Samedi 21 décembre 2024
jeudi 10 octobre 2024

Habemus papam ! Retour sur la visite du pape François en Belgique

La visite en Belgique de Jorge Mario Bergoglio, premier évêque de Rome et chef d’État du Vatican, du 26 au 29 septembre, a fait couler beaucoup d’encre et de salive et enflammé les réseaux sociaux. Dès avant son arrivée, le coût de ce voyage et la réception programmée au château de Laeken à l’invitation du roi Philipe et de la reine Mathilde ont indisposé une partie de la population. C’est que le pape est certes un chef d’État, mais c’est aussi le pasteur de « l’Église universelle ». Cette double casquette génère une ambiguïté institutionnelle. Mais en tant que chef spirituel, il ne s’est pas montré moins clivant. Ses déclarations sur les femmes et les médecins qui pratiquent l’interruption volontaire de grossesse – « des tueurs à gages » – ont choqué et déçu une partie des catholiques. Une semaine après ces événements, il n’est pas inutile de dresser un bilan pour s’interroger sur ce que cette visite dit du religieux aujourd’hui. 

L’un des premiers constats concernant cette visite est l’importance que les médias lui ont donnée. Il y a quelques semaines, certain·es observateurs et observatrices se demandaient si ce voyage serait un « succès » pour l’Église. Si on répond par la place que lui ont donnée les médias à la fois belges et internationaux, la réponse est certainement affirmative. La « star mania » autour du souverain pontife s’est très vite emballée, à tel point qu’on ne peut manquer de souligner le rôle performatif des médias. Ils créent véritablement l’événement. Dans ce cas précis, ils ont pu s’appuyer sur l’aide du service communication du Saint-Siège, machine particulièrement efficace. Dans un contexte géostratégique où le rôle politique de l’Église catholique s’est effrité, le pouvoir de cette dernière est d’influence. Au monde, elle cherche à imposer la figure d’un chef religieux inspirant : un homme « au-dessus de la mêlée », non-assujetti à la défense d’intérêts nationaux particuliers et qui tire sa légitimité de son autorité morale. 

Depuis son élection en 2013, Jorge Bergoglio est indéniablement parvenu à emmagasiner un capital sympathie important. Souriant, chaleureux, volontiers bonhomme, il est l’auteur de répliques demeurées célèbres. Quand il déclara, l’année même de son élection, « si une personne est gay et cherche le Seigneur, qui suis-je pour la juger ? », il apparut comme un pontife humain et ouvert, le pasteur d’une Église renouvelée, l’annonciateur d’une nouvelle ère, peut-être couronnée par un Concile revigorant. Par la suite, son intérêt appuyé pour les migrants et ses appels énergiques à la paix furent particulièrement appréciés. En 2015, sa lettre encyclique Laudato si en faveur de l’environnement fut accueillie avec un enthousiasme planétaire, provoquant une mobilisation écologique internationale chez les catholiques.  Enfin, la réforme de la Curie romaine qu’il prit à bras le corps très tôt dans son mandat afin de rendre l’organisation plus lisible quant à son fonctionnement et à sa gestion financière, confirma sa réputation de droiture morale et de courage. Pour beaucoup de catholiques, il est l’homme capable de dépoussiérer une institution usée par deux mille ans d’histoire. Bref, en raison de toutes ses initiatives, que cela soit à l’intérieur ou à l’extérieur du monde catholique, Bergoglio jouit de l’image d’un leader religieux porté par la volonté de faire bouger les choses, d’être constamment en mouvement et de vouloir faire évoluer l’Église. De ce fait, ses déclarations lors de sa visite en Belgique ont provoqué chez certain·es une véritable onde de choc, entre étonnement et déception. 

Faut-il pourtant s’étonner du contenu du discours qu’il a tenu à l’Université catholique de Louvain au sujet des femmes ? « Rappelons que la femme est au cœur de l’événement salvifique, a-t-il affirmé. C’est par le “oui” de Marie que Dieu en personne vient dans le monde. La femme est accueil fécond, soin, dévouement vital. La femme est plus importante que l’homme, mais c’est moche quand la femme veut faire l’homme. Ouvrons les yeux sur les nombreux exemples quotidiens d’amour, de l’amitié au travail, de l’étude à la responsabilité sociale et ecclésiale ; de la vie conjugale à la maternité, à la virginité, pour le Royaume de Dieu et pour le service. » 

Cette essentialisation de « la » femme ramenée à sa « nature » biologique et invitée à s’adonner à ses fonctions procréatrices et de soins aux autres est totalement contenue dans l’exhortation apostolique Amoris laetitia (2016), qui s’en prenait explicitement à « l’idéologie du gender » – ici entendue comme toute tentative de nier la différence entre les hommes et les femmes. « J’apprécie, y écrivait-il, le féminisme lorsqu’il ne prétend pas à l’uniformité ni à la négation de la maternité. Car la grandeur de la femme implique tous les droits qui émanent de son inaliénable dignité humaine, mais aussi de son génie féminin, indispensable à la société. Ses capacités spécifiquement féminines – en particulier la maternité – lui accordent aussi des devoirs, parce que le fait qu’elle est femme implique également une mission singulière dans ce monde, que la société doit protéger et préserver pour le bien de tous. » 

Sur la question de l’égalité des hommes et des femmes, le pape n’a donc fait que confirmer ce que dirent et écrivirent ses prédécesseurs Jean-Paul II et Benoît XVI, dont il se fait depuis le relais fidèle. Refusant le principe d’égalité, les autorités vaticanes, suivies par une grande partie du clergé, préfèrent invoquer « la mutualité », « la complémentarité » ou encore « l’égalité dans la dignité ». D’aucun·es prétendront – à raison – qu’il s’agit d’une forme de progrès par rapport à la formule « femmes, soyez soumises à vos maris, comme il se doit dans le Seigneur », héritée de saint Paul et qui présida durant des siècles. Il n’empêche que ce refus d’entendre l’aspiration à une égalité ontologique entre les personnes sonne complètement en porte-à-faux dans une société qui remet en question toutes les dominations, au premier chef le patriarcat. 

