Samedi 21 décembre 2024
dimanche 7 avril 2024

Le Saint-Sacrement de Miracle. Des 'reliques nationales' ?

Sur le site internet de la cathédrale Saint-Michel, qui fut la collégiale des Saints Michel et Gudule jusqu’en 1962, on peut lire que le culte du Saint-Sacrement de Miracle fonctionna comme un « symbole national » jusqu’en 1870 et que les rois Léopold Ier et Léopold II offrirent même les deux premiers d’une série de quinze vitraux des nefs illustrant cette histoire. 

Le théologien de la KULeuven Luc Dequeker, dans Het Sacrament van Mirakel. Jodenhaat in de Middeleeuwen (Leuven, 2000), arrive à cette conclusion en se basant sur un ouvrage du propagandiste catholique Hyacinthe de Bruyn, paru en 1870. Ce livre est considéré comme une étude historique, mais trahit en fait un but purement pamphlétaire et constitue en réalité une falsification de l’histoire. Les chanoines de la collégiale Sainte-Gudule et divers membres de la noblesse belge tentèrent, certes, de lui offrir une telle promotion mais leur entreprise échoua. Il s’agira ici de montrer qu’aucun fait ne permet de prouver la portée nationale de ce culte au XIXe siècle. Au contraire, un faisceau d’éléments tendent à démontrer que celui-ci fut purement local et n’a certainement pas pu être soutenu par le premier souverain des Belges.

Le culte du Saint-Sacrement de Miracle fut le plus important à Bruxelles dès le XVIIe siècle. Il tire son origine d’un fait historique assez ordinaire au XIVe siècle. Des juifs furent accusés en 1370 d’avoir volé et profané des hosties. Plusieurs de ces juifs furent arrêtés, torturés puis brûlés vifs. Le reste de la communauté fut chassé de la ville et leurs biens confisqués. Ces hosties se seraient alors miraculeusement mises à saigner...

Ce culte était régulièrement marqué, outre la procession annuelle, par des festivités importantes lors des jubilés. Ainsi, en 1870, on s’apprêtait à célébrer en grande pompe les 500 ans de « l’horrible profanation » commise par les juifs. Mais, à cette époque, de tels propos n’étaient plus admissibles pour une partie de la population. Libéraux et catholiques s’opposèrent à coups de libelles et la célébration fut annulée.

Le Saint-Sacrement de Miracle a fait l’objet d’une abondante littérature, souvent apologétique et il semble admis aujourd’hui par certains historiens qu’il fut une « relique nationale » entre 1830 et 1870. C’est la thèse défendue par Luc Dequeker, lequel ajoute que la controverse de 1870 mit fin à ce caractère national. On retrouve cette thèse sur le site internet de la cathédrale qui mentionne « un rôle important comme symbole national dans l’identité catholique du pays » et précise que « les premiers rois des Belges, Léopold Ier et Léopold II, furent les donateurs des deux premiers vitraux » d’une série de quinze créés pour la collégiale par l’artiste Capronnier et financés par des familles de l’aristocratie catholique.

Que ce culte ait pu être le fer de lance du combat catholique contre les « ennemis de la foi » durant l’Ancien Régime est un fait, mais ce n’est pas là notre propos, qui vise à démontrer que pour la période 1830-1870, il avait une portée uniquement locale. Le scandale de 1870 ne modifia en rien l’adhésion totale ni des autorités religieuses, ni de la noblesse catholique, à ce culte, et ce jusqu’au concile de Vatican II.

Lors du jubilé de 1820, sous la domination hollandaise, la communauté juive s’était déjà inquiétée des répercussions négatives que cette fête pourrait avoir sur ses membres, mais elle avait rapidement été rassurée par le bourgmestre de Bruxelles. Le caractère « national » de ce culte n’est alors pas établi. Au contraire, il bénéficie d’une importante dotation du souverain calviniste, ce qui contredit cette thèse.

Le jubilé de 1835 ne fait pas l’objet de grandes festivités identiques à celles de 1820, officiellement par manque de ressources. Mais cette explication ne suffit pas. Il faut plutôt y voir le fait que la Belgique naissante vient de recevoir d’importants soutiens financiers de la famille Rothschild. De plus, la communauté juive, plus importante qu’en 1820, participe de façon active à la construction du pays. C’eût été un impair diplomatique de réitérer les festivités grandioses de 1820, alors que le jeune État devait une part de sa survie au soutien des Rothschild.

