"Vendredi à Utrecht la Fédération humaniste européenne a porté à sa tête le président du Centre d’Action laïque Pierre Galand pour un mandat de trois ans" — Un gardien belge pour l’Europe laïque (Christian Laporte, La Libre Belgique)
"Comment se fera le report des voix entre l’islamiste et l’homme du tyran? Le premier tour des élections présidentielles en Egypte pose nombre de questions" — Egypte: le casse-tête du second tour (Jacques Goditiabois-Deacon, La Libre Belgique)
"Ils n'ont pas osé aller en pèlerinage en Tunisie par crainte du Printemps arabe. Mais au Maroc, où les islamistes sont pourtant aussi au pouvoir, des juifs d'Israël n'ont pas eu peur de venir cette semaine vénérer leurs saints en toute tranquilité" — Au Maroc, des juifs venus d'Israël prient leurs saints en toute tranquillité (Jeune Afrique)
Près de 59% des Turcs en font partie. La classe moyenne, soutien majeur de la croissance économique du pays ces dix dernières années, adhère dans sa majorité à des valeurs religieuses conservatrices. Elle raffole des séries télévisées et de ces temples de la consommation que sont les centres commerciaux. C’est en tout cas ce qu’affirme un institut de sondage — Religion et consommation, les mots d’ordre de la classe moyenne turque (Anne Andlauer, Le Petit Journal)
"Abdallah Djaballah, président fondateur du Front de la justice et du développement, dénonce la "mascarade" des législatives" — Un parti islamiste menace l'Algérie d'une révolution (AFP, Le Point)
"Le président fondateur du parti radical islamiste Front de la Justice et du Développement (FJD) Abdallah Djaballah a dénoncé dimanche à l'AFP le scrutin législatif du 10 mai qui a laminé les islamistes et menacé le pays d'une révolution" — Un parti radical islamiste menace d'une révolution (AFP, La Libre Belgique)
Jésus de Nazareth, figure centrale de la religion chrétienne, est juif. Ses disciples sont juifs. Les premiers chrétiens sont juifs. C’est dans les communautés juives de la province romaine de Palestine ainsi que de diaspora que se fera en premier lieu l’annonce de l’Évangile. Le contenu même de la « Bonne Nouvelle » (c’est le sens du mot « Evangile » en grec) est incompréhensible en dehors de la tradition juive. Jésus est le Messie (en grec « Christ »), « Fils » unique du Dieu d’amour, proche de Lui au point de ne faire qu’un avec Lui, qui appelle à reconnaître, dans un mouvement de « conversion », la venue du « Royaume de Dieu », fait de paix et de fraternité humaine. Pour les croyants, il accomplit les promesses bibliques et inaugure une Nouvelle Alliance (c’est le sens des mots « Nouveau Testament »).
Jésus ne sera suivi que par une poignée de Juifs et finira exécuté comme un esclave (crucifié) par les Romains vers l’an 30. La raison invoquée est au fond politique : c’est la crainte, tant du côté juif que du côté romain, de voir ce Messie tourner au chef nationaliste, avec les catastrophes que ce type d’aventure risque de provoquer…
Dans l’âpre polémique à laquelle la lecture des textes du Nouveau Testament donnera lieu, dans un milieu sociologiquement de plus en plus étranger au judaïsme, « les Juifs » seront vite présentés comme coupables d’avoir, dans leur aveuglement et leur mauvaise foi, en même temps refusé de reconnaître l’« accomplissement des prophéties » et d’avoir « tué Dieu ». Car s’il est homme, le Messie des chrétiens est aussi Fils de Dieu et Dieu lui-même, divinisation que jamais les Juifs n’ont songé à accorder à leurs prophètes, même le plus grand : Moïse.
L’accusation de « déicide » portée contre les Juifs est la principale racine de l’antisémitisme pendant deux millénaires. Elle se renforce de l’accusation de « pharisaïsme », qui mêle les griefs de ritualisme pétrifié et d’hypocrisie, cuirassant « les Juifs » contre le message d’amour qu’ils avaient pourtant vocation à entendre et à diffuser. Que le « Fils de Dieu » soit ressuscité des morts et que ses fidèles attendent son retour pour la Fin des Temps (Parousie) inaugure le temps de l’Église, qui se comprend elle-même comme le « véritable Israël » (Verus Israel), l’« Israël selon l’Esprit » (« théologie de la substitution »).
De fait, les chrétiens vont très vite se recruter pour la plupart parmi les païens. C’est essentiellement la personnalité de Paul de Tarse (saint Paul, actif dans les années 40-50 après-J.-C.) qui symbolise cette ouverture du groupe chrétien au-delà du monde juif, avec une conséquence fondamentale : il renoncera en fin de compte au plus gros des exigences de l’« orthopraxie » (voir plus haut) et, au nom de la « foi », libérera les chrétiens de ce que le judaïsme tient pour essentiel. La rupture deviendra vite évidente. Elle est consommée quand l’Empire romain, au lendemain de la conversion de l’empereur Constantin, assure au christianisme la liberté de culte (Édit de Milan, 313) et le favorise au détriment du paganisme. À la fin du IVe siècle, sous l’empereur Théodose, il est devenu la religion officielle de l’État.
L’accusation de déicide et la prétention de l’Eglise à incarner le véritable Israël placent désormais les Juifs et le judaïsme dans une position radicalement inconfortable. Ils sont à la racine d’une religion qui ne peut ni ne veut oublier qu’elle est née d’eux, mais qui les accable des accusations les plus écrasantes.
