mercredi 28 mars 2012

L'antisémitisme (5/16) : Le temps des chrétiens

Écrit par  Schreiber
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Aussi longtemps que le monde occidental restera de manière exclusive dominé par les valeurs et l’imaginaire chrétiens, les déchirements qu’on vient de dire resteront la source de la discrimination haineuse, voire de la démonisation des Juifs.

Les Croisades : les Infidèles sous la main

Celle-ci se traduit concrètement de diverses manières. Phénomène mystico-politique, les Croisades, qui visent à partir de la fin du XIe siècle à « libérer des mains des païens [les musulmans] le tombeau du Christ » par la voie militaire, sont l’occasion de pogroms qui déciment les communautés juives (par exemple 800 morts à Worms, 700 à Mayence, plusieurs milliers de morts à Prague en 1096, dans le cadre de la Première Croisade ; plus de 120 communautés juives disparaissent dans le Midi de la France lors de la « Croisade des Pastoureaux » en 1320). L’argument des tueurs : nous allons combattre les « ennemis de Dieu » (musulmans) en Terre sainte ; or nous en avons de bien pires sous la main, les Juifs. Tant pour des raisons d’ordre public que pour celles d’ordre idéologique décrites ci-dessus et d’ordre économique sur lesquelles nous reviendrons, les autorités religieuses, le plus souvent, condamnent et s’opposent, abritent à l’occasion des Juifs. Le peuple, lui, ne veut rien entendre.

L’obsession du sang

D’autant plus que les clercs, paradoxalement, l’abreuvent de légendes calomnieuses. La pire : l’accusation de « meurtre rituel ». Les Juifs crucifieraient des enfants chrétiens ou les tueraient pour obtenir leur sang, nécessaire à la célébration de leurs fêtes religieuses. Ces rumeurs entraînent des réactions populaires violentes : par exemple, en 1171, les 38 Juifs de Blois sont condamnés au bûcher ; en 1191, une centaine de Juifs est exterminée à Bray-sur-Seine ; 34 Juifs sont égorgés à Fulda en 1235. Là encore, des autorités – tant civiles que religieuses – font souvent valoir le caractère délirant des accusations et l’absence totale de preuves. N’empêche. À la fin du XIXe siècle, les antisémites professionnels avaient établi une liste de 154 cas « attestés » d’assassinats pour raisons religieuses…

Des démons, coupables de la peste…

On accuse également les Juifs de profaner les hosties (à Bruxelles, en 1370, la communauté juive est anéantie suite à une accusation de ce type – comme en témoigne la chapelle du Sacrement du Miracle à la cathédrale des Saints-Michel-et-Gudule), d’empoisonner les puits (de connivence avec les lépreux), de mettre en place un plan universel de destruction des chrétiens (voir plus loin). La Peste noire (1347-1349) extermine un tiers de la population européenne : on en rend les Juifs coupables (2.000 d’entre eux sont brûlés à Strasbourg en 1348). C’est un cas manifeste où les Juifs servent de « boucs émissaires » : on les charge d’un mal qu’on ne peut s’expliquer pour les expulser ou s’en défaire et en « purifier » le groupe dominant.

On n’envoie d’ailleurs pas que des hommes au bûcher. En 1242, à Paris, au terme d’une « disputation » orageuse entre prêtres et rabbins, on brûle, avec l’accord de Louis IX, roi de France et futur saint Louis, vingt-quatre charrettes chargées de volumes du Talmud, accusé de contenir des attaques contre la foi chrétienne. On délire sur le Juif comme sur les sorcières : il porterait des cornes, dégagerait une odeur pestilentielle et dissimulerait soigneusement ses pieds fourchus... Les médecins juifs, très nombreux (et par ailleurs appréciés pour leur savoir…) sont fréquemment accusés de collusion avec le Diable.

