lundi 7 décembre 2020

Le Centre communautaire laïc juif fête son 60e anniversaire

Le Centre communautaire laïc juif de Bruxelles célèbre en cette année 2020 son soixantième anniversaire. La fondation de cette organisation juive pionnière et originale se situe à la fois dans les conséquences de la Seconde Guerre mondiale pour les communautés juives, la rupture de ban d’un certain nombre de juifs de gauche à l’égard du Parti communiste à la fin des années cinquante et la volonté de mettre sur pied un collectif juif dont l’identité sera déterminée par une approche strictement culturelle de la tradition et de l’héritage du judaïsme.

Surtout, la création et le développement de cette organisation, qui depuis six décennies occupe une place majeure dans le paysage communautaire juif bruxellois, belge et même européen, doivent beaucoup à la personnalité charismatique de l’un de ceux qui ont été — aux côtés de Charles Knoblauch — à l’origine de sa fondation, à savoir David Susskind, son président entre 1959 et 1984, et qui fut d’emblée l’animateur principal de ce qui s’appelait encore à l’époque le Centre culturel et sportif juif (CCSJ). David Susskind, infatigable militant de la cause juive et humaniste, puis de la lutte contre l’antisémitisme et de la paix au Moyen-Orient fut en quelque sorte l’âme vibrante du CCLJ, qu’il incarna durant cinq décennies puis offrit en héritage à ses camarades proches et aux membres de sa famille élargie, avant de décéder en 2011.

En veillant à ce que la pérennité du judaïsme opère de manière renouvelée au lendemain de la guerre et de la shoah, David Susskind et les animateurs du CCLJ  naissant se sont attachés à ce que cette structure communautaire simultanément se nourrisse d’une tradition juive perpétuée à travers sa dimension culturelle, mais puise aussi dans une identité laïque et humaniste qui était à construire — quoiqu’intellectuellement elle ait été forgée par de nombreux penseurs juifs depuis le XIXe siècle déjà. Car il s’agissait après la guerre de sauver une tradition dont la disparition figurait parmi les objectifs du projet nazi d’anéantissement des juifs en 1933-1945, tout en laïcisant cette tradition et en lui offrant un souffle tout à fait nouveau.

La création du CCLJ s’inscrit aussi dans la nouvelle conception des centres communautaires juifs qui se diffuse à la fin des années cinquante depuis les États-Unis, devenus le principal foyer de la vie juive après la destruction d’une partie importante du judaïsme européen. Le centre communautaire devient un lieu de résilience pour ceux qui ont survécu à l’enfer de la guerre ; il s’agit de faire communauté entre les survivants, de leur offrir une famille de substitution. Cette création s’inscrit aussi dans une nouvelle définition de l’appartenance juive : le centre communautaire, dans une société juive sécularisée, devient un substitut à la synagogue, offrant une impulsion nouvelle à la conscience juive, un renouveau spirituel fondé sur l’idée de la destinée commune du peuple juif. 

En 1963, le CCSJ se constitue en Jeunesse juive laïque. Deux ans plus tard, en 1965, est lancée une publication, laquelle existe toujours : la revue Regards deviendra le porte-parole des idées du mouvement ainsi que son organe de contact, puis un périodique qui comptera dans le monde juif francophone. C’est en 1967 que le CCSJ devient le Centre communautaire laïc juif, ou CCLJ. La même année, l’actualité brûlante de la Guerre des Six Jours mobilise à chaud le CCLJ en faveur de l’État d’Israël, menacé de disparition. Dès 1968, c’est cependant en faveur de la paix au Proche-Orient que le CCLJ tournera son attention et ses efforts. De même, en 1971, il sera la cheville ouvrière de la « Première Conférence mondiale des Communautés juives en faveur des Juifs d’URSS », regroupant autour des personnalités de David Ben Gourion et Menachem Begin environ neuf cents représentants du monde entier, venus défendre à Bruxelles la liberté pour les juifs alors empêchés de quitter l’Union soviétique.

Les combats du CCLJ seront nombreux : d’abord celui en effet mené en matière de solidarité à l’égard des juifs de l’ex-Union soviétique, qui pourra compter sur l’activisme infatigable de David Susskind et ses relais, dans le monde juif et en dehors de celui-ci ; mais aussi la lutte contre l’antisémitisme et le négationnisme, la mémoire de la shoah et la solidarité à l’égard d’autres communautés victimes d’un génocide — les Arméniens, puis les Tutsi du Rwanda —, ou contre l’implantation d’un carmel sur le site du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau.

Les années 1980 vont effectivement voir naître les première initiatives de la large campagne de mobilisation, dépassant les frontières confessionnelles, contre le Carmel d’Auschwitz. Cette crise ouverte en 1984 connaîtra son dénouement en 1993, après dix ans de lutte contre la politique du fait accompli menée par une dizaine de religieuses s’appuyant sur une vision nationaliste polonaise, antisoviétique et catholique : des carmélites installées dans un lieu sensible de la mémoire et faisant de leur crucifix géant un signe de leur présence ostentatoire — là où aux yeux des organisations juives seul le silence de l’horreur passée aurait dû rester de mise.