Cette querelle d’identité du christianisme, la faille intime qu’implique pour lui le fait que les Juifs refusent obstinément au cours des siècles de le reconnaître pour leur propre vérité, rend compte de la haine du monde chrétien à leur égard. Plutôt que d’antisémitisme, il convient donc de parler ici d’« antijudaïsme ». Cette haine découle du refus opiniâtre par la religion-mère de reconnaître la religion à prétentions universelles qui est née d’elle. Elle a une limite logique contraignante : l’insupportable cesserait, aux yeux des chrétiens, si les Juifs se convertissaient. Dans ce contexte, les expulser ou les tuer n’a pas de sens : il s’impose de les convaincre, c’est-à-dire de les amener au baptême…
La distanciation qui s’opère entre le jeune christianisme et son milieu juif d’origine entraîne en peu de temps une ignorance de ce dernier chez les adeptes du Christ. Jusqu’au triomphe de l’historicisme au XIXe siècle, le judaïsme sera, de manière dominante, vu au prisme d’un pharisaïsme ergoteur, hypocrite, asservi à « la lettre » aux dépens de « l’esprit » et sclérosé par essence et par choix. Figée pour des siècles dans les termes de la polémique néotestamentaire, cette image devenue canonique découragera tout souci de s’enquérir de ce que le pathos de la Loi, source vivante de la pensée juive, qui est à la racine de la controverse, a nourri de créativité chez les « Sages » juifs, héritiers des pharisiens, au lendemain de la rupture et en dépit des vicissitudes historiques que connaît le judaïsme. Pareille négation de l’aventure spirituelle propre du monde juif déréalise celui-ci en l’arrachant à son devenir et le condamne à tenir à son corps défendant, sur le théâtre de l’histoire chrétienne, un rôle de fossile, inintelligible et obstiné.
Jacques Déom (ULB).
Aussi longtemps que le monde occidental restera de manière exclusive dominé par les valeurs et l’imaginaire chrétiens, les déchirements qu’on vient de dire resteront la source de la discrimination haineuse, voire de la démonisation des Juifs.
Celle-ci se traduit concrètement de diverses manières. Phénomène mystico-politique, les Croisades, qui visent à partir de la fin du XIe siècle à « libérer des mains des païens [les musulmans] le tombeau du Christ » par la voie militaire, sont l’occasion de pogroms qui déciment les communautés juives (par exemple 800 morts à Worms, 700 à Mayence, plusieurs milliers de morts à Prague en 1096, dans le cadre de la Première Croisade ; plus de 120 communautés juives disparaissent dans le Midi de la France lors de la « Croisade des Pastoureaux » en 1320). L’argument des tueurs : nous allons combattre les « ennemis de Dieu » (musulmans) en Terre sainte ; or nous en avons de bien pires sous la main, les Juifs. Tant pour des raisons d’ordre public que pour celles d’ordre idéologique décrites ci-dessus et d’ordre économique sur lesquelles nous reviendrons, les autorités religieuses, le plus souvent, condamnent et s’opposent, abritent à l’occasion des Juifs. Le peuple, lui, ne veut rien entendre.
D’autant plus que les clercs, paradoxalement, l’abreuvent de légendes calomnieuses. La pire : l’accusation de « meurtre rituel ». Les Juifs crucifieraient des enfants chrétiens ou les tueraient pour obtenir leur sang, nécessaire à la célébration de leurs fêtes religieuses. Ces rumeurs entraînent des réactions populaires violentes : par exemple, en 1171, les 38 Juifs de Blois sont condamnés au bûcher ; en 1191, une centaine de Juifs est exterminée à Bray-sur-Seine ; 34 Juifs sont égorgés à Fulda en 1235. Là encore, des autorités – tant civiles que religieuses – font souvent valoir le caractère délirant des accusations et l’absence totale de preuves. N’empêche. À la fin du XIXe siècle, les antisémites professionnels avaient établi une liste de 154 cas « attestés » d’assassinats pour raisons religieuses…
On accuse également les Juifs de profaner les hosties (à Bruxelles, en 1370, la communauté juive est anéantie suite à une accusation de ce type – comme en témoigne la chapelle du Sacrement du Miracle à la cathédrale des Saints-Michel-et-Gudule), d’empoisonner les puits (de connivence avec les lépreux), de mettre en place un plan universel de destruction des chrétiens (voir plus loin). La Peste noire (1347-1349) extermine un tiers de la population européenne : on en rend les Juifs coupables (2.000 d’entre eux sont brûlés à Strasbourg en 1348). C’est un cas manifeste où les Juifs servent de « boucs émissaires » : on les charge d’un mal qu’on ne peut s’expliquer pour les expulser ou s’en défaire et en « purifier » le groupe dominant.
On n’envoie d’ailleurs pas que des hommes au bûcher. En 1242, à Paris, au terme d’une « disputation » orageuse entre prêtres et rabbins, on brûle, avec l’accord de Louis IX, roi de France et futur saint Louis, vingt-quatre charrettes chargées de volumes du Talmud, accusé de contenir des attaques contre la foi chrétienne. On délire sur le Juif comme sur les sorcières : il porterait des cornes, dégagerait une odeur pestilentielle et dissimulerait soigneusement ses pieds fourchus... Les médecins juifs, très nombreux (et par ailleurs appréciés pour leur savoir…) sont fréquemment accusés de collusion avec le Diable.
