des politiques menées, la concordance dans les transitions de l’Etat. Dans le contexte de mondialisation, la quête d’un modèle de développement qui serait propre à chacune de ces républiques socialistes est bien évidemment identique.

Mais il n’est nul besoin de se référer à l’actualité la plus brûlante (affaire de l’exploitation de la bauxite dans le Centre Vietnam par une entreprise chinoise, souveraineté disputée sur deux archipels au large des côtes vietnamiennes) pour affirmer que si la Chine n’est pas le Vietnam en grand, le Vietnam est encore moins la Chine en miniature. Pour preuve, peu de sinologues intègrent naturellement le Vietnam dans leur champ d’expertise pour éclairer leurs analyses. Si l’on retourne l’équation, le rapport n’est déjà plus le même ; et si l’on remplace ce troisième élément par l’opinion publique, alors le déséquilibre devient abyssal tant le réflexe pavlovien d’identifier la Vietnam à la Chine est grand. De sorte que si le contrepoint de la Chine est toujours utile dans l’observation de la situation vietnamienne actuelle et passée, il ne doit pas en déterminer l’analyse. Ce qui est vrai dans des domaines aussi variés que l’histoire ancienne, la géopolitique ou l’économie l’est, a fortiori, lorsqu’on aborde le thème des religions, qu’il s’agisse de renouveaux ou de sorties du religieux, des nouvelles dynamiques sectaires ou plus généralement des relations que ces deux Etats-Partis entretiennent avec les Eglises.

Afin d’esquisser les aspects saillants et les tendances actuelles qui se dessinent dans le domaine des relations Eglise/Etat, repartons d’une seconde date anniversaire, celle des 20 ans de « rénovation » de la politique religieuse. Par les déclarations officielles des années 1990 et 1991, l’Etat vietnamien a en effet défini les religions comme ayant une utilité sociale, une profondeur historique, une dimension culturelle. Mieux, la religion a été pour la première fois reconnue comme l’expression d’une nécessité spirituelle d’une partie non négligeable de la population. La liberté de croire et de ne pas croire avait bien évidemment été déclarée depuis longtemps, et la non-discrimination était respectée par principe. Mais ce Vietnam qui entrait désormais dans un âge post-révolutionnaire a commencé également à reconsidérer objectivement la place du religieux dans la société et au cœur de la nation.

Encore fallait-il définir, dans une perspective très fonctionnaliste tout d’abord, ce qu’est une religion, ce qui la distingue d’un culte ou d’une croyance populaires, ce qui l’éloigne de la superstition et des phénomènes sectaires. De là l’exigence de repenser les cadres de la gestion politique du religieux aux divers échelons administratifs (bureau des affaires religieuses), la formation de ses cadres fonctionnaires, la reconfiguration des organisations cultuelles et des églises officielles, l’adoption d’un régime de laïcité, la clarification enfin des normes, juridiques notamment, qui permettraient de préciser les modes de régulation et la légalité des activités religieuses.

Simultanément, une autre série de questions a concerné l’intégration des religions universalistes dans les traditions locales. C’est le cas tout particulièrement du catholicisme qui, bien que présent depuis plus de trois siècles, et bien qu’ayant poursuivi son inculturation sous les effets de la décolonisation et des inflexions du concile Vatican II, oblige aussi l’Etat à repenser ses relations avec le Vatican. La tolérance ou la mise à distance des Nouveaux Mouvements Religieux a représenté par ailleurs un nouveau défi. Qu’il s’agisse de mouvements fondés sur des spiritualités occidentales, asiatiques ou même sur des religiosités autochtones n’y change rien. Ce ne sont pas les référents culturels ou les théologies qui sont discutés mais bien l’institutionnalisation difficile de groupes minoritaires qui se structurent sous des formes réticulaires, laïques ou d’églises locales.

De ce point de vue, la dissémination des protestantismes évangéliques et pentecôtistes en milieu urbain mais aussi auprès de populations montagnardes — formant une véritables mosaïque ethnique au nord et au centre du pays  — va d’ailleurs compliquer la donne. De façon globale, c’est donc l’insertion de l’ensemble des communautés religieuses dans le creuset d’une nation indépendante, solidaire, réunifiée qui est en jeu. Surtout si l’on se remémore que la colonisation française, les guerres d’indépendance et la partition Nord/Sud du pays (1954-1975) ont eu des effets sur la définition des relations Religions/Nation, que les différences culturelles régionales se retrouvent amplifiées dans le domaine religieux et que, par ailleurs, la lente émergence d’une société civile tend à modifier les cadres structurants de la société (groupements de masse, Front de la Patrie).

