vendredi 31 octobre 2014

„Shlomo le Kurde“, un roman de Samir Naqqash

En 1985 Shlomo a cent ans. En route pour son dernier voyage, il se souvient, en compagnie de l’auteur. Le « Temps » est un troisième narrateur. Leurs récits se rejoignent pour former « un vacarme [qui] s’élevait en s’entremêlant avec ton jargon fait d’arabe, de kurde, d’araméen, de persan, de russe et d’azéri, de turc, d’allemand et d’anglais même, [où] l’amour se mêlait à la haine, la folie collective des humains à la dignité de l’individu » (p. 97). Shlomo est né dans une ville des confins azéris du nord de l’Iran, Sablakh, devenue Mahabad en 1936. Il « compte parmi l’élite » (p. 136) de ce lieu, et ne le quitte que sous la menace d’une mort certaine, au terme de quatre années de guerre durant laquelle Russes, Ottomans, Allemands et Iraniens tuent tour à tour des membres de toutes les confessions sous prétexte qu’ils sont alliés avec leurs ennemis.

Elu omda, « chef de [sa] communauté » (p. 163) au côté du rabbin, toujours appliqué à ses « devoirs envers le Créateur » (p. 43), il a charge de la grande synagogue d’où il finit par emporter les trois rouleaux de la Torah. Il pratique une dizaine de langues, mais il en revendique une plus fièrement que les autres et c’est « Shlomo le Kurde » qu’il inscrit au fronton de l’établissement ouvert à Bagdad, où il se lance dans le commerce de vêtements européens de seconde main achetés sur le port de Bombay. Il est l’homme de trois femmes : la première, Esmer, qui lui donne trois enfants avant de le marier à une deuxième épouse pour éviter tout risque d’aventure extra-conjugale, reste l’humble puits de sagesse et de vertu pour son mari, jusqu’à son assassinat dans les rues de Bagdad au moment des persécutions anti-juives de 1941 ; la deuxième, Esther, belle ingénue égocentrique a, par imprudence, péri avec ses deux jeunes enfants dans les affres des violences de 1918 ; la troisième, Oum Aziza, devient la compagne acariâtre qui rend plus rudes encore les vieilles années de celui qui a porté tant de corps en terre.

Un juif arabe écrivant dans sa langue maternelle l’itinéraire d’un juif kurde, voilà qui a de quoi surprendre le lecteur, d’autant plus que le roman a été écrit en Israël où un exil à rebondissements a conduit l’auteur, puis publié en Allemagne par un éditeur d’origine irakienne (Manshura al-Jamal)... Il était difficile de combiner davantage de handicaps. Samir Naqqash (1938-2004), né en Irak et dépossédé de cette nationalité, en avait conscience. Il s’accrocha jusqu’au bout à sa ligne de conduite, à l’image de son héros, Iranien chassé de Bagdad, la « seconde patrie » où gisait le corps de la femme aimée : « Vous n’avez strictement rien qui vous appartienne, c’est déjà assez que nous vous ayons accueillis durant près de quatre décennies et que nous vous ayons permis de vivre dans une prospérité dont n’auraient même pas rêvé vos ancêtres dans leurs villages sales et arriérés du Kurdistan ! » (p. 87).

Et ce n’est pas le moindre des mérites du traducteur, Xavier Luffin, que de faire découvrir au public francophone l’histoire de ce commerçant pour qui « la richesse n’avait jamais été qu’un moyen d’avoir des enfants, de profiter de la vie, d’avoir des amis » (p. 49). Il est tour à tour suspecté d’espionnage et battu à coups de bâton sur ordre du shah devant qui il est contraint de ramper, menacé par des brigands, exilé sans le sou au point de se résoudre, pour éviter de mendier, à transporter les excréments des Anglais, des Népalais et des Sikhs dans l’Irak occupée, avant d’aller accoster dans un port indien, lieu d’un renouveau : « Il n’y avait plus de premiers ou de derniers parmi les gens, l’être humain se faisait tout petit, humble, puis il plongeait dans la foule et s’y perdait. » (p. 31).

Le « monde » est présenté comme un « magicien » (p. 85), mais ce sont d’autres mains qui déclenchent le « feu maudit », celle « de Satan et celle de l’homme » (p. 173). La responsabilité de « l’être humain [qui] commet tant de fautes » (p. 321) est assénée par le « Temps ». Cet être se débat sur une scène où il est question d’amour, de don, de sexe et d’honneur, celui des femmes étant payé au prix fort, par elles d’abord. Fatemeh le sait, victime du regard de son beau-frère Reza qui meurt dans un accès de folie ; Hassan Borzog le sait, qui s’unit en cachette à l’intouchable Elmas avant de mourir de la famine, rare figurant à avoir recouvert son humanité avant de perdre son corps. Les tyrans locaux ont encore un nom, mais au-delà règnent les puissants – le shah, le tsar, le calife –, entourés des loups anonymes qui pillent, massacrent et font tomber les « pieux et les innocents » (p. 284) : « Dieu a créé l’homme et l’a doté de raison ? Il lui a laissé le choix entre le Bien et le Mal. Il lui a offert la malédiction et la bénédiction. Moi, j’ai opté pour la raison, la bénédiction et les trois quarts du monde ont opté pour le meurtre et la destruction. » (p. 196).