La haine la plus radicale ira jusqu’à suspecter un Juif, même converti, de rester d’abord un Juif : si, en bonne théologie, le baptême est une nouvelle naissance, la haine suspecte la pérennité du caractère juif et glisse rapidement vers une interprétation quasi raciale de la judéité qui préfigure les obsessions de la modernité. Ainsi, dans l’Espagne qui achève de se libérer de l’emprise musulmane (après 1492), on impose aux Juifs (et aux musulmans) de se convertir ou de quitter le territoire. Unifications politique et linguistique vont de pair avec l’unification religieuse.
Une logique se met en place, qui prévaudra en Europe jusqu’à l’ère des Révolutions : le sujet est tenu d’adhérer à la religion de son roi (« Cuius regio, illius religio »). Mais, en Espagne et dans son empire outre-Atlantique, les convertis restent suspects de « marranisme » (de rester secrètement Juifs, donc d’hypocrisie religieuse) et l’on impose aux candidats à diverses fonctions publiques de faire la preuve de leur limpieza de sangre (pureté de sang). On notera ici que l’Inquisition (tribunal ecclésiastique créé au XIIIe siècle pour lutter contre les Cathares et chargé de veiller au respect de l’orthodoxie catholique) n’a jamais poursuivi les Juifs comme tels, ce qui aurait été un non-sens, mais seulement – et avec quelle fermeté ! – ceux d’entre eux qui, précisément, étant publiquement convertis, étaient suspectés de pratiquer en secret leur foi ancestrale.
Au XVIe siècle, la Réforme a vis-à-vis des Juifs une attitude ambiguë. En révolte contre l’Église catholique en tant qu’institution médiatrice du salut, les Protestants privilégient la lecture directe de la Bible dans une relation personnelle à Dieu et, du coup, comprennent mieux les Juifs. Mais l’attitude de Martin Luther est caractéristique du malaise persistant. Il commence, en 1523, par dénoncer l’ignominie des « papistes », qui ont méprisé « les cousins et les frères de Notre-Seigneur » et prône l’« amour chrétien » à leur égard. En 1542, n’ayant pas réussi à les convertir, il les agonit d’injures dans les termes les plus orduriers. La Contre-Réforme catholique, menée par le Concile de Trente (entre 1545 et 1563), ne fera rien pour sa part en vue d’améliorer chez les fidèles de l’Église romaine l’image des Juifs.
Outre ces données idéologiques, il faut rappeler la ségrégation économique que connaissent les Juifs. Commerçants habiles, parlant des langues que les chrétiens ignorent, entretenant des relations internationales, les Juifs suscitent l’envie. On se sert d’eux en les haïssant. Le droit de l’Église (comme celui de l’islam d’ailleurs) interdit le prêt à intérêt aux chrétiens : les Juifs se spécialisent donc par nécessité dans le commerce de l’argent et fournissent les crédits dont l’économie a besoin. Quitte à ce que des débiteurs n’hésitent pas à user de violence (confiscation et expulsion) pour ne pas s’acquitter de leur dette… C’est notamment le cas des rois, au point qu’on a pu dire que l’art de pressurer les Juifs était devenu une institution, en tout cas une ressource régulière de la royauté.
Les Juifs ne peuvent par ailleurs posséder des terres. Ils ont donc tendance à se spécialiser dans des métiers (joaillerie, orfèvrerie, pelleterie) où l’on peut déplacer facilement son capital en cas d’urgence. De cette situation imposée naît l’image du Juif usurier, déraciné dans une société essentiellement fondée sur la richesse foncière, incapable de manier l’épée (comme le noble) ou la charrue (comme le paysan), mais vivant aux crochets du monde environnant et prêt, comme le Judas des évangiles, à trahir son maître pour trente deniers.
Les Juifs sont donc contraints de vivre à part. Depuis 1215 (Concile de Latran), ils doivent un temps porter la « rouelle » (insigne d’étoffe jaune). De multiples pratiques vexatoires et odieuses leur sont imposées, qui varient selon les lieux et les temps. Ils sont exposés à l’expulsion (d’Angleterre en 1290 ; de France en 1306 – ce sont quelque 100.000 Juifs qui partent pour l’exil, qui sera réitéré en 1394 ; d’Espagne en 1492 – voir plus haut – ; du Portugal en 1497). Même là où ils sont tolérés, ils se retrouvent regroupés dans un quartier juif spécifique (nommé selon les pays ghetto, Judenviertel, judería…) qui, s’il les sépare des non-Juifs et les isole en les désignant comme des hors-caste, permet il est vrai également aux communautés de se perpétuer dans le respect de leurs traditions.
C’est à cette époque que prend forme le mythe du Juif errant (the Wandering Jew, der Ewige Jude), Ahasvérus, condamné à parcourir éternellement le monde sans trouver de lieu où s’établir enfin…
Présente dans certains esprits, active dans la pratique sociale, la hargne antisémite n’a jamais manqué au cours de l’histoire de se donner des formes juridiques normatives, formant un corps de dispositions plus ou moins cohérent.
Le droit canon de l’Église catholique témoigne d’une riche inventivité en matière de mesures contre les Juifs :
- Dès 306, le Synode d’Elvira interdit les relations sexuelles (et a fortiori le mariage) et la commensalité avec les chrétiens.
- Celui de Clermont en 535 exclut les Juifs de toute fonction publique.
- Celui d’Orléans en 538 leur interdit d’avoir des serviteurs chrétiens et de paraître dans les rues pendant la Semaine sainte.
- Celui de Trulanic en 692 fait défense aux chrétiens d’avoir recours à des médecins juifs.
