Mardi 16 avril 2024
lundi 28 août 2017

Le halal, de l’explosion consommatrice à l’exigence éthique

Si les débats publics relatifs à l’insertion de l’islam dans l’espace public belge et plus largement européen se multiplient ces dernières années, le nombre de données empiriques (notamment quantitatives) à la disposition des chercheurs permettant d’avoir une idée plus précise sur la réalité des croyances en vigueur au sein des populations musulmanes et de leurs implications pratiques est assez faible. Et le halal ne déroge pas à la règle. L’étude Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto-portrait) de nos concitoyens publiée pour le compte de la Fondation Roi Baudouin en 2015 a comblé en partie ce vide. Elle fournit la première estimation quantitative transversale (c’est-à-dire dépassant les clivages ethniques, d’âges, de territoires et de genres) des pratiques et croyances des populations musulmanes à l’échelle de la Belgique.

En ce qui concerne le halal, l’étude nous permet de voir qu’il s’agit toujours d’une pratique extrêmement suivie puisque 83,8 % des répondants d’origine marocaine et 73,7 % des sondés du groupe belgo-turc affirment toujours consommer halal. Si l’on ajoute la catégorie « le plus souvent possible », on atteint des scores respectifs pour chaque groupe de 94,6 % et de 88,7 %. Cela confirme l’importance du halal comme pratique religieuse et sociale pour les populations musulmans belges, parfois bien plus suivie et respectée que certains piliers (comme les prières quotidiennes, ou encore la zakat, par exemple).

Faisant référence à l’origine à ce qui est « licite », l’arrivée du halal en Belgique s’effectue dans les années 1970-1980 et va de pair avec les prémisses de l’installation des familles, d’origine marocaine et turque principalement. En effet, la transmission religieuse aux enfants dans un environnement non musulman crée les premiers besoins en matière de respect des interdits alimentaires et ouvre la voie aux premières opportunités économiques : des boucheries islamiques respectant la méthode d’abattage halal apparaissent ainsi dans le paysage urbain belge. Si cette méthode d’abattage s’est à nouveau retrouvée dernièrement au coeur de l’actualité politique – les régions flamande et wallonne venant d’interdire l’abattage rituel (incluant donc également la tradition casher) sur leurs territoires avec une dérogation jusqu’en 2019 – le halal aujourd’hui recouvre une gamme de produits et de services (voire dans certains cas de modes de vie) bien plus large.

En effet, on retrouve de nos jours sous le label halal des chaines d’hôtels (piscines non mixtes, salles de prière, absence d’alcool dans le minibar, restauration halal, etc.), des produits bancaires, des confiseries, de la musique, des cosmétiques (dont le fameux vernis qui laisserait passer l’eau lors des ablutions) garantis sans graisse animale ni alcool attirant également une clientèle adepte du vegan, etc. Bref, il n’existe plus guère d’espace de la vie quotidienne qui n’ait pas été conquis par un marché estampillé « halal ». Du point de vue alimentaire, les restaurants halal et les rayons spécialisés dans les supermarchés sont venus compléter l’offre initiale des boucheries. Le halal ne correspond pas toujours uniquement à un souci relatif à la méthode d’abattage de la viande consommée, mais aussi à obtenir la certitude que le produit n’ait pas été préparé au contact (voire pour certains stocké à proximité) de substances interdites – d’où l’apparition de produits parfois surprenants comme par exemple de l’eau « halal ».