La mort de l’innocent, jusqu’à celle de ses enfants, arrache à Shlomo le mot d’impuissance : « J’avais toujours su que si un acte épouvantable survenait, toutes les prières du monde ne pouvait l’effacer, c’était là ce que m’avaient enseigné nos juristes et nos rabbins » (p. 374). Jamais, pourtant, il ne cesse de chercher sens, tendu qu’il est vers le « jugement d’outre-tombe » (p. 34). Quand vient le temps de la naissance, et la promesse de s’entendre dire « Papa », il bénit Dieu et « demand[e] d’encore augmenter sa grâce » (p. 108). Quand vient le temps du voyage, il rassure son épouse : « Avoir la foi, c’est me laisser sous Sa bienveillance et Sa protection, il saura me protéger et m’aider à atteindre mon but, avant de me permettre de revenir sain et sauf » (p. 116). Quand vient le temps du second mariage, celui avec Esther, il ouvre la porte du doute. L’acte est religieusement légal, mais ne porte-t-il pas quelque chose de moralement répréhensible ? Il donne à son auteur le sentiment de s’être « dérobé à sa propre vie » (p. 122) pour avoir laissé primer le « désir interdit et sacré » (p. 132). Les malheurs qui s’abattent alors sont lus comme des châtiments : « Celui qui avait une femme intelligente comme Esmer, des enfants comme Salman, Sion et Myriam, ne devait pas aimer une autre femme, mais il avait trahi les siens et il était tombé amoureux de cette sotte d’Esther » (p. 272). La foi résiste pourtant à toutes les épreuves, l’assurance que Dieu reste toujours « mon rempart, mon protecteur » (p. 283) et qu’il faut sans cesse glorifier ce « Créateur », même lorsqu’il tonne, du haut de sa parole : « Je t’ai élu, mon peuple, pour que tu meures et que vivent les soldats meurtriers ! » (p. 73).

Le fil tendu du religieux lie les pages de ce roman. Celui qui emporte dans toutes ses pérégrinations la « sacoche informe » des tefillin, qui « contenait le monde entier et sa religion » (p. 144) ne comprend pas « Bombay l’impie […] dans le pays des idoles » (p. 32). Son associé Mir Ali crache sur les « apostats de Moscovites » (p. 199) avant de joindre le chœur de ses coreligionnaires pour concéder que « les Allemands sont des mécréants, mais l’allié d’un croyant est toujours un demi-croyant ! » (p. 206). Les Russes se vengent de leur première retraite forcée en égorgeant des musulmans et, pour que l’humiliation soit comble, exigent que des juifs les enterrent, hors du cimetière, sans même autoriser les prières mortuaires. Shlomo s’emporte alors devant l’assassin : « Ce sont mes frères, mes amis chers. Ce sont des êtres humains, comme toi et moi. Des gens de Sablakh. Nous sommes tous des êtres humains et des habitants de Sablakh » (p. 228). Cette fraternité du lieu est aussi un rejet de « l’opium de l’extrémisme religieux » (p. 334) qui finit par convaincre Mir Ali : « J’atteste désormais que tout ce que tu disais est vrai […]. Dans une guerre, il n’y a ni croyant, ni mécréant, chacun des belligérants nous mène au précipice » (p. 351).

Mais à l’échelle du monde, l’issue est introuvable pour Shlomo l’exilé, y compris en Israël où il refuse de s’établir. Esmer, la femme aimée, est la victime immolée de l’aveuglement : « Elle ne niait aucunement sa judéité, au contraire elle la revendiquait par des cris de possédée » (p. 79). L’impasse est aussi annoncée au bout de la voie promue par Hassan Tchakmak, le bolchevik : « Camarades, il n’y a aucune différence entre un juif, un chrétien et un musulman. Nous croyons en l’être humain, délivrez vos frères de l’humanité, les gens de votre cité […]. Communautés du monde unissez-vous ! » (p. 295-296). Reste alors, pour l’auteur et son héros, le chemin intérieur ouvert à chacune et à chacun, si finement rendu par le traducteur qui a su maintenir ici le terme arabe : « Dans ce moment terrible où le Mal montrait ses crocs, son âme restait comme baignée par les eaux douces d’Al-Kawthar, la source du Paradis, lavée de tout défaut, de tout péché. » (p. 221).

Samir Naqqash, Shlomo le Kurde, roman traduit de l’arabe par Xavier Luffin, Paris, Galaade Editions, 2014.

Dominique Avon (Université du Maine).

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