- Celui de Narbonne en 1050 leur interdit de vivre dans des familles juives.
- Depuis le 3e Concile du Latran (1179), les Juifs ne peuvent porter plainte ou témoigner en justice contre des chrétiens, et depuis le 4e (1215), ils sont stigmatisés dans leur vêtement.
- Le concile d’Oxford (1222) leur interdit de construire de nouvelles synagogues.
- Le synode de Breslau (1267) instaure le ghetto obligatoire.
- Celui d’Ofen (1279) interdit aux chrétiens de vendre ou de louer aux Juifs des biens immobiliers.
- Celui de Mayence (1310) interdit au chrétien la conversion au judaïsme et au Juif converti le retour au judaïsme.
- Le concile de Bâle (1434) interdit aux Juifs de servir d’intermédiaires dans la conclusion de contrats (notamment de mariage) entre chrétiens et proscrit de leur décerner des titres universitaires.
L’État n’est pas en reste.
- Louis le Bavarois (1328-1337) impose aux Juifs une taxe de protection per capita.
- Arguant que « les Juifs et leurs possessions appartiennent à la Chambre impériale », un code du XIVe siècle attribue à la collectivité les biens d’un Juif tué dans une ville allemande.
- À Nuremberg, à la fin du XIVe siècle, le droit entérine la confiscation des créances détenues par les Juifs sur des chrétiens.
- À Rome, en 1555, ce sont les Juifs eux-mêmes qui doivent financer la construction du mur d’enceinte du ghetto.
- À Francfort, au XVIIIe siècle, les maisons des Juifs sont marquées et leurs déplacements limités.
- Lorsque le futur philosophe et penseur des Lumières Moïse Mendelsohn (1729-1786) arrive adolescent à Berlin, capitale de la Prusse alors régentée par Frédéric II, il doit, comme tous ses coreligionnaires, y pénétrer par la Porte de Rosenthal, réservée « au bétail et aux Juifs ».
Jacques Déom (ULB).
Amorcé au XVIIe siècle (avec, par exemple, les grandes figures d’Isaac Newton en physique, ou de René Descartes en philosophie), un mouvement de fond va modifier radicalement en deux siècles les fondements du monde occidental. Ce que l’on a appelé en France « les Lumières » (avec Voltaire, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau…) et en Allemagne l’« Aufklärung », est un mouvement intellectuel caractérisé par la volonté de penser par soi-même, indépendamment des autorités traditionnelles, même et surtout si elles se prétendent fondées sur une Révélation. Le mot d’ordre est : « Sapere aude ! » (Ose savoir !). Tout homme se voit appelé à devenir adulte, c’est-à-dire à s’émanciper des tutelles héritées du passé et à assumer la responsabilité de ce qu’il pense et fait. Rationalisme donc, et individualisme.
Cette révolution dans la manière de penser bouleverse l’image que l’on a du monde matériel : la physique mathématique de Newton remplace la physique qualitative héritée d’Aristote, la conception biblique de la création perd sa pertinence scientifique, la Terre n’est plus le centre de l’univers…). Plus tard, Charles Darwin (1809-1882) formule la théorie de l’évolution par la sélection du plus apte, où le plus complexe naît du plus simple : l’Homme n’est donc plus le fleuron de la création, voulu par Dieu, but et justification du monde ; il descend, au terme d’une série d’accidents génétiques, des formes les plus frustes de la vie et, ultimement, constitue une branche, la plus jeune et la plus complexe, de la famille des grands anthropoïdes, au sein de laquelle il cousine avec les singes...
Ces deux « blessures narcissiques » (comme dira Sigmund Freud) vont de pair avec un ébranlement profond de l’ordre sociopolitique : la Révolution française (1789) abolit la monarchie de droit divin (où le roi occupe le trône « par la grâce de Dieu ») et l’Ordre social traditionnel né au Moyen Âge et instaure l’égalité de tous devant la Loi. Celle que le peuple se donne souverainement à lui-même : la démocratie est le régime où le peuple, « éclairé » par la Raison, choisit librement de vivre sous la loi qu’il se donne (régime d’« autonomie », qui abolit l’« hétéronomie » qui prévalait sous l’Ancien Régime).
Enfin, on ne perdra pas de vue le substrat économique de ces processus : le développement fulgurant du capitalisme qui, de pair avec un progrès technologique accéléré, engendre la révolution industrielle du XIXe siècle. L’Occident – fasciné par le « Progrès » – domine décidément la planète, au prix d’un coût humain considérable : luttes sociales acharnées à l’intérieur, colonialisme à l’extérieur.
Dans ce contexte, la situation des Juifs se modifie en profondeur. Le philosophe Moïse Mendelssohn (1729-1786) est le premier Juif à s’affranchir des limites du monde traditionnel. À sa suite, ils seront nombreux à apprendre l’allemand (et le français, et l’anglais, et le russe…), à s’habiller à l’occidentale, à absorber avec enthousiasme la science et la culture européenne (où ils vont d’ailleurs souvent briller). Le dynamisme économique et social des Juifs est considérable.
Le climat universaliste du temps prend une forme radicale avec la Révolution française, qui abolit les anciennes références identitaires, y compris pour les Juifs, tout en permettant à ceux-ci de maintenir leur spécificité : ils sont désormais des citoyens de plein droit (des hommes libres et responsables parmi leurs semblables) « de confession mosaïque » (c’est-à-dire qui, à titre personnel, ont le droit d’adhérer s’ils le souhaitent à la foi de leurs pères, et dans les formes qui leur agréent). Reconnus dans leur humanité, ils vont participer avec passion à l’aventure commune du monde occidental. Le système consistorial assure leur représentation devant l’État en tant que communauté religieuse, constituée sur base de la libre adhésion. Leur statut sera envié par bon nombre des Juifs qui continuent à vivre dans des pays (Russie tsariste, Pologne…) restés dominés par les structures d’Ancien Régime.
