mercredi 28 mars 2012

L'antisémitisme (11/16) : Des tsars très chrétiens à Pamiat

Écrit par  Schreiber
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Lorsque l’empire russe s’empare, sous Catherine II, d’une portion importante du territoire polonais, notamment lors de la Deuxième (1793) et de la Troisième (1795) Partition de la Pologne, c’est une masse de Juifs qui, du même coup, passent sous son contrôle. Les discriminations héritées de la domination polonaise se maintiennent dans le nouveau contexte.

La tsarine décrète par ailleurs l’instauration d’une Zone de Résidence (qui comprend la Pologne et, pour un temps, la Crimée) que les Juifs ne peuvent quitter sans autorisation expresse. Il y ont certes le droit de vote aux élections municipales, mais à hauteur d’un tiers seulement des électeurs... Ils échappent à la conscription, moyennant une imposition compensatoire double de celle infligée à d’autres minorités, jusqu’en 1827.

Le drame des cantonistes

Nicolas Ier leur étend alors l’application d’un système visant à les intégrer, comme d’autres minorités, à la société russe. Les jeunes garçons – quatre pour mille mâles – sont, au terme de six années d’éducation dans des collèges militaires, enrôlés dans l’armée d’active pour une durée de... vingt-cinq ans (ultérieurement réduits à vingt, puis à douze). Ce sont les cantonistes, dont l’expérience laissera un souvenir terrible. Il incombe aux communautés de désigner les malheureux, ce qui donne lieu à toutes les injustices. Une discrimination portant sur les conditions d’âge du recrutement (12 ans pour les seuls Juifs) gonfle hors de proportion le nombre de cantonistes juifs. Les pressions à la russification et donc à la conversion, condition de l’avancement (pas de nourriture kasher), sont massives. Il faudra attendre 1856 pour que l’odieux système soit aboli par ukaze d’Alexandre II. Entretemps, près de 70.000 Juifs en ont été victimes.

Le mot pogrom est russe…

L’assassinat d’Alexandre II, le Tsar libérateur (il a aboli le servage en Russie), que l’on impute aux Juifs, déclenche en 1881, sous son successeur, le réactionnaire Alexandre III, une vague de pogroms qui durera jusqu’en 1884 : 166 villes d’Ukraine sont touchées, des milliers de foyers juifs détruits, il y a des morts et d’innombrables blessés. La loi bannit les Juifs des localités de moins de 10.000 habitants, même dans la Zone, ce qui condamne à mort nombre de bourgades juives. Des restrictions drastiques s’abattent sur l’accès des Juifs à l’enseignement secondaire et supérieur, ainsi qu’aux professions juridiques. Ils sont chassés de Kiev en 1886 et de Moscou en 1891. En 1892, on leur interdira d’élire et d’être élus aux conseils municipaux, même là où ils représentent une majorité de la population... Entre 1903 et 1906, alors qu’éclate la Première Révolution russe, une nouvelle vague de pogroms fait un millier de morts et plus de 7.000 blessés.

Lutter ou émigrer

Confrontés à l’oppression et à la misère, nombre de Juifs adhèrent aux mouvements progressistes et révolutionnaires, libéraux ou marxistes, quand ils ne les créent pas. C’est l’époque où naissent notamment, en milieu juif, le mouvement sioniste et le Bund (mouvement marxiste révolutionnaire, mais nationalitaire). L’alternative à la lutte pour plus de dignité sur place est l’émigration de masse, principalement vers le Nouveau Monde : entre 1880 et 1928, 1.750.000 Juifs quitteront par exemple l’empire pour gagner les seuls États-Unis.

