A l’analyse, cette récupération s’inscrit paradoxalement dans la suite des stratégies de retournement de concepts qui visent habituellement à définir l’universalité des principes démocratiques, stratégies que l’on a vu à l’œuvre plusieurs années durant dans le chef plutôt des adversaires les plus acharnés de l’extrême-droite ou de la droite populiste. Elle illustre dès lors l’évolution en la matière, qui a vu le glissement à droite du thème de la laïcité, l’incapacité des défenseurs « authentiques » de celle-ci à enrayer ce processus et cette altération, et l’abandon progressif de ce thème par ceux qui s’étaient signalés comme les premiers récupérateurs — fossoyeurs, diront certains — de la laïcité.
Les termes de neutralité ou de laïcité, principalement, avaient en effet été plutôt réappropriés il y a quelques années, afin de les neutraliser, par ceux qui ne pouvaient qu’en être a priori les adversaires. Ainsi, en France, comme tout le monde ou presque se réclame de la laïcité républicaine, l’objectif était de ne pas être délégitimé sur le plan politique : nombre d’adversaires idéologiques de la laïcité républicaine, comme certains partisans de l’islam politique par exemple, ont longtemps allégué le fait que la République laïque aurait toujours été la garante des droits des minorités, pour s’en prévaloir. Et ce sont en effet les principes de la République qui furent invoqués par les jeunes filles et leurs familles qui défilaient pour refuser l’interdiction du voile à l’école, et ce dès 1989, date de l’affaire de Creil.
Toutefois, deux mouvements parallèles ont conduit à une profonde mutation en la matière. D’abord, le monde du progrès s’est divisé sur la question de la diversité, provoquant des ruptures durables entre militants des droits humains, entre militants syndicaux, entre militantes féministes — et même au sein du mouvement laïque et libre penseur. Ce qui a conduit à ce paradoxe idéologique qui veut que la défense de la laïcité et de l’égalité soit aujourd’hui plutôt revendiquée par la droite libérale, voire réappropriée par la droite populiste.
Deuxième mouvement : ceux-là même qui étaient supposés s’en faire les défenseurs ont pour beaucoup d’observateurs, tel le sociologue bien connu Jean Baubérot, vidé la laïcité française de sa substance, pour en faire une laïcité « positive » qui s’apparenterait manifestement à une rupture du contrat qu’elle implique : ce processus a été très clairement à l’oeuvre en France dès le début de la présidence de Nicolas Sarkozy, en 2007. De sorte que la laïcité française serait ainsi souvent caricaturée aujourd’hui, présentée sans aucune nuance, par une méconnaissance profonde du régime institué par la loi de séparation de 1905, de la laïcité de la Constitution de 1958 et du fonctionnement réel des institutions, en particulier la jurisprudence du Conseil d’Etat en matière d’application de ces principes.
La laïcité est en effet souvent vue de nos jours comme une forme de radicalité à mettre sur le même pied que le fondamentalisme religieux — c’est Nicolas Sarkozy lui-même qui a fait des déclarations virulentes sur la morale laïque qui, a-t-il dit, pourrait conduire au fanatisme, et qui a qualifié la laïcité française de « sectaire ». Elle subit même une disqualification qui fait porter à la laïcité, aux yeux du moins d’une partie du mouvement antiraciste — français ou belge —, la responsabilité du racisme.
En Belgique, un dévoiement comparable à celui que connaît la France concernant la laïcité républicaine, est à l’œuvre aussi. Ainsi, les militants de l’islam politique rappellent constamment que le soubassement sur lequel reposerait le régime de coexistence entre courants philosophiques n’est pas la laïcité, mais la neutralité. Ils en font le socle du régime constitutionnel de régulation des convictions, ce qui est un détournement de sens — étendant à l’ensemble de la Constitution belge de ce qui concerne en réalité le seul enseignement —, et surtout réinterprètent cette neutralité à leur guise.
En démocratie, on ne peut à l’évidence dénier le droit de se réapproprier les principes communs. Le sens des mots lui-même — laïcité, neutralité, égalité — évolue, conduisant aussi à l’usure de certains concepts. Et peut-être à leur nécessaire recentrage. Les dévoiements successifs du principe de laïcité, en France comme en Belgique, conduisent aussi à la question de savoir si ce principe appartient au monde laïque ou libre penseur qui s’en était historiquement fait le thuriféraire. Ce dernier doit-il admettre leur réappropriation et leur réinterprétation ? Ou doit-il les investir avec plus de force pour s’en montrer le propriétaire ?
Certains diront que la laïcité est un principe intangible qui doit s’inscrire dans le droit ; d’autres y verront un concept nomade, dont le sens varie selon le contexte et qui n’est nulle part défini en droit. D’aucuns voient dans la laïcité une valeur principielle transcendant les options spirituelles, qui ne se négocie donc pas ; d’autres pensent qu’il doit y avoir renégociation, tenant compte de l’évolution du paysage religieux et de la société multiculturelle. Prenant les uns et les autres de vitesse, la droite populiste et l’extrême-droite ont récupéré un principe qui était en plein questionnement et en pleine incertitude, pour en faire un rempart idéologique contre la progression de l’islam, le détournant à l’évidence de son fondement.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).