C’est une authentique libération – et célébrée comme telle, dans des termes exaltés au ton quasi messianique – que vivent par là les Juifs d’Occident. Elle implique la réduction drastique – il est vrai engagée de longue date – de l’autonomie des communautés juives et donc du domaine d’application de l’orthopraxie. La réduction définitive et de principe du substrat institutionnel millénaire de l’existence juive à une réalité purement « religieuse » (confessionnelle) sans pouvoir de coercition aucun confronte désormais chaque Juif à la nécessité de définir à nouveaux frais sa judéité. Une nouvelle conscience juive naît et, avec elle, la « question juive ». L’évidence identitaire traditionnelle fait place au questionnement. La question de savoir « qui est juif » se pose désormais de manière permanente. Divers mouvements d’aggiornamento religieux se développent, modulant des réponses. Et la possibilité se fait jour de vivre et de penser sa judéité sans relation immédiate à la tradition religieuse.
La haine des Juifs va, dans cet environnement, changer de structure. Non qu’on oublie le triste héritage médiéval. Bien au contraire. Les Églises (surtout catholique et orthodoxe), supports idéologiques de l’Ancien Régime menacé ou aboli, irréductiblement opposées à la modernité qu’elles tiennent pour athée, matérialiste et viscéralement antichrétienne, ne manquent jamais de réactiver les anciens stéréotypes. D’autant plus facilement que les Juifs, bénéficiaires de la Liberté moderne et qui ne se font pas faute de l’exercer avec brio, ne peuvent à ses yeux qu’avoir été, sinon la cause, du moins l’une des causes majeures de l’effondrement de l’Ordre voulu par Dieu. L’« arrogance » des Juifs, déicides et partout présents dans la société moderne matérialiste qui veut la mort de l’Église, est intolérable. Ce type d’argument, parmi d’autres, sera repris par tous les mouvements réactionnaires (opposés aux valeurs de la modernité). L’appartenance fréquente de Juifs socialement en vue à des sociétés de pensée telles que la franc-maçonnerie, elle-même fantasmée et en butte aux attaques de l’Église et de la Réaction, renforce encore leur image de dangereux trublions.
Mais la nostalgie de l’Ordre ancien sacralisé n’est pas la seule inspiratrice de la détestation des Juifs. En réaction à l’universalisme « abstrait » des Lumières (aux yeux duquel n’existent que des « individus » libres de s’autodéterminer), l’Europe va connaître au XIXe siècle une montée sans précédent de nationalisme. Chaque nation se trouve (s’invente) des racines historiques, une originalité irréductible (« éternelle » et bien sûr toujours menacée), une « mission » historique (« messianisme politique ») et se fabrique les mythes qui l’illustrent. Que l’on découvre ces racines dans le Moyen Âge très chrétien et la haine du Juif prend une allure théologico-politique traditionnelle (permettant l’alliance avec l’Église). Mais il est loisible de remonter plus haut. L’Allemagne par exemple sera fascinée par son passé préchrétien (les tribus germaniques). Face à cette exaltation de l’archaïque (« néo-paganisme »), le Juif est non seulement l’incarnation du « moderne » – universaliste, cosmopolite, déraciné –, mais surtout du monothéiste irréductiblement opposé à la déification de la Nature, et à ce double titre responsable d’avoir détruit le paradis de la pureté primitive, ruiné la spontanéité de l’instinct, de l’appartenance immédiate et non réfléchie au groupe au profit du purement rationnel, de l’abstrait. Le Juif tue tout ce qu’il touche, parce qu’il est désincarné…
En sens inverse, les mouvements révolutionnaires (socialistes, de gauche), qui dénoncent dans l’« égoïsme sacré » que constitue le nationalisme un symptôme (et une tactique) du capitalisme destructeur d’une humanité appelée à la réconciliation ultime dans la justice, sont tentés de voir dans les Juifs le type même du ploutocrate, du capitaliste cynique et exploiteur. Tous les Juifs ne sont-ils pas banquiers ?
Mais il y a aussi des Juifs révolutionnaires ! Ils sont même nombreux parmi les fondateurs, idéologues et militants des partis voués à renverser l’ordre établi. Karl Marx est petit-fils de rabbin… Ils interprètent l’anomalie de la situation socio-économique des Juifs dans le cadre de la « lutte des classes » et attendent sa normalisation de la réorganisation globale de la société au terme du processus révolutionnaire. « À droite », on accusera donc « les Juifs » d’être les agents de la subversion, de chercher à ruiner l’ordre bourgeois et ses valeurs. Tous les Juifs ne sont-ils pas communistes ?
Jacques Déom (ULB).
Au sein de la société, les tensions sont vives. Dans la lutte universelle que constitue la libre concurrence sans frein, certains Juifs se sont taillé de belles places dans la banque, la presse, l’université, les spectacles. On les y juge surreprésentés : en Autriche, par exemple, des tribuns comme Karl Lueger, maire de Vienne à partir de 1897, ou Georg von Schönerer, leader dans ces mêmes années du Mouvement national allemand, prônent fermement de les écarter de la vie publique. « Eigen volk eerst ! », dirait aujourd’hui en Belgique le Vlaams Belang. L’immigration en provenance d’Europe centrale et orientale d’une population juive économiquement misérable ne peut que renforcer cette image d’une société « envahie ».