Le CCLJ, militant de la cause juive, mais aussi de la lutte contre les discriminations,  assurera également le développement d’un programme d’éducation à la citoyenneté et des engagements pionniers en matière de solution juste et négociée au conflit israélo-palestinien, à travers une solution à deux États. Ses animateurs ont ainsi fait du CCLJ le lieu où se sont concrétisées les premières rencontres entre représentants israéliens et palestiniens, à l’époque où ce type de dialogue était encore punissable par la loi en Israël et vu comme une trahison dans le camp palestinien.

Parallèlement, la fin des années 1980 verra la naissance du mouvement « Give Peace a Chance », avec les premières rencontres internationales entre Arabes, Israéliens et Palestiniens — lesquels se réunissent notamment au domicile bruxellois des époux Simone et David Susskind, dans le cadre des premières tentatives d’un dialogue de paix. L’année suivante, le CCLJ s’inscrit pleinement dans la lignée du mouvement « La Paix Maintenant – Shalom Archav », né en Israël. Constitué de soldats et d’officiers de réserve de Tsahal, l’armée de l’État juif, ce mouvement entend faire pression sur le gouvernement israélien afin qu’il s’engage dans une dynamique de négociations et de compromis avec les voisins arabes et la population des territoires palestiniens occupés. Seule une paix durable et négociée pourra ramener la sécurité à toutes les parties concernées, défend à l’époque déjà le CCLJ, sous la férule de la femme engagée qu’est Simone Susskind.

En matière de mémoire des crimes contre l’humanité, le CCLJ mobilisera notamment autour du mot d’ordre « Pas d’impunité pour la négation des génocides des Arméniens, des Juifs et des Tutsi », ceci dans le droit fil de la loi belge de 1995 qui condamne le négationnisme de la Shoah et que le mouvement souhaite voir étendue aux autres génocides du XXe siècle. En 2009, le CCLJ verra ainsi ses efforts reconnus publiquement en tant que « Centre de Ressources de la Fédération Wallonie-Bruxelles » dans le cadre du décret « Mémoire », qui consacre la « transmission de la mémoire des crimes de génocide, des crimes contre l’humanité, des crimes de guerre ». Cette reconnaissance témoigne de la constance des efforts soutenus en la matière par le CCLJ depuis sa création.

Le CCLJ est aussi un organisme constitutif du Centre d’Action laïque, partie prenante avec les autres organisations constitutives du CAL de ce que l’on dénomme en Belgique la « laïcité organisée », reconnue par les pouvoirs publics comme un courant convictionnel parmi les autres et financé à l’instar des cultes. Pour le CCLJ, il s’agit de trouver l’équation propre à la conciliation entre un particularisme communautaire et une adhésion à l’universalisme que véhicule le combat laïque. Mais il s’agit aussi de renouveler la tradition juive en laïcisant certains de ses rites de passage, à l’instar de ce que le CAL fait en sécularisant des pratiques autrefois largement chrétiennes. 

Le printemps 2002 connaîtra ainsi la première célébration d’un mariage juif laïque, chose inédite jusque-là — alors que depuis 1987 un programme de formation pour les jeunes qui se destinent à célébrer la fête de la « bar mitzvah » et de la « bat mitzvah » dans un cadre de référence strictement laïque a été mis en place. Le CCLJ a ainsi été un pionnier en matière de laïcisation des rites de passage et de transmission de la culture, des valeurs et des rites du judaïsme dans une forme sécularisée : la « bar mitzvah » collective organisée chaque année sous ses auspices en est un témoignage marquant. Ce qui a fait dire à l’historien et diplomate israélien Élie Barnavi que le CCLJ représentait un lieu d’exception au sein du monde juif — un lieu aussi où les enfants issus de mariages dits « mixtes » pouvaient néanmoins pleinement vivre l’adhésion à la culture d’origine d’un de leurs parents.

Au final, le constat principal est que tout en prônant un judaïsme laïque, détaché de la religion et réévaluant l’identité juive sous l’angle culturel, le CCLJ n’a pourtant pas été marginalisé au sein de la communauté juive, mais y a occupé une place relativement centrale, tout en partageant les combats d’une partie du monde progressiste belge. Il a ainsi constitué un modèle pour d’autres initiatives proches, notamment à l’Espace Magh, centre de culture maghrébine et méditerranéenne ancré dans la tradition arabo-musulmane, mais laïque également. Pourtant, il n’a pas réussi à essaimer au sein de la population juive belge et européenne, où l’effritement du paysage communautaire a plutôt laissé la place à un regain d’activisme religieux. Cependant, sa place originale demeure, et lui assure un caractère tout à fait singulier et atypique dans le paysage juif européen. 

Jean-Philippe Schreiber, avec la collaboration d’Adrien Antoniol (Université libre de Bruxelles).

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