mardi 12 mars 2013

L’héritage du théologien Joseph Ratzinger

En dépit de la présence de Joseph Ratzinger sur la scène publique du Vatican depuis plusieurs décennies, sa réflexion théologique reste encore relativement peu connue. La réputation de l’ancien préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, nommé à cette fonction en 1981, et les positions conservatrices du pape Benoît XVI ont eu tendance en effet à porter ombrage au théologien, qui a pourtant poursuivi et développé de façon originale le chemin ouvert par les pionniers de la théologie du XXe siècle, tels que Guardini, de Lubac et von Balthasar. Et souvent, même ceux qui ont entendu parler de cette « originalité » pensent qu’il s’agit d’un glorieux passé, enterré à la fin des années soixante.

L’originalité de la perspective théologique de Joseph Ratzinger s’exprime très tôt. D’une manière significative, vers la fin des années cinquante, l’un de ses professeurs refusa sa dissertation d’habilitation à l’enseignement à cause de sa conception de la révélation. Il s'y montrait en effet favorable à une conception « originelle », qui renouait avec la tradition du moyen âge (à la suite de Joachim de Flore et Bonaventure) et que le concile Vatican Ier et la néoscolastique avait en quelque sorte transformée. Ce travail, épuré d’une partie, fut finalement accepté et la leçon d’habilitation prononcée à l’Université de Munich en 1957 (La théologie de l’histoire de Saint Bonaventure, 1959). Le caractère personnel de la réflexion du théologien Ratzinger (entre-temps devenu professeur à l’Université de Freising, puis à celles de Bonn et Münster) fut à ce point réputé que l’archevêque Frings de Cologne, connu pour ses positions ouvertes, lui demanda de l’accompagner, en tant que peritus, au concile Vatican II (1962-1965).

Certains historiographes s’accordent pour identifier l’année 1968 comme date de la « volte-face » de Joseph Ratzinger : professeur à Tübingen, il aurait été effrayé par la révolte des étudiants et la remise en question des autorités. Il aurait du coup changé radicalement de direction. De théologien libéral ou même progressiste, il serait devenu le paladin de la théologie du magistère. Dans les textes du jeune Ratzinger, il y a pourtant assez peu d’éléments libéraux ou de critique adressée à la hiérarchie. En quoi consiste-t-elle, alors, cette originalité ?

A l’époque de ses premiers écrits, le jeune chercheur en théologie qu’est Joseph Ratzinger est confronté à une culture catholique qui résiste, par coutume ou par peur, à la modernité, et qui n’a souvent rien à voir avec la foi. Influencé par le radicalisme du théologien protestant Karl Barth, Ratzinger prône dans ses réflexions la nécessité de revenir aux sources de la religion, et donc à la foi, à la décision de suivre le Christ. Ce genre de rappels, vers la moitié du XXe siècle, résonne aussi au sein des mouvements patristique et liturgique et débouche sur la grande invitation de Jean XXIII, à l’ouverture du Concile, à travailler à l’aggiornamento de l’Église. Bien que Ratzinger ne fasse que souligner le « sérieux » de la foi et de son « exigence » – qui mène selon ses termes jusqu’à la croix –, ainsi que la dimension nécessairement ecclésiale de l’acte de foi (car, pour le théologien, la révélation se déroule au sein de l’Église et à travers toute son histoire), ces aspects de sa réflexion, bien que centraux, ne furent pas réellement compris au temps du Concile.

Les écrits du théologien allemand sont alors vite rangés dans la catégorie du « progressisme ». Ratzinger dut s’apercevoir du malentendu puisque, à la Journée catholique de Bamberg en juillet 1966 (donc bien avant le fameux automne 1968), il critiqua ouvertement le « progressisme » qui avait pris force au cours du Concile et qu’il n’hésita pas à appeler « sécularisme ». Dans son discours, il souligna sa distance par rapport à la théologie de l’incarnation (associée à une attitude positive vis-à-vis du monde et confiante dans la bonté innée de toute créature et de tout progrès humain) et rappela que l’aggiornamento de la foi ne pouvait pas signifier la suppression du « scandale primordial » de la croix (soit la différence radicale entre la logique de Dieu et celle des hommes), de le faire passer comme s’il était moins radical afin de rendre l’Église plus proche du monde (Le catholicisme après le Concile).