Car les Juifs se sont en somme passionnément intégrés et cette passion même prend, pour trop de bourgeois, figure d’aveu : vouloir être « plus allemand que les Allemands », « plus français que les Français », voilà qui trahit l’irréductibilité de l’origine. Certes, les Juifs peuvent être juridiquement « dedans », mais, pour certains, ils restent résolument « dehors ». Le Juif n’est pas « de notre sang » et il le sait, même s’il veut donner le change, car il est fourbe…
L’affaire Dreyfus (1894-1899) montre comment la France, « pays des droits de l’Homme » et phare de la civilisation, peut se déchirer lorsqu’Alfred Dreyfus, juif et capitaine dans l’armée française, est accusé (à tort) d’avoir livré des renseignements à l’ennemi (l’Allemagne) et connaître une crise politique majeure. En poste à Paris, où il est le témoin désespéré de cette montée de haine, un journaliste viennois, Théodore Herzl, en conclut que les Juifs ne seront à l’abri de l’arbitraire que lorsqu’ils (re)disposeront (après 2.000 ans) d’un État bien à eux. Il fonde à cette fin le sionisme, qui se définit comme mouvement de libération nationale du peuple juif, dont le Premier Congrès se réunit à Bâle en 1897. « À Bâle, pourra-t-il écrire dans son journal, j’ai fondé l’État juif ». On notera que cette option s’inscrit caractéristiquement dans le cadre de l’effervescence des peuples qui marque tout le XIXe siècle.
L’« antisémitisme » constitue la toile de fond de ces développements. Il est l’application aux Juifs des doctrines « raciales », qui seront également au fondement du colonialisme. Le « racisme » est, en toute rigueur, une doctrine « scientifique » (c’est-à-dire née en fait d’une perversion motivée idéologiquement de la recherche rationnelle) élaborée pour l’essentiel au XIXe siècle en contexte darwinien et positiviste, mais qui a également des sources dans le rationalisme du XVIIIe siècle. Il entend classer les humains en fonction du concept biologique de « race », étant entendu que la classification est aussi une hiérarchisation, qui à son tour ne se contente pas d’articuler les groupes mais porte un jugement de valeur sur les aptitudes civilisationnelles des intéressés. Toutes les valeurs socioculturelles sont, dans ce contexte, censées dériver causalement du substrat génétique supposé.
L’« antisémitisme » est, à strictement parler, la doctrine et la pratique de lutte contre l’influence sociale et politique ressentie comme délétère des Juifs dans la société occidentale et prônant leur exclusion des sphères où leur présence est perçue comme trop insistante.
La définition du Juif comme « sémite » remonte pour sa part à la classification, datant de la fin du XVIIIe siècle, des langues en familles par la linguistique comparée, qui distingue ainsi, entre autres, langues « indo-européennes » et langues « sémitiques » (ces dernières évidemment tenues pour inférieures). Le glissement de la distinction linguistique à l’imputation « raciale » induit historiquement le rapprochement avec la thématique proprement raciste.
Si, à l’Âge chrétien, la haine des Juifs se formulait dans des termes théologiques, elle cherche à présent sa « justification » auprès de l’instance la plus vénérable de la modernité : la Science. Et la Science mesure par exemple le crâne des Juifs (méthodes de l’anthropologie physique) et explique par sa structure l’infériorité de la « race juive » par rapport à celle des « aryens ». Les Juifs ne sont plus un peuple (une réalité socio-historique, une culture évolutive), ils se réduisent à des « données » matérielles censément constatables et immuables (« essentialisme »). Leur conversion (religieuse) ou leur intégration (sociale et politique) ne peut en rien modifier leur « nature », car toutes deux relèvent de leur liberté. Or, pour l’antisémite, le déterminisme est roi : ce sont nos gènes qui nous font. Et certains ont des gènes « supérieurs », qui leur donnent le droit de dominer les Juifs, les Noirs, les « Sauvages »… Si les Juifs ne sont en réalité pas assimilables, il faut les mettre à l’écart. L’« antisémitisme » ne convertit pas, il exclut.
Il faut encore noter que si, en Europe occidentale, la violence physique à l’égard des Juifs reste limitée, si l’on se contente de les caricaturer, de les calomnier (dans la presse, la littérature…) et d’entraver leur mobilité sociale, en Europe orientale la situation est bien pire. Ainsi en Russie tsariste, les Juifs sont assignés à une « zone de résidence », se voient interdire l’accès aux études supérieures, etc. L’assassinat en 1881 d’Alexandre II, « le Tsar réformateur », inaugure une période de réaction dont les Juifs font les frais : les pogroms qui éclatent alors marquent une date dans l’histoire du judaïsme d’Europe orientale, en ce qu’ils ruinent les espoirs d’intégration qui animaient les élites éclairées, qui se tournent désormais vers les solutions révolutionnaires ou nationalitaires.
Quand le régime d’oppression autocratique voudra détourner le malaise populaire, il focalisera la colère latente sur un bouc émissaire tout trouvé : les Juifs. Ainsi, à Kichinev (Moldavie), à Pâques 1903, un tiers de la ville juive est détruite et 47 Juifs sont assassinés en deux jours. Le mot « pogrom » (massacre) est russe. C’est dans ce contexte de misère et d’oppression que s’engage un très vaste mouvement d’émigration juive entre autres vers le Nouveau Monde.
