Si toutes les traditions religieuses semblent s’exprimer d’une même voix pour dénoncer la destruction de l’environnement par l’Homme, toutes n’ont néanmoins pas le même « potentiel » de réponses à la crise environnementale, ni le même positionnement idéologique et politique par rapport à elle. Et dans la course à la religion la plus « écologique », le christianisme accuse, avec les autres monothéismes, un certain retard. D’autres traditions occupent en effet une place bien plus en vue et enviable dans les débats autour des enjeux environnementaux du monde actuel. C’est précisément l’objet de cet article que d’essayer de comprendre ces écarts.
Toutes les traditions religieuses engagées dans le grand débat écologique n’ont pas, loin s’en faut, de mêmes représentations de ce qu’on appelle la Nature, dont il faut rappeler que la notion – telle qu’on la pense actuellement comme cadre biotique et abiotique d’existence des populations humaines – a connu de significatifs changements de signification depuis la Phusis grecque jusqu’aux théories écologiques modernes. La « Nature » au sens écologique du terme, c’est bien connu, est un concept d’apparition tardive et qui est aussi le fruit d’une sécularisation de la pensée. Pourtant, les voix religieuses (des grandes ou petites organisations) affirment que les ressources de sens et d’action que leurs philosophies offrent pourraient et même devraient participer à réduire l’impact humain sur l’environnement, en suscitant des comportements vertueux de préservation ou de conservation des espaces naturels, de réduction des volumes de production alimentaire et de biens de consommation, de diminution des polluants atmosphériques ou terrestres…
Bref, être des modèles d’écologie. Comme si les religions, qui produisent essentiellement des choses symboliques, des croyances et des rites, et de manière dérivée seulement, des choses matérielles (art, architecture monumentaire, objets liturgiques, produits économiques…), pouvaient infléchir les problèmes environnementaux qui sont principalement liés à l’activité économique des grosses industries ou à la consommation des ménages des sociétés les plus développées, qui sont aussi les plus sécularisées. Les débats sur l’écologie, en France, mais aussi ailleurs, ont donné lieu à un étonnant mouvement d’œcuménisme puisque les voix religieuses se sont exprimées en même temps et d’ailleurs sur invitation des politiques à la COP 21, en 2015. Étonnamment, les religions sont depuis invitées à s’exprimer sur des questions séculières alors qu’en retour, les instances séculières (États, organisations internationales, observatoires, groupes de recherche…) résonnent toujours plus d’accents eschatologiques, donc religieux, lorsqu’ils évoquent par exemple une « apocalypse » écologique…
Curieux croisement des répertoires, donc, qui explique sans doute en partie la collusion de ces registres séculier et religieux, à une époque où le concept d’Anthropocène offre de nouveaux horizons, voire de nouvelles cosmologies, et que les milieux académiques (Bruno Latour et Philippe Descola en tête) entreprennent de réviser les multiples rapports entre les « natures » et les systèmes de croyances associés dans les sociétés traditionnelles hors de l’Occident moderne — alors que, précisément, se constitue progressivement dans l’imaginaire collectif l’image de sociétés spirituelles « primordiales » écologiquement plus responsables que les sociétés séculières modernes. En Europe, les grandes politiques climatiques intéressent désormais les religions, et le sociologue et politologue Raphaël Liogier (2013) évoque même le softpower des traditions religieuses qui montrent actuellement un activisme militant dans les lieux de décision politique, alors que parallèlement « l’hypothèse Gaïa » (la terre comme être vivant) de Lovelock (1970) se dissémine toujours plus dans les pensées culturelles qui furent, un temps, alternatives, et qui sont désormais largement acceptées.
Les religions qui sont ainsi partie toujours plus prenante des débats publics et politiques à échelle globale, ne parlent néanmoins pas toujours d’écologie avec une même voix, n’expriment pas les mêmes vues et n’entendent pas promouvoir les mêmes choses, et la notion de « nature » est déclinée sous des formes et à des échelles différentes, de l’univers jusqu’à l’environnement. En examinant de manière précise les contenus philosophiques, les représentations cosmologiques et les prescriptions et proscriptions, il apparait que les monothéismes défendent, au-delà de leurs différences de théologies ou de liturgies, l’idée que l’ordre du monde est un donné, inaliénable, ontologique, car issu d’une volonté divine : le sacré est transcendant, dominé par une figure anthropomorphe et omnipotente, qui impose une relation verticale (des cieux à la Terre et réciproquement) fondée sur l’obéissance : c’est Dieu qui dicte aux Hommes (et aux Femmes) les modalités d’utilisation de leur environnement, et c’est donc lui, et pas les Hommes, qui a le pouvoir de détruire ou de maintenir le monde en l’état.
Les traditions asiatiques, du monde indien (hindouisme, bouddhisme) comme du monde sinisé (confucianisme, taoïsme), et d’Extrême-Orient (shintoïsme) dans une moindre mesure, sont au contraire des traditions cosmiques pour lesquelles l’Univers est aussi un donné, mais non déterminé. L’Homme y est dans un rapport d’horizontalité avec le sacré dont le monde est pétri, il s’y inscrit travers une « participation » méditative ou rituelle à l’unité fondamentale du monde. Dans ce contexte spirituel, il convient donc d’avoir à l’endroit de la nature (environnante) des attitudes respectueuses parce que cette écologie immédiate est la transposition, sur un plan microcosmique, d’un ordre plus large qui est celui du macrocosme, dont il est parfois la transposition terrestre.
L’observance des principes éthiques et spirituels inhérents à ces traditions induit donc un respect des espaces naturels, de la faune et de la flore, une relation esthétique à la géographie, une certaine modération et même une frugalité dans les consommations alimentaires ou énergétiques — qui sont des idéaux ascétiques poursuivis au sein de petites communautés mais bien difficiles à mettre en œuvre à l’échelle de sociétés entières… Ce n’est toutefois pas seulement en vertu de ces principes que les religions de l’Asie apparaissent plus eco-friendly que d’autres. Elles profitent aussi grandement des idéologies et imaginaires à travers lesquelles elles ont été pensées en Occident et dont elles ont pris les couleurs : humanisme, sécularisme, scientisme et désormais écologisme. Traditions asiatiques qui doivent enfin, et surtout, d’être mobilisées dans les débats actuels en vertu d’un fantasme orientaliste qui les a constituées comme des alternatives spirituelles en phase avec les valeurs de la modernité et les grands défis sociétaux, là où les anciennes traditions ont été affrontées de manière bien plus conflictuelle et abrasive à cette même modernité.
Il y a donc au regard de ces éléments, de sensibles écarts de positionnement et d’attitude des religions envers les enjeux écologiques et climatiques. Si les monothéismes ont tardivement décidé de s’engager dans la vague environnementaliste, ce n’est pas exactement pour les mêmes raisons que les polythéismes, qui n’ont pas la même trajectoire dans les imaginaires de la modernité. Dans le grand jeu actuel à somme nulle de l’écologisation des religions et de la religionisation de l’écologie, ce sont les polythéismes asiatiques qui semblent le mieux tirer leur épingle du jeu : non seulement les principes qui régissent leurs cosmologies participent d’une conception englobante et interdépendante du monde en phase avec la conscience globale de l’environnementalisme, mais la vague de sympathie qui les porte, et l’imagination orientaliste qui les transfigure depuis un siècle et demi en font des candidats plus à même de proposer des solutions spirituelles à une crise écologique qui ne l’était pas…
Lionel Obadia (Université de Lyon – Agence nationale de la Recherche, Paris)