L’histoire du journal a déjà fait l’objet de nombreuses études d’excellente qualité. Lors de son centenaire en 1883, les Assomptionnistes, qui l’ont fondé et à qui il appartient toujours, avaient sollicité la collaboration d’historiens professionnels pour retracer l’histoire du journal La Croix, leur donnant à cette occasion accès à leurs archives. En 2011, un excellent livre était consacré par Yves Poncelet à l’un des auteurs les plus populaires et prolifiques du quotidien catholique avant la Deuxième Guerre, Pierre l’Ermite (pseudonyme d’Edmond Loutil). L’ouvrage montre d’une manière magistrale comment l’Église a pu très vite s’adapter à l’ère de la presse de masse, incitant certains de ses prêtres les mieux doués à produire une littérature populaire. De son côté, Yves Pitette raconte l’histoire interne de ces trente dernières années. Le point de vue est particulier puisque l’ouvrage tient du témoignage éclairé, celui d’un homme qui a travaillé plus de trente ans durant à La Croix, y fut rédacteur en chef et envoyé spécial permanent à Rome auprès du Saint-Siège.
Bien informé, Yves Pitette retrace dans les grandes lignes de l’évolution d’un journal catholique qui dut traverser toutes les grandes crises politiques et sociales du siècle : l’anticléricalisme de la iiie République, l’affaire Dreyfus et l’antisémitisme (dont il fut un zélé propagateur), l’Action française (laquelle trouva dans ses colonnes un allié, ce qui obligea le Vatican à imposer un changement de rédacteur en chef), et la Seconde Guerre mondiale, qui contraignit la direction du journal réfugiée à Limoges à choisir entre continuer à paraître sous la censure nazie, alors que la majorité de la rédaction sympathisait avec la Résistance, ou laisser ses lecteurs sans aucun relais et soutien catholique. Les ive et ve Républiques ne furent pas moins mouvementées, notamment en ce qui concerne les relations avec le Saint-Siège. Le journal soutint par exemple les prêtres-ouvriers. D’un point de vue politique, l’équipe éditoriale évita soigneusement de se positionner à droite ou à gauche, ce qui ne l’empêcha pas d’assumer des prises de positions très claires, notamment contre la torture lors de la guerre d’Algérie. Son heure de gloire, La Croix la connut à l’époque du Concile Vatican ii, moment pendant lequel elle consolida sa réputation de journal très informé sur les arcanes du Saint-Siège en couvrant l’événement de manière exhaustive.
Si cette histoire est relativement bien connue, on trouvera dans l’ouvrage d’Yves Pitette des informations nettement moins documentées sur l’évolution de l’entreprise. À partir des années 1950, face à la baisse croissante de son lectorat – corollaire à la perte d’influence de l’Église –, La Croix doit gagner en légitimité sur le plan strict de l’information journalistique et de la qualité de ses éditoriaux. Pour ce faire, elle choisit d’intégrer dans sa rédaction un nombre croissant de journalistes laïcs qui ont su se faire un nom dans la grande presse et les médias audiovisuels tels que Jean Boissonnat, Jacques Duquesne, Noël Copin, Bruno Frappat — et même une femme avec Dominique Quiniot, qui prend la tête du journal en 2005.
L’une des caractéristiques du journal est de développer une politique résolument tournée vers les lecteurs. Ce choix est évidemment facilité par la structure d’un quotidien comportant une large diffusion en province. Mais le fait de se tourner vers le terrain relève aussi d’une stratégie éditoriale. Pour la réaliser, La Croix réserve une vraie place au courrier des lecteurs, tant dans le nombre de colonnes qui lui est consacré que dans les réponses données. Une autre initiative consiste à favoriser l’organisation de groupes de lectures. L’étape d’après est franchie dans les années 1970 avec les rencontres-débats, lesquelles rassemblent dans les petites et moyennes villes jusqu’à 15 000 personnes.
Un autre avantage de cheminer ainsi, guidé par un auteur qui a suivi tous les périples d’une salle de rédaction, est de mieux comprendre les tensions avec Rome. La Croix a toujours eu des relations privilégiées (souvent grâce à des rédacteurs particulièrement bien placés) avec la capitale religieuse. Outre les conflits de personnes qu’on imagine, cette position engendra des difficultés sans nombre quand il s’agit de sortir de l’image de porte-parole du Saint-Siège. Le journal privilégie un aphorisme dont les principes restent opérationnels : « Fidélité doctrinale, liberté éditoriale ». Cette liberté consiste à offrir au lecteur le plus grand éventail possible d’opinions, tout en rappelant sans cesse qu’une opinion libre n’engage pas le journal.
Nonobstant l’offre et la qualité des informations fournies, La Croix peine depuis longtemps à décider de son image de marque. Depuis sa naissance, elle a changé six fois de titre. Son titre, qui fonctionna longtemps comme un signe de ralliement, la coupe inexorablement de tout un public qui ne peut s’y identifier. En d’autres termes, elle est, comme toutes les autres institutions qui portent le qualificatif de « chrétien » ou de « catholique », confrontée au poids d’une histoire avec laquelle ses rédacteurs sont plus ou moins liés, plus ou moins attachés… Mais on notera que c’est loin d’être l’apanage de la presse confessionnelle. Les journaux papier, tous en mal de lecteurs, et plus particulièrement le journalisme d’opinion, éprouvent depuis la « fin des idéologies » des difficultés à trouver une ligne de conduite. Dans la bataille, les journaux catholiques ont peut-être une longueur d’avance : ils ont l’habitude de s’adapter !
Cécile Vanderpelen-Diagre (ULB).
Yves Poncelet, Pierre L’Ermite (1863-1958). Prêtre journaliste à la Croix et romancier. Présence catholique à la culture de masse, Paris, Cerf-Histoire, 2011
Yves Pitette, Biographie d’un journal : « La Croix », Paris, Éditions Perrin, 2011.