Au temps des Soviets

L’Union soviétique, qui naît de la Révolution de 1917, instaure le régime bolchevique. Tôt mise en place, la Yevsektsia (Section juive du parti communiste) a pour mission de détruire toute expression nationalitaire juive, et au premier chef le sionisme et le bundisme. Au nom de l’internationalisme prolétarien, l’héritage religieux et culturel juif est qualifié – à l’instar de celui d’autres nationalités – de « bourgeois », ce qui signe en principe son arrêt de mort. Quant à l’antisémitisme, il est dénoncé, mais simultanément nié dans sa triste originalité, puisque, selon Lénine, il n’est rien d’autre qu’un « essai en vue de dévier sur les Juifs la haine des travailleurs et des paysans ». Cette lecture du phénomène en termes de technique politique utilisée par l’ancien régime comme arme dans la « lutte des classes » (le concept clé du marxisme-léninisme), prévaudra tout au long de l’ère soviétique.

Le même contexte idéologique explique la négation de la dimension spécifiquement juive de la Shoah, présentée comme ensemble d’atrocités perpétrées à l’encontre de citoyens soviétiques (ou, sous d’autres latitudes, polonais, hongrois...).

La haine des Juifs perdure dans les faits. Entre autres exemples qu’on pourrait multiplier : la répression des intellectuels juifs entre 1948 et 1953 sous Joseph Staline, qui associe volontiers les Juifs au « cosmopolitisme » et au pro-américanisme. L’exécution, le 12 octobre 1952, lors de la « Nuit des poètes assassinés », de treize écrivains yiddish de premier plan (Peretz Markish, Leib Kvitko, David Hofstein, Itzik Feffer, David Bergelson...) symbolise bien, même dans le contexte d’une société révolutionnaire qui prétendait bâtir l’universalisme concret, la durable survivance de la hargne... Non moins d’ailleurs que le « Procès des Blouses blanches » (1953), où des médecins et pharmaciens, principalement juifs, sont accusés d’avoir empoisonné de hauts dirigeants du Parti : plusieurs centaines de personnes seront arrêtées...

Aujourd’hui

Aujourd’hui, la Russie post-soviétique peine à redéfinir ses normes sociales et politiques. Et dans le bouillonnement idéologique qui la caractérise, on ne s’étonnera pas de redécouvrir, sous des étiquettes mises à jour, des haines fort traditionnelles. Des mouvements fascisants tel Pamiat (Mémoire) semblent renouer à l’identique avec toutes les obsessions antisémites de l’époque tsariste...  

Le rôle de l’Église orthodoxe

Le premier pogrom de Kichinev (1903) fut mené par des prêtres orthodoxes. L’Église orthodoxe, que ce soit en Russie ou ailleurs, partage évidemment l’héritage commun du christianisme. Peut-être l’attention toute particulière qu’elle porte au message des Pères de l’Eglise de langue grecque et des premiers conciles la rend-elle particulièrement sensible aux vitupérations antijuives de certains d’entre eux. Elle présente au cours des siècles la même attitude faite de haine et de peur des Juifs que celle du christianisme latin, avec – dans des contextes de mutation sociale, économique, religieuse ou politique – une aptitude identique de ses couches populaires à fournir des contingents de fanatiques capables de pillage et de meurtre.

Cela dit, l’intrication institutionnelle de l’Église dans l’appareil d’État, héritée du « césaro-papisme » byzantin, est fort éloignée de l’autonomie qui caractérise sur ce plan l’Église catholique par rapport aux États (et à l’Empire). Une institution telle que le Saint Synode étant essentiellement une section du gouvernement, il est particulièrement malaisé de mesurer la responsabilité propre de la hiérarchie religieuse – si claire en Occident – dans les décisions antijuives. On doit la supposer considérable. De fait, jamais l’autorité religieuse ne prit en Russie des mesures pour protéger les Juifs, comme le fait est attesté en Occident latin, contre la violence populaire. Qu’elle n’ait jamais adopté de position officielle sur les Juifs n’a pu qu’encourager la haine des Juifs à laquelle prêtres, clercs et moines n’étaient que trop portés.

Jacques Déom (ULB).

Dernière modification le vendredi 28 septembre 2012
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