Les défis les plus récents procèdent enfin de l’intégration du Vietnam dans les instances économiques et politiques internationales. La contrepartie en est que, tout en respectant le principe intangible des souverainetés nationales, les pressions internationales s’exercent d’une façon plus régulière et plus soutenue pour que soient respectés les traités internationaux et que soient reconnues les valeurs universelles et les libertés fondamentales. De ce point de vue, la mutation des relations bilatérales vietnamo-américaines a été cruciale. Outre que la fin de l’embargo et la normalisation des relations diplomatiques (1995) ont entraîné l’accroissement dès lors continu de leurs échanges et soutenu l’intégration effective du Vietnam dans un monde multipolaire, ils ont aussi soumis le gouvernement à de possibles rétorsions commerciales en cas de manquements ou de violations des droits de l’homme.

La mise en application, fin 1998, de l’International Religious Freedom Act a ainsi alimenté d’âpres discussions au sujet des libertés religieuses et du principe de non-ingérence. Au point que le risque de voir le Vietnam placé sous surveillance (Watch List) puis rétrogradé sur la liste des pays préoccupants (Countries of Particular Concern) s’est transformé en réalité au début des années 2000, plus précisément en 2004. Depuis 2006, le pays a été retiré de cette liste, conformément aux engagements pris dans ce laps de temps (adoption d’une ordonnance sur les religions, publication d’un livre blanc, mesures spéciales prises en faveur du protestantisme) et en réponse à un agenda international précis (organisation du sommet de l’APEC à Hanoi en novembre 2006, intégration à l’OMC début 2007).

A en lire les rapports annuels de l’organisation internationale non-gouvernementale Human Rights Watch ou ceux de l’USCRIF (United States Commission on International Religious Freedom), la tension reste vive aujourd’hui malgré le règlement de nombreux contentieux. La presse vietnamienne du pays se fait régulièrement l’écho de faits isolés qui sont à verser au dossier des affaires de dissidences religieuses ou de droit commun. Alors que celle des communautés vietnamiennes de l’outre-mer relient mécaniquement la question des libertés religieuses au respect des principes démocratiques et à l’appel au multipartisme. Quoi qu’il en soit, ces diasporas việt kiều (estimées à 1,5 millions de personnes aux Etats-Unis, à 300.000 en France notamment) donnent désormais une dimension transnationale à la question religieuse qui n’est pas sans effet sur les relations Eglises-Etats, sur la formation de dignitaires, sur la préservation ou la circulation de savoirs, de croyances et de pratiques.

Rappelons ainsi que trois périodes essentielles se dégagent : de 1991 à 1998, le décret-69 du conseil des ministres reconnaît le sentiment religieux et l’utilité sociale des religions. Cette période amorce de nouvelles relations avec l’Eglise catholique, les deux principales Eglises protestantes, l’Eglise bouddhique du Vietnam, à distinguer de l’Eglise bouddhique unifiée du Vietnam, fondée au Sud Vietnam au début des années 1960 et considérée comme dissidente. De 1998 à 2004, les directives-37 du PCV confirment la poursuite de la politique de régulation des activités religieuses et annoncent un projet d’ordonnance. Cette période est marquée par la reprise des contacts avec les organisations caodaïstes, la reconnaissance du bouddhisme Hòa Hảo, la surveillance de Nouveaux Mouvements Religieux et le traitement spécifique de la question des sectes et dénominations protestantes évangéliques. A cette date, les religions reconnues sont au nombre de 6 (bouddhisme, catholicisme, protestantisme, islam, caodaïsme, bouddhisme Hòa Hảo). Enfin, depuis 2004, la mise en application de l’Ordonnance sur la croyance et la religion encadre une politique d’enregistrement et de reconnaissance de la personnalité juridique des organisations religieuses qui précise ces relations Eglises/Etats : outre les organisations religieuses précédemment reconnues, ce sont les nouvelles religions vietnamiennes du sud (Tứ Ân Hiếu Nghĩa…), les groupes minoritaires étrangers ou autochtones (baha’i, Bửu Sơn Kỳ Hương) et surtout les dénominations protestantes présentes avant 1975 au sud du Vietnam (adventistes du septième jour, mennonites…) ou récemment venues (Eglises de maison) qui sont visées.

De fait, si la situation de ces confessions et organisations se clarifie, que leurs activités religieuses et sociales s’accroissent au fil du temps, il n’empêche que l’Etat doit faire face à des défis toujours renouvelés tels que les dissidences religieuses provoquées par la politique menée, la reconfiguration des religiosités autochtones, la globalisation du religieux et la gestion du pluralisme qu’il engendre. Sans compter l’épineuse question des biens d’Eglise et plus généralement du foncier qui, naturellement, outrepasse très largement les questions religieuses puisqu’il se trouve au cœur des préoccupations de tout citoyen vietnamien. Ce que l’actualité confirme d’ailleurs en ce début d’année du dragon.

Pascal Bourdeaux (Ecole pratique des Hautes Etudes, Paris — Groupe Sociétés, Religions, Laïcités/CNRS).

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