L’antisémitisme d’État est à l’origine de la fabrication par une officine de la police de sécurité du tsar du faux intitulé Les Protocoles des Sages de Sion (1903), devenu un classique de la littérature antisémite traduit dans de nombreuses langues, dont l’arabe : on y décrit la « conspiration » d’un groupe de Juifs éminents en vue de mettre la main sur le monde. Ce texte exploite magistralement l’un des fantasmes les plus incurables de l’antisémitisme : la toute-puissance occulte des Juifs œuvrant à l’asservissement de l’humanité. Il constitue une production exemplaire entre toutes de la « théorie du complot ».
Jacques Déom (ULB).
L’avènement du régime national-socialiste (nazi) en Allemagne en janvier 1933 va marquer une culmination sans précédent dans l’histoire de l’antisémitisme. Nationalisme outrancier, revanchardisme au lendemain de la défaite allemande de 1918, menaces de révolution sur le mode bolchevique, crise économique dramatique (1929), faiblesse des institutions démocratiques de la République de Weimar, ce sont là autant de facteurs qui vont permettre l’arrivée à la tête de l’État allemand d’un régime d’extrême droite gravitant autour de la personne du « Führer » Adolf Hitler.
Dès 1924, dans son indigeste Mein Kampf, Hitler avait exposé ses haines. Celle des Juifs y tient une place centrale et proprement pathologique. On a là comme l’esquisse d’un programme qu’il finira par mettre à exécution. Les Juifs sont responsables de tous les malheurs de l’Allemagne. Ils sont cause de la boucherie que fut la Première Guerre mondiale. Ils ont porté ce « coup de poignard dans le dos » qui a valu la défaite à l’Allemagne. Ligués au niveau mondial, infiltrés partout, ils détruisent et souillent tout ce qu’ils touchent. Ce ne sont que des « sous-hommes », appartenant à une race odieuse. Au fait, ils ne sont pas vraiment humains : il faut les détruire comme les « virus » qu’ils sont.
Toute la faiblesse de l’Occident, sa décadence, vient de la morale d’esclaves du christianisme, qui n’est qu’une invention des Juifs, ces étrangers absolus, ces déracinés qui, insinués dans la vie moderne, la dévorent de l’intérieur, en sapent sans cesse la vitalité par leur esprit maladivement critique et débilitant, tout en en tirant cyniquement tous les avantages. Or, la vraie « vie », c’est la guerre. Le « surhomme » nazi, sommet de la « race pure », a pour idéal la lutte à mort qui verra l’élimination des inférieurs et la domination de l’homme « aryen » sur un espace vital (« Lebensraum ») élargi, organisé en fonction de la devise « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » (« Un peuple, un empire, un chef »). Le parti nazi sera jusqu’au bout animé par cette idéologie, qui combine à un degré délirant toute une série d’ingrédients que nous avons relevés comme constitutifs du « racisme » moderne.
L’essentiel est pourtant ailleurs : le nazisme est bien plus qu’un antisémitisme porté à incandescence. L’élément caractéristique central de l’antisémitisme nazi est qu’il va mettre la puissance d’un des États rationnellement et technologiquement les plus avancés du monde (c’est la patrie du Juif Albert Einstein…) au service d’un projet d’extermination méthodique et quasi industrielle du peuple juif (et des malades mentaux, des Tziganes et des homosexuels ; d’autres exterminations furent envisagées : celles des Slaves, par exemple). Celui-ci, contenu en germe dans les délires de Mein Kampf, prendra progressivement forme et ne se verra ultimement ruiné que par la destruction de l’Allemagne hitlérienne au terme de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).
Si l’antijudaïsme chrétien cherche à convertir le Juif, si l’antisémitisme classique travaille à l’exclure, le nazisme lui dénie le droit à l’existence. Il veut le détruire parce que juif : hommes, femmes, enfants, riches et pauvres, capitalistes et communistes, anciens combattants médaillés de 1914-1918, savants et illettrés, bons et moins bons, jeunes et vieux. Seul compte dans une personne le fait qu’elle appartienne à la « race » porteuse de toutes les tares : ce qu’elle a fait ou n’a pas fait, ce qu’elle pense, ce qu’elle veut est sans importance. Le Juif est condamné à mort parce que Juif.
Réfléchissant à la logique qui présidait depuis des siècles à la volonté de ségrégation des Juifs par la société dominante, le grand historien de la Shoah, Raul Hilberg, a ainsi résumé en quelques phrases les étapes qui scandent ce développement vers l’irrémédiable. « Vous ne pouvez pas vivre parmi nous comme juifs » (vous devez vous convertir), soutenait le discours chrétien. L’antisémitisme moderne rêve pour sa part d’exclusion : « Vous ne pouvez pas vivre parmi nous » (vous devez émigrer, de gré ou de force). Les nazis, eux, parviennent au définitif « Vous ne pouvez pas vivre ».
L’ampleur de cette entreprise d’extermination n’apparaît pas d’emblée. C’est dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale (« voulue par les Juifs », selon Hitler qui, comme tous les paranoïaques, projette sur autrui sa propre agressivité) qu’elle se dévoilera. Dès les débuts du régime en Allemagne, les mesures restrictives et vexatoires apparaissent. En avril 1933, boycott des firmes juives, renvoi des fonctionnaires juifs de l’administration, exclusion des Juifs des hautes écoles. Le 10 mai 1933, on brûle à Berlin les livres dus à des Juifs et autres ennemis supposés du régime (Kafka, Einstein…). À l’été 1935, les lieux publics (cafés, cinémas…) affichent « Interdit aux Juifs ». À la fin de l’année 1935, les lois de Nuremberg sont votées : elles privent les Juifs de leur citoyenneté allemande dans leur propre pays et interdisent les mariages entre « races » (une législation fort complexe est mise en place pour définir qui est juif et à quel degré : « demi-Juif », « quart de Juif », etc.).