Mais la propagande de 1870 laissera supposer que la fête du Saint-Sacrement, lors de ce jubilé de 1835, avait un lien avec la fête d’inauguration du roi Léopold Ier. En fait, il ne s’agit que d’une coïncidence : les deux fêtes se déroulent à des dates proches l’une de l’autre. Cette falsification délibérée est de la plume de Hyacinthe de Bruyn, qui sera l’un des plus ardents pamphlétaires catholiques lors de cette controverse. Le problème est que son ouvrage est encore considéré de nos jours comme une étude historique fiable.

Certes les foules se pressent à Bruxelles en ce mois de juillet 1835, mais elles sont surtout attirées par les réjouissances profanes que sont la kermesse ou le nouveau chemin de fer. Quant au culte du Saint-Sacrement de Miracle, il est tellement insignifiant pour les autorités religieuses du pays que l’archevêque de Malines n’y assiste même pas les premières années suivant l’indépendance de la Belgique.

Il semble que l’idée de faire de ce culte un symbole national a pu germer dans l’esprit des religieux bruxellois dès la restauration de la confrérie du Saint-Sacrement en 1861, qui a lieu précisément le 21 juillet. Il est évident que cette date est choisie dans le but de créer un lien avec la fête du roi – comme on peut le lire dans le manuel de la confrérie qui est publié à cette occasion : « Le jour anniversaire du couronnement du roi Léopold, le Cardinal Archevêque Englebert rétablit la Confrérie des Saintes Hosties poignardées ». Si les deux cérémonies se déroulent effectivement le même jour et dans le même lieu (la collégiale), celles-ci sont bien distinctes.

Cette tentative d’associer la personne du roi à ce culte n’a vraisemblablement jamais abouti, même si des membres de son entourage ont soutenu celui-ci par des cadeaux dès les premières années de la Belgique indépendante.

Des membres de la noblesse financèrent ainsi la pose d’une série de vitraux de la collégiale illustrant ce thème. Le premier est déjà créé en 1857, année où éclate la première vraie « guerre » idéologique entre catholiques et libéraux, qui sera un tournant dans l’histoire politique du pays. Le projet de réaliser une série sur ce thème ne vient qu’ensuite. L’appel pour financer les autres vitraux paraît dans la presse juste après la restauration de la confrérie. Ils sont placés dans les nefs au fur et à mesure de leur réalisation dans le courant des années 1860. Étonnamment, les deux premières places de la série restent vides jusqu’en 1870. Les sources archivistiques qui devraient être nombreuses pour un projet d’une telle envergure sont étrangement muettes à ce propos.

En 1870, Hyacinthe de Bruyn ne pouvait en tout cas ignorer que le vitrail dont le don est attribué à Léopold Ier venait seulement d’être posé dans la collégiale alors que le souverain était mort depuis cinq ans. La date inscrite à côté de la signature de l’artiste dans le bas du vitrail ne laisse aucun doute. Aucun élément ne permet de penser que ce culte avait une portée nationale au moment où éclata la controverse de 1870. On n’en parle, par exemple, dans aucun livre ancien d’histoire de la Belgique.

Nous adhérons donc à la thèse de Carl Demeyere qui, dans son mémoire de fin d’études, De Geschiedenis van de joden in België. Een case-study : de polemiek rond het heilig sacrament van mirakel (1870)(KULeuven, 1990), démontre que celle-ci fut limitée à l’espace bruxellois. De même, les données développées dans le présent article tendent à prouver l’intérêt strictement local pour ce culte.

On aurait pu croire qu’après ce scandale les adeptes du Saint-Sacrement de Miracle auraient remis en question leurs convictions concernant la culpabilité des juifs et le miracle – l’explication scientifique de ce phénomène, admise actuellement, est pourtant déjà formulée à cette époque. Il n’en fut rien. La procession ne disparut qu’après la Seconde Guerre mondiale dans un contexte de chute des pratiques religieuses au profit des loisirs liés au développement de la société de consommation. La noblesse catholique continua de soutenir ce culte publiquement. La controverse se réveilla régulièrement via des productions écrites. Un congrès eucharistique qui se déroula en 1898 fut même l’occasion de festivités imposantes.

Ce n’est qu’à la faveur du Concile Vatican II que des excuses furent enfin formulées et qu’une modeste plaque commémorative fut placée sur un mur de la cathédrale. Néanmoins, le mythe du culte national, toujours entretenu par les religieux de la collégiale au XXe siècle, demeure encore aujourd’hui, comme on peut le lire sur le site de la cathédrale.

Ce culte qu’on pouvait croire tout à fait aboli semble retrouver actuellement une adhésion auprès de quelques catholiques comme en témoignent certains sites internet, cela au grand dam de l’autorité catholique.

Barbara Frère (Université libre de Bruxelles).

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