mercredi 20 janvier 2021

Les Juifs en Europe au tournant du XXIe siècle : évolutions et tendances démographiques

Deux éminents démographes, Sergio DellaPergola et Daniel Staetsky, viennent de publier sous l’égide de l’Institute for Jewish Policy Research (JPR) une étude des plus intéressantes : Jews in Europe at the turn of the Millenium. Population trends and estimates. L’étude porte sur les tendances démographiques actuelles de la population juive en Europe. Les données statistiques proposées incluent ici, dans « toute l’Europe », Chypre (comme pays membre de l’UE) et la Turquie (une bonne majorité de sa population juive vit en effet dans la partie européenne du pays), ainsi que toute la population juive de Russie (y compris au delà de l’Oural). Mais les analyses sont aussi différenciées selon les régions, distinguant les 27 pays de l’Union européenne (UE), le Royaume Uni, les pays de l’ancienne Union soviétique, les Pays baltes, ainsi que les pays nordiques. Les données de nombreuses sources sont utilisées et synthétisées ici, variant selon ce qu’offre chaque pays (recensement formel ou pas), ainsi que les registres des organisations juives et des études de chercheurs, notamment celle sur l’antisémitisme menée en 2018 par l’Agence européenne pour les Droits fondamentaux (enquête en ligne, FRA 2018). 

Les Juifs se sont installés en Europe depuis les débuts de l’ère chrétienne et leur histoire est intimement liée à celle de l’Europe. Ils y sont attachés, comme l’évoque le dicton : « Where Europe goes, the Jews of Europe will follow ». Mais, comme minorité religieuse et culturelle, leur avenir dépend de la stabilité économique et politique — au regard notamment de la montée de courants extrémistes dans plusieurs pays —, ainsi que de la réponse de l’Europe au défi d’un pluralisme religieux et culturel de plus en plus important.

L’importance démographique des Juifs d’Europe au sein du judaïsme mondial est devenue majeure entre la fin du XVIIIème siècle et 1939 (88 % du judaïsme mondial en 1880, 58 % en 1939, sur 16,5 millions d’individus) ; elle a correspondu à l’ère des Lumières et de l’émancipation — même si l’accès à l’égalité des droits s’étala sur plus d’un siècle selon les pays, depuis 1791 en France. C’est en Europe que s’est forgé le judaïsme moderne que nous connaissons aujourd’hui, dans sa diversité religieuse, culturelle et politique. Mais, depuis 1945, la part de la population juive européenne dans la population juive mondiale n’a cessé de décliner : de 35 % en 1945 à 26 % en 1970 et 9 % en 2020. Ce déclin est surtout notable en Europe de l’Est, tant du fait des pertes de la Shoah que des migrations plus récentes de l’ex-URSS vers Israël, les Etats-Unis ou l’Allemagne. L’Europe de l’Ouest conserve cependant plus ou moins sa part : elle pesait 9 % au sein du judaïsme mondial en 1945 (sur 11 millions), aujourd’hui 7 % (sur 14,8 millions). On le sait, les deux pôles démographiques majeurs du judaïsme mondial sont aujourd’hui Israël et l’Amérique du Nord — plus de 6 millions dans chaque cas.

Quels sont les critères d’auto-identification comme juif ? Plusieurs items ont été proposés : religion, ethnicité, culture, héritage familial (et autre). D’une manière générale, la place de la religion est plus importante pour les Juifs d’Europe de l’Ouest que pour la Pologne et la Hongrie : elle est le premier marqueur identitaire en Allemagne (36 %), en France (36 %) et au Danemark – 30 %. Mais le marqueur « ethnicité » apparaît également important en Allemagne (36 %) et en France (20 %), et si on lui ajoute les autres critères (culture, héritage familial), on peut noter que ces marqueurs non religieux additionnés sont plus importants que celui de la religion. Pour les Juifs de Pologne et Hongrie, le marqueur religion est très nettement secondaire (11 % et 9 %) par rapport à l’ethnicité (52 % en Pologne) ou à la culture (54 % en Hongrie). 

Plusieurs méthodes de calcul démographique sont exposées dans le Rapport du JPR, qui mettent en jeu la question, ô combien difficile, de la définition de la « population juive » à prendre en compte dans une enquête ; ce sont des définitions opérationnelles et pragmatiques, et bien sûr non normatives, qui sont utilisées par les chercheurs. Quatre définitions de plus en plus extensives sont proposées, dont les populations sont représentées par des cercles concentriques : au centre le « noyau juif » : ceux qui se disent juifs, quel que soit le critère, et ceux qui ont des parents juifs même s’ils ne se déclarent pas eux-mêmes juifs (Core Jewish Population) ; puis les Juifs qui ont au moins un parent juif (ils ont une « origine juive », Jewish background, ils forment la Jewish Parent(s) Population) ; puis la population juive élargie (Enlarged Jewish Population) constituée par les Juifs du « noyau » et ceux qui ont une origine juive ainsi que les non-juifs qui vivent dans le même foyer ; et enfin la population juive la plus large telle que définie par la Loi du Retour israélienne (Law of Return Population), dans laquelle sont inclus tous les non Juifs qui sont liés à des Juifs : conjoints, enfants ou petits-enfants. La seule population qui n’est pas prise en compte par les enquêteurs est celle dont l’origine juive est lointaine (marranes, tribus perdues : distant ancestries).