L’un des arguments classiques énoncés par les catholiques les plus conservateurs en appelle à la tradition et au devoir de la « sainte Église » de propager un message et une direction éthique universelle qui ne se laisse pas distraire par « la mode » et les plates conjectures du monde. D’autres, nourris par le Concile Vatican II, veulent qu’au contraire elle soit à l’écoute des « signes du temps ». Entre ces deux directions, en fait totalement opposées, le pasteur de Rome a une marge de manœuvre très réduite. Ainsi choisit-il le plus souvent des formules à vocation consensuelles qui déclenchent néanmoins de vraies fractures. Le cas de la bénédiction des couples homosexuels en est un bel exemple. Sa décision récente de l’appliquer a provoqué une vraie crise dans la Curie. Elle ne peut pourtant satisfaire les homosexuel·les, puisqu’elle ne leur donne pas les mêmes droits à une union sacramentelle que les hétérosexuels.  

Les « signes du temps » indiquent pourtant clairement que des institutions jadis ouvertement catholiques participent activement aux réflexions visant à créer une société plus juste, inclusive et égalitaire. Une large partie des membres des deux universités catholiques de Louvain a intégré la question des rapports de genre dans ses enseignements et ses recherches. Le fait que la rectrice de l’Université catholique de Louvain, soutenue par un collectif d’enseignant·es, ait rédigé un communiqué de presse se désolidarisant des propos du pape sur les femmes est en soi très révélateur des profonds bouleversements à l’intérieur d’institutions académiques jadis totalement catholiques. Cet événement a laissé voir un profond décalage entre une institution patriarcale dans son fonctionnement et ses valeurs et une partie des catholiques inspirés certes par l’Évangile, mais qui ne se reconnaît pas dans une théologie dogmatique.

Enfin, la décision du pape de lancer un procès en béatification pour le roi Baudouin, héroïsé en raison de son refus catégorique de signer la loi de dépénalisation partielle de l’avortement en 1990, a provoqué un malaise dans le monde à la fois politique et religieux. Sur le plan politique, il a ravivé le clivage qu’avait provoqué à l’époque le choix de l’espèce d’entourloupette juridique qui avait été fait par le gouvernement ; le mauvais souvenir, en somme, de manœuvres fort peu constitutionnelles. Sur le plan religieux, si beaucoup de catholiques estiment que le pape a le droit d’avoir des opinions et d’admirer un souverain très catholique, d’autres s’interrogent sur l’opportunité de lancer un procès en béatification. Sauf rares exceptions, les autorités ecclésiastiques attendent toujours une cinquantaine d’années pour entamer ce type de procédure, laquelle risque toujours de faire remonter des activités ou des prises de position « obscures », voire compromettantes. Est-on en effet certain que tous les actes et discours d’un roi qui a régné pendant cinquante ans sont irréprochables d’un point de vue moral et éthique ? La procédure a de quoi embarrasser les évêques. 

On aurait tort toutefois de ne retenir de cette visite que ces aspects, lesquels n’ont pas forcément intéressé les 37 500 croyant·es qui se sont déplacé·es de toute la Belgique et du nord de la France pour écouter une « giga » messe au stade du Heysel. Il en va de même des 5 630 jeunes qui ont participé au festival Hope Happening qui se tenait au Brussels Expo ce même week-end. La foi, ce n’est pas qu’une question de raison et de doctrine. Ces chrétien·nes venaient chercher une « recharge » religieuse : un message d’espérance, l’expérience vécue d’un rite collectif, l’excitation de participer à un événement médiatique d’envergure et l’espoir de vivre une forme de relation charnelle avec un être revêtu d’un pouvoir sacré. Ce pouvoir sacré le place-t-il au-dessus des lois humaines ? C’est évidemment toute la question. 

Que retenir, alors, de la visite de Jorge Mario Bergoglio ? Premièrement, qu’elle a galvanisé le monde médiatique et les réseaux sociaux. Le pape a fait la Une et a ainsi pu donner l’impression du poids encore très fort du catholicisme. Deuxièmement, que ces déclarations ont peut-être creusé encore plus le décalage entre l’Église catholique en tant qu’institution et le message évangélique. Troisièmement, que dans nos démocraties modernes, le croisement, voire l’imbrication dans le cas qui nous occupe, entre les pouvoirs temporel et spirituel provoque toujours des dissonances cognitives. Aussi n’est-il pas inutile de rappeler que si les paroles du pape peuvent certes blesser ou embarrasser, elles n’ont aucun poids légal. Elles n’engagent et ne concernent que les catholiques – et encore... 

Cécile Vanderpelen-Diagre (Université libre de Bruxelles)

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