Est-ce que Ratzinger propose alors un catholicisme contre le monde ? Le monde, pour lui, ne s’identifie pas au progrès, ni au sécularisme ; le monde est tout d’abord l’être humain ou, pour mieux dire, les êtres humains – l’humanité, car « l’être-humain signifie aussi, toujours et nécessairement, être-avec-les autres » (Theologia perennis ?, 1960). Si le Christ est le modèle de cette humanité – puisqu’il incarne ce que l’humanité devrait être (une conception eschatologique qui marque sa réflexion depuis le début) –, il l’est en cela qu’il définit avec son existence et jusqu’à sa mort un modèle particulier de « l’être-avec-les autres », c’est-à-dire un « être-pour » les autres (Foi chrétienne hier et aujourd’hui, 1969 et Deus caritas est, 2005). C’est pourquoi l’aggiornamento, pour Ratzinger, consiste fondamentalement en un renouvellement constant de l’esprit et une façon de vivre, c’est-à-dire dans une conversion permanente.

A la mi-février 2013, au cours de l’une de ses dernières homélies, le pape l’a encore répété : « Le « revenir à Dieu de tout votre cœur » (…) passe par la Croix, le fait de suivre le Christ sur la route qui conduit au Calvaire, au don total de soi. C’est un chemin sur lequel on apprend chaque jour à sortir toujours plus de notre égoïsme et de nos fermetures, pour faire place à Dieu qui ouvre et transforme le cœur » (messe des cendres 2013, texte sur www.vatican.va). Le rappel au « sérieux » de la foi et l’invitation à la conversion permanente ne visent donc en aucune manière une révolution et même pas une réforme, sinon celles du cœur des fidèles. C’est à cette « révolution copernicienne » que Ratzinger travaille depuis le tout début.

En 1958, à l’époque où il aurait été soi-disant « progressiste », le théologien bavarois parlait pourtant assez clairement et manifestait l’attitude qui marquera son activité papale – si peu « politique », si peu préoccupée de l’image publique de l’Église et de sa modernisation : « A la longue, il ne sera pas épargné à l’Église de devoir, morceau par morceau, détruire l’apparence de sa coïncidence avec le monde, et de redevenir ce qu’elle est : une communauté de croyants. En fait, sa force missionnaire ne pourra que croître par de telles pertes extérieures. Ce n’est que si elle cesse d’être une donnée toute naturelle et à bon marché, ce n’est que si elle commence à se présenter de nouveau telle qu’elle est, qu’elle pourra de nouveau atteindre, par son message, l’oreille des nouveaux païens » (Les nouveaux païens et l’Église, 1958).

Bien que Ratzinger pointe un aspect fondamental de l’« exigence » chrétienne (Anspruch, un terme qui revient tout le temps dans ses écrits), sa focalisation sur la spiritualité et la morale, et l’absence d’un discours plus décidément politique constituent une grave carence de sa réflexion – ce que Hansjürgen Verweyen, un de ses anciens étudiants, a bien relevé (Joseph Ratzinger - Benedikt XVI: die Entwicklung seines Denkens, 2007). Et pourtant il serait faux d’affirmer que Ratzinger, à sa façon, n’a pas abordé, et même analysé à fond le problème « politique » que la foi implique. La réflexion qu’il mène, surtout à partir du début de ce siècle, sur le rôle de la culture ressort de la conviction que « la foi (…) se présente à l’homme de l’extérieur » (Foi chrétienne hier et aujourd’hui, 1969, et encore dans Foi, vérité et tolérance, 2003) et que cet « extérieur » peut véhiculer et encourager ou, au contraire, décourager la « décision » de la foi.

Dans son dialogue avec Jürgen Habermas en 2004, dans le Discours de Ratisbonne en 2005 (fameux pour la citation qui a suscité la polémique sur l’islam et qui a eu pour effet d’occulter le reste du texte), ainsi que dans le Discours au monde de la culture au Collège des Bernardins en 2008, Ratzinger invite à réfléchir aux fondements de la société (ou mieux, du vivre ensemble) et met en évidence l’étrange fracture entre la théorie de la « raison » héritée de la modernité (qui demeure le pilier fondamental de la culture occidentale) et la façon dont la raison se forme, se présente, et agit dans l’être humain concret. À côté de (et en réalité entrelacée à) sa méditation proprement spirituelle sur la nécessité de la « révolution » qui amène à « se supporter les uns les autres et à se porter les uns les autres », cette réflexion sur la « raison » constitue non seulement l’élément qui marque la continuité de la pensée de Ratzinger au fil des années (depuis sa thèse de doctorat), mais aussi l’héritage le plus intéressant de ce théologien si discuté, et si peu connu.

Elena Torri (ULB).

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