Suspects même après le baptême

La haine la plus radicale ira jusqu’à suspecter un Juif, même converti, de rester d’abord un Juif : si, en bonne théologie, le baptême est une nouvelle naissance, la haine suspecte la pérennité du caractère juif et glisse rapidement vers une interprétation quasi raciale de la judéité qui préfigure les obsessions de la modernité. Ainsi, dans l’Espagne qui achève de se libérer de l’emprise musulmane (après 1492), on impose aux Juifs (et aux musulmans) de se convertir ou de quitter le territoire. Unifications politique et linguistique vont de pair avec l’unification religieuse.

Une logique se met en place, qui prévaudra en Europe jusqu’à l’ère des Révolutions : le sujet est tenu d’adhérer à la religion de son roi (« Cuius regio, illius religio »). Mais, en Espagne et dans son empire outre-Atlantique, les convertis restent suspects de « marranisme » (de rester secrètement Juifs, donc d’hypocrisie religieuse) et l’on impose aux candidats à diverses fonctions publiques de faire la preuve de leur limpieza de sangre (pureté de sang). On notera ici que l’Inquisition (tribunal ecclésiastique créé au XIIIe siècle pour lutter contre les Cathares et chargé de veiller au respect de l’orthodoxie catholique) n’a jamais poursuivi les Juifs comme tels, ce qui aurait été un non-sens, mais seulement – et avec quelle fermeté ! – ceux d’entre eux qui, précisément, étant publiquement convertis, étaient suspectés de pratiquer en secret leur foi ancestrale.

Deux Réformes qui ne changent pas l’image des Juifs

Au XVIe siècle, la Réforme a vis-à-vis des Juifs une attitude ambiguë. En révolte contre l’Église catholique en tant qu’institution médiatrice du salut, les Protestants privilégient la lecture directe de la Bible dans une relation personnelle à Dieu et, du coup, comprennent mieux les Juifs. Mais l’attitude de Martin Luther est caractéristique du malaise persistant. Il commence, en 1523, par dénoncer l’ignominie des « papistes », qui ont méprisé « les cousins et les frères de Notre-Seigneur » et prône l’« amour chrétien » à leur égard. En 1542, n’ayant pas réussi à les convertir, il les agonit d’injures dans les termes les plus orduriers. La Contre-Réforme catholique, menée par le Concile de Trente (entre 1545 et 1563), ne fera rien pour sa part en vue d’améliorer chez les fidèles de l’Église romaine l’image des Juifs.

Économiquement nécessaires… et haïs

Outre ces données idéologiques, il faut rappeler la ségrégation économique que connaissent les Juifs. Commerçants habiles, parlant des langues que les chrétiens ignorent, entretenant des relations internationales, les Juifs suscitent l’envie. On se sert d’eux en les haïssant. Le droit de l’Église (comme celui de l’islam d’ailleurs) interdit le prêt à intérêt aux chrétiens : les Juifs se spécialisent donc par nécessité dans le commerce de l’argent et fournissent les crédits dont l’économie a besoin. Quitte à ce que des débiteurs n’hésitent pas à user de violence (confiscation et expulsion) pour ne pas s’acquitter de leur dette… C’est notamment le cas des rois, au point qu’on a pu dire que l’art de pressurer les Juifs était devenu une institution, en tout cas une ressource régulière de la royauté.

Les Juifs ne peuvent par ailleurs posséder des terres. Ils ont donc tendance à se spécialiser dans des métiers (joaillerie, orfèvrerie, pelleterie) où l’on peut déplacer facilement son capital en cas d’urgence. De cette situation imposée naît l’image du Juif usurier, déraciné dans une société essentiellement fondée sur la richesse foncière, incapable de manier l’épée (comme le noble) ou la charrue (comme le paysan), mais vivant aux crochets du monde environnant et prêt, comme le Judas des évangiles, à trahir son maître pour trente deniers.

