mercredi 28 mars 2012

L'antisémitisme (4/16) : Le tournant chrétien

Écrit par  Schreiber
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Jésus de Nazareth, figure centrale de la religion chrétienne, est juif. Ses disciples sont juifs. Les premiers chrétiens sont juifs. C’est dans les communautés juives de la province romaine de Palestine ainsi que de diaspora que se fera en premier lieu l’annonce de l’Évangile. Le contenu même de la « Bonne Nouvelle » (c’est le sens du mot « Evangile » en grec) est incompréhensible en dehors de la tradition juive. Jésus est le Messie (en grec « Christ »), « Fils » unique du Dieu d’amour, proche de Lui au point de ne faire qu’un avec Lui, qui appelle à reconnaître, dans un mouvement de « conversion », la venue du « Royaume de Dieu », fait de paix et de fraternité humaine. Pour les croyants, il accomplit les promesses bibliques et inaugure une Nouvelle Alliance (c’est le sens des mots « Nouveau Testament »).

L’effroyable accusation

Jésus ne sera suivi que par une poignée de Juifs et finira exécuté comme un esclave (crucifié) par les Romains vers l’an 30. La raison invoquée est au fond politique : c’est la crainte, tant du côté juif que du côté romain, de voir ce Messie tourner au chef nationaliste, avec les catastrophes que ce type d’aventure risque de provoquer…

Dans l’âpre polémique à laquelle la lecture des textes du Nouveau Testament donnera lieu, dans un milieu sociologiquement de plus en plus étranger au judaïsme, « les Juifs » seront vite présentés comme coupables d’avoir, dans leur aveuglement et leur mauvaise foi, en même temps refusé de reconnaître l’« accomplissement des prophéties » et d’avoir « tué Dieu ». Car s’il est homme, le Messie des chrétiens est aussi Fils de Dieu et Dieu lui-même, divinisation que jamais les Juifs n’ont songé à accorder à leurs prophètes, même le plus grand : Moïse.

L’accusation de « déicide » portée contre les Juifs est la principale racine de l’antisémitisme pendant deux millénaires. Elle se renforce de l’accusation de « pharisaïsme », qui mêle les griefs de ritualisme pétrifié et d’hypocrisie, cuirassant « les Juifs » contre le message d’amour qu’ils avaient pourtant vocation à entendre et à diffuser. Que le « Fils de Dieu » soit ressuscité des morts et que ses fidèles attendent son retour pour la Fin des Temps (Parousie) inaugure le temps de l’Église, qui se comprend elle-même comme le « véritable Israël » (Verus Israel), l’« Israël selon l’Esprit » (« théologie de la substitution »).

Les Juifs et le « Nouvel Israël »

De fait, les chrétiens vont très vite se recruter pour la plupart parmi les païens. C’est essentiellement la personnalité de Paul de Tarse (saint Paul, actif dans les années 40-50 après-J.-C.) qui symbolise cette ouverture du groupe chrétien au-delà du monde juif, avec une conséquence fondamentale : il renoncera en fin de compte au plus gros des exigences de l’« orthopraxie » (voir plus haut) et, au nom de la « foi », libérera les chrétiens de ce que le judaïsme tient pour essentiel. La rupture deviendra vite évidente. Elle est consommée quand l’Empire romain, au lendemain de la conversion de l’empereur Constantin, assure au christianisme la liberté de culte (Édit de Milan, 313) et le favorise au détriment du paganisme. À la fin du IVe siècle, sous l’empereur Théodose, il est devenu la religion officielle de l’État.

L’accusation de déicide et la prétention de l’Eglise à incarner le véritable Israël placent désormais les Juifs et le judaïsme dans une position radicalement inconfortable. Ils sont à la racine d’une religion qui ne peut ni ne veut oublier qu’elle est née d’eux, mais qui les accable des accusations les plus écrasantes.

Naissance de l’antijudaïsme

Cette querelle d’identité du christianisme, la faille intime qu’implique pour lui le fait que les Juifs refusent obstinément au cours des siècles de le reconnaître pour leur propre vérité, rend compte de la haine du monde chrétien à leur égard. Plutôt que d’antisémitisme, il convient donc de parler ici d’« antijudaïsme ». Cette haine découle du refus opiniâtre par la religion-mère de reconnaître la religion à prétentions universelles qui est née d’elle. Elle a une limite logique contraignante : l’insupportable cesserait, aux yeux des chrétiens, si les Juifs se convertissaient. Dans ce contexte, les expulser ou les tuer n’a pas de sens : il s’impose de les convaincre, c’est-à-dire de les amener au baptême…

« Les Juifs » : de plus en plus étrangers

La distanciation qui s’opère entre le jeune christianisme et son milieu juif d’origine entraîne en peu de temps une ignorance de ce dernier chez les adeptes du Christ. Jusqu’au triomphe de l’historicisme au XIXe siècle, le judaïsme sera, de manière dominante, vu au prisme d’un pharisaïsme ergoteur, hypocrite, asservi à « la lettre » aux dépens de « l’esprit » et sclérosé par essence et par choix. Figée pour des siècles dans les termes de la polémique néotestamentaire, cette image devenue canonique découragera tout souci de s’enquérir de ce que le pathos de la Loi, source vivante de la pensée juive, qui est à la racine de la controverse, a nourri de créativité chez les « Sages » juifs, héritiers des pharisiens, au lendemain de la rupture et en dépit des vicissitudes historiques que connaît le judaïsme. Pareille négation de l’aventure spirituelle propre du monde juif déréalise celui-ci en l’arrachant à son devenir et le condamne à tenir à son corps défendant, sur le théâtre de l’histoire chrétienne, un rôle de fossile, inintelligible et obstiné.

Jacques Déom (ULB).

Dernière modification le vendredi 28 septembre 2012
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