L’inflation actuelle du halal doit cependant être restituée dans une quadruple évolution. D’abord, le passage d’une immigration essentiellement masculine à une immigration familiale et surtout à l’enracinement des deuxième et troisième générations dans un environnement non musulman et sécularisé, dans le cadre duquel certaines normes culturelles ne vont plus forcément de soi et sont réinterrogées. Ensuite, cette évolution du halal ne peut s’expliquer sans mentionner la réapparition du référentiel musulman comme pôle de positionnement identitaire et politique à partir de la fin des années 1970 (avec comme événement paradigmatique la révolution iranienne de 1979). Celle-ci s’initie d’abord dans le monde musulman à la suite des échecs des entreprises de modernisation opérées par les régimes autoritaires laïcs, puis progressivement en Europe. Ce prisme identitaire est sans doute également influencé par les multiples débats publics qui à partir de la fin des années 1980 introduisent de nouvelles lignes de fracture entre « eux » (les étrangers deviennent des immigrés qui deviennent eux-mêmes des musulmans construits comme problématiques dans leur rapport aux valeurs fondamentales de la démocratie au premier rang desquelles figurent l’égalité des sexes, la liberté, l’autonomie de l’individu, la souffrance animale, etc.) et « nous » (les non musulmans « civilisés » opposés aux « barbares », comme le dernier débat sur l’abattage rituel le laisse notamment entrevoir).

C’est toute l’hypothèse de l’identité ethnique et religieuse réactive – extrêmement débattue au sein de la littérature scientifique – qui veut que dans un environnement perçu comme hostile, des individus tendent à s’identifier plus fortement à l’élément de leur identité que l’Autre (la société, le groupe dominant) leur renvoie. Il s’agit en quelque sorte d’une reformulation du retournement du stigmate de Erving Goffman. L’étude Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto-portrait) de nos concitoyens corrobore cet investissement identitaire. En effet, l’adhésion à l’islam y constitue une identité fière, investie de manière positive. Ainsi, 73 % des répondants sont fiers d’être musulmans. Plus précisément, 70 % des répondants d’origine marocaine et 76,8 % des interviewés du groupe belgo-turc.

La troisième évolution à prendre en considération réside dans l’influence de mouvements militants, producteurs d’orthodoxie, au sens de la perpétuation de visions dominantes du dogme ou, pour le dire autrement, de visions très normatives de ce qu’est être un « bon » musulman. Dans ce cadre, une partie de l’inflation du halal correspond également à l’inflation d’injonctions à dissocier les comportements licites et illicites et à adopter – évidemment – les premiers. Le label halal peut alors rassurer le croyant sur le caractère licite du produit ou du service envisagé, quitte à le déresponsabiliser quelque peu dans sa propre réappropriation de ce principe religieux.

Enfin, l’explosion du secteur halal correspond aussi à l’apparition et à la consolidation au sein des populations d’origine immigrée d’une classe moyenne, voire d’une classe économique supérieure qui s’est totalement assimilée aux modes de consommation qui prévalent dans les sociétés européennes. L’étude Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto-portrait) de nos concitoyens confirme cette embellie économique, d’une part, et offre une autre indication intéressante, d’autre part. En effet, on y observe des relations significatives (positives) entre le fait d’avoir un revenu supérieur à 3000 euros, le renforcement des convictions religieuses au cours de ces dix dernières années et le fait de consommer halal. Pour le dire autrement, et contrairement à un postulat classique des théories de la sécularisation, l’augmentation des revenus ne fait pas diminuer la pratique religieuse. Au contraire, elle tend à augmenter la probabilité de consommer halal. Le marché halal actuel répond donc à l’existence de cette nouvelle classe moyenne et à sa manière de consommer tout en répondant à sa spécificité, à savoir la nécessité de s’assurer du caractère licite de son mode de vie.

Cependant, le halal ne déroge pas aux prémices de la sécularisation à l’œuvre au sein des populations musulmanes et que l’on peut observer grâce aux données fournies par l’étude Belgo-Marocains, Belgo-Turcs : (auto-portrait) de nos concitoyens. Cette ébauche de sécularisation s’incarne dans l’individualisation du rapport à la pratique (et donc à la norme), l’autonomisation par rapport aux institutions religieuses et donc la réappropriation individuelle des principes et leur négociation par rapport à son environnement, son rapport au texte et ses propres contraintes. Pour certains pratiquants alors, ce n’est par exemple plus la méthode d’abattage qui compte mais l’éthique du mode de production respectueux du bien-être animal ou de l’environnement qui importe, approfondissant ainsi considérablement le sens du halal. C’est l’ensemble de ces dynamiques qui fait du halal une notion en constante évolution.

Corinne Torrekens (Université libre de Bruxelles).

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