Ségrégation

Les Juifs sont donc contraints de vivre à part. Depuis 1215 (Concile de Latran), ils doivent un temps porter la « rouelle » (insigne d’étoffe jaune). De multiples pratiques vexatoires et odieuses leur sont imposées, qui varient selon les lieux et les temps. Ils sont exposés à l’expulsion (d’Angleterre en 1290 ; de France en 1306 – ce sont quelque 100.000 Juifs qui partent pour l’exil, qui sera réitéré en 1394 ; d’Espagne en 1492 – voir plus haut – ; du Portugal en 1497). Même là où ils sont tolérés, ils se retrouvent regroupés dans un quartier juif spécifique (nommé selon les pays ghetto, Judenviertel, judería…) qui, s’il les sépare des non-Juifs et les isole en les désignant comme des hors-caste, permet il est vrai également aux communautés de se perpétuer dans le respect de leurs traditions.

C’est à cette époque que prend forme le mythe du Juif errant (the Wandering Jew, der Ewige Jude), Ahasvérus, condamné à parcourir éternellement le monde sans trouver de lieu où s’établir enfin…  

La loi au service de la haine

Présente dans certains esprits, active dans la pratique sociale, la hargne antisémite n’a jamais manqué au cours de l’histoire de se donner des formes juridiques normatives, formant un corps de dispositions plus ou moins cohérent.

Le droit canon de l’Église catholique témoigne d’une riche inventivité en matière de mesures contre les Juifs :

-       Dès 306, le Synode d’Elvira interdit les relations sexuelles (et a fortiori le mariage) et la commensalité avec les chrétiens.

-       Celui de Clermont en 535 exclut les Juifs de toute fonction publique.

-       Celui d’Orléans en 538 leur interdit d’avoir des serviteurs chrétiens et de paraître dans les rues pendant la Semaine sainte.

-       Celui de Trulanic en 692 fait défense aux chrétiens d’avoir recours à des médecins juifs.

-       Celui de Narbonne en 1050 leur interdit de vivre dans des familles juives.

-       Depuis le 3e Concile du Latran (1179), les Juifs ne peuvent porter plainte ou témoigner en justice contre des chrétiens, et depuis le 4e (1215), ils sont stigmatisés dans leur vêtement.

-       Le concile d’Oxford (1222) leur interdit de construire de nouvelles synagogues.

-       Le synode de Breslau (1267) instaure le ghetto obligatoire.

-       Celui d’Ofen (1279) interdit aux chrétiens de vendre ou de louer aux Juifs des biens immobiliers.

-       Celui de Mayence (1310) interdit au chrétien la conversion au judaïsme et au Juif converti le retour au judaïsme.

-       Le concile de Bâle (1434) interdit aux Juifs de servir d’intermédiaires dans la conclusion de contrats (notamment de mariage) entre chrétiens et proscrit de leur décerner des titres universitaires.

L’État n’est pas en reste.

-       Louis le Bavarois (1328-1337) impose aux Juifs une taxe de protection per capita.

-       Arguant que « les Juifs et leurs possessions appartiennent à la Chambre impériale », un code du XIVe siècle attribue à la collectivité les biens d’un Juif tué dans une ville allemande.

-       À Nuremberg, à la fin du XIVe siècle, le droit entérine la confiscation des créances détenues par les Juifs sur des chrétiens.

-       À Rome, en 1555, ce sont les Juifs eux-mêmes qui doivent financer la construction du mur d’enceinte du ghetto.

-       À Francfort, au XVIIIe siècle, les maisons des Juifs sont marquées et leurs déplacements limités.

-       Lorsque le futur philosophe et penseur des Lumières Moïse Mendelsohn (1729-1786) arrive adolescent à Berlin, capitale de la Prusse alors régentée par Frédéric II, il doit, comme tous ses coreligionnaires, y pénétrer par la Porte de Rosenthal, réservée « au bétail et aux Juifs ».

Jacques Déom (ULB).

Dernière modification le vendredi 28 septembre 2012
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