Pour les auteurs du Rapport, le différentiel entre le cercle le plus large (population définie selon la Loi du retour) et celui du « noyau » est un indicateur du degré d’assimilation de la population juive, du fait essentiellement des mariages mixtes sur plusieurs générations. Ils notent ainsi que, pour l’ensemble de l’Europe, la population définie par la Loi du Retour est estimée à plus du double de celle du « noyau » ; c’est en Europe de l’Est que cette assimilation est la plus remarquable.

On rappellera que l’enquête de l’IFOP sur le judaïsme français, publiée en 2016 par Jérôme Fourquet et Sylvain Manternach sous le titre L’An prochain à Jérusalem ?, s’est inspirée de la méthodologie utilisée par le Pew Research Center en 2013 (une variante de la méthodologie de « l’origine juive ») en incluant dans la population juive deux groupes : ceux qui se déclarent de religion juive et ceux qui, n’ayant pas coché la case « religion », indiquent avoir au moins un parent juif. Ses résultats sont particulièrement intéressants : la population juive de France est estimée à 770 000 personnes (adultes de vingt ans et plus), parmi lesquelles seules 37 % se définissent par la religion. Ce pourcentage est proche de celui indiqué dans l’étude du JPR pour l’auto-identification « religieuse » des Juifs en France (36 %).

Un tableau démographique est proposé pour chaque pays (ou région) d’Europe, puis sont analysés les facteurs de changements démographiques. Les récents mouvements migratoires (immigration et émigration) sont d’abord rappelés pour chaque pays ou région d’Europe : arrivée de Juifs des pays décolonisés (en France surtout), émigration des Juifs de l’ex-URSS ; installation de près de 70 000 Israéliens en Europe de l’Ouest ; émigration de quelques milliers de Juifs d’Europe de l’Ouest vers Israël dans les années 2000. Le modèle familial des Juifs suit globalement celui des populations environnantes : diminution du taux de mariages, éloignement du modèle traditionnel de la famille nucléaire comptant plusieurs enfants (sauf pour les enclaves orthodoxes comme à Anvers ou en Grande Bretagne) ; ainsi qu’un taux de mariages mixtes globalement élevé, variable selon les pays (selon la présence d’une forte communauté orthodoxe). Quant au poids des conversions au judaïsme (quel que soit le courant religieux), il est variable selon les pays : les plus élevés sont en Espagne (25 %) et en Pologne (21 %), puis en Autriche (15 %), en Italie (14 %) et en Allemagne (13 %) ; les plus faibles sont en France (8 %), Belgique (9 %) et Grande-Bretagne (4 %) – ainsi la Grande-Bretagne est-elle le pays où le taux de Juifs de naissance est le plus élevé (plus de 90 %).

Parmi les remarques conclusives de l’étude, on retiendra que le judaïsme européen est tout à la fois celui qui a façonné culturellement le paysage contemporain du judaïsme mondial dans sa diversité religieuse, culturelle et politique, et celui qui, pourtant, n’en représente plus numériquement qu’une faible partie (7 %). Cet affaiblissement est évidemment dû à la perte de près de 6 millions de Juifs durant la deuxième guerre mondiale, mais celle-ci a changé aussi la physionomie du judaïsme européen : c’est en Europe de l’Ouest (France, Grande-Bretagne et Allemagne) que réside désormais la majeure partie des Juifs européens. 

La présence d’une forte population juive dans ces pays ouest-européens est liée en fait à leurs caractéristiques plus attractives : de plus grande taille, ces pays sont aussi des acteurs économiques importants en Europe ; en outre, ces pays offrent globalement à leurs populations un haut niveau de vie : en matière d’éducation, de santé et d’espérance de vie à la naissance, de développement économique et technologique.

Rappelant les différentes dimensions de l’identité juive (pas uniquement centrée sur la religion), les auteurs notent, à côté de la participation formelle à une organisation communautaire, une augmentation de l’intérêt pour la culture et l’identité juives parmi des personnes qui étaient inconscientes ou désintéressées de leurs racines juives. Si la taille de la population juive compte pour que celle-ci puisse offrir aux Juifs de toutes tendances des services divers (sociaux, éducatifs, religieux ou culturels) ou envisager d’influencer la société environnante, on comprend que la collecte et l’analyse de données fiables soit importante pour définir une politique communautaire juive. D’autres études sont d’ailleurs annoncées sur différents thèmes pour prolonger ce premier panorama d’ensemble du judaïsme européen.

Martine Cohen (CNRS, Groupe Sociétés, Religions, Laïcités). 

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