Quand, en mars 1938, l’Allemagne envahit et annexe l’Autriche (Anschluss), elle y introduit immédiatement les lois raciales (il en ira ultérieurement de même dans tous les pays occupés). Celles-ci ont pour but de couper les Juifs de tout ancrage économique, social, politique ou psychologique dans leur propre pays. Pestiférés et vilipendés, ils se retrouvent ainsi à la merci du régime. Mais à ce stade, et si pénible qu’il s’avère, l’exil (conséquence d’une logique de l’expulsion) reste possible et nombre de Juifs entreprennent de fuir vers d’autres pays d’Europe ou vers le Nouveau Monde.
Alors que l’on sent venir la guerre, la pression devient insupportable. Le 9 novembre 1938, éclate en Allemagne la « Nuit de Cristal » (Kristallnacht) : une centaine de personnes sont tuées, autant de synagogues incendiées, des milliers de magasins juifs pillés. En Allemagne, le 12 novembre 1939, 26.000 Juifs sont envoyés en camp de concentration (des camps de concentration – c’est-à-dire d’internement –, tels Dachau et Buchenwald, ont été ouverts pour les opposants au régime dès l’accession des nazis au pouvoir) ; deux jours plus tard, les enfants juifs sont exclus des écoles ; le 13 décembre, un décret d’« aryanisation » met un terme à toute activité commerciale ou industrielle des Juifs.
Avec l’invasion de la Pologne (1er septembre 1939), la Seconde Guerre mondiale commence. L’Europe est mise à genoux par la foudroyante avancée militaire allemande. La Belgique est envahie en mai 1940 ; la France s’effondre ; l’Angleterre est menacée… L’irrésistible élan militaire du Reich finit pourtant par être stoppé et c’est à ce moment que, significativement, le pire commence pour les Juifs. Alors que l’expansion nazie rencontre militairement ses limites sur le front de l’Est (bataille de Stalingrad, août 1942-février 1943), la logique d’expulsion fait décidément place à celle de l’extermination.
Les nazis ont en effet introduit la politique antisémite dans les pays occupés : étouffement socio-économique méthodique, stigmatisation par le port de l’étoile jaune, interdiction de déplacement, etc. En Belgique, une série d’ordonnances à cet effet sont publiées à partir de fin 1940. À l’Ouest, la brutalité des mesures antijuives est souvent tempérée d’une part par la volonté nazie de ne pas heurter de front l’opinion publique et les autorités politiques des pays occupés, de l’autre par le besoin de dissimuler aux victimes la véritable nature du « travail à l’Est » pour lequel on les réquisitionne. À l’Est (Pays baltes, Pologne, Union soviétique…), les nazis ne mettent pas ces gants. Les Juifs meurent de privations et de maladie dans les ghettos où ils ont été enfermés (Łódź, Varsovie…).
Jacques Déom (ULB).
Lorsque l’empire russe s’empare, sous Catherine II, d’une portion importante du territoire polonais, notamment lors de la Deuxième (1793) et de la Troisième (1795) Partition de la Pologne, c’est une masse de Juifs qui, du même coup, passent sous son contrôle. Les discriminations héritées de la domination polonaise se maintiennent dans le nouveau contexte.
La tsarine décrète par ailleurs l’instauration d’une Zone de Résidence (qui comprend la Pologne et, pour un temps, la Crimée) que les Juifs ne peuvent quitter sans autorisation expresse. Il y ont certes le droit de vote aux élections municipales, mais à hauteur d’un tiers seulement des électeurs... Ils échappent à la conscription, moyennant une imposition compensatoire double de celle infligée à d’autres minorités, jusqu’en 1827.
Nicolas Ier leur étend alors l’application d’un système visant à les intégrer, comme d’autres minorités, à la société russe. Les jeunes garçons – quatre pour mille mâles – sont, au terme de six années d’éducation dans des collèges militaires, enrôlés dans l’armée d’active pour une durée de... vingt-cinq ans (ultérieurement réduits à vingt, puis à douze). Ce sont les cantonistes, dont l’expérience laissera un souvenir terrible. Il incombe aux communautés de désigner les malheureux, ce qui donne lieu à toutes les injustices. Une discrimination portant sur les conditions d’âge du recrutement (12 ans pour les seuls Juifs) gonfle hors de proportion le nombre de cantonistes juifs. Les pressions à la russification et donc à la conversion, condition de l’avancement (pas de nourriture kasher), sont massives. Il faudra attendre 1856 pour que l’odieux système soit aboli par ukaze d’Alexandre II. Entretemps, près de 70.000 Juifs en ont été victimes.
L’assassinat d’Alexandre II, le Tsar libérateur (il a aboli le servage en Russie), que l’on impute aux Juifs, déclenche en 1881, sous son successeur, le réactionnaire Alexandre III, une vague de pogroms qui durera jusqu’en 1884 : 166 villes d’Ukraine sont touchées, des milliers de foyers juifs détruits, il y a des morts et d’innombrables blessés. La loi bannit les Juifs des localités de moins de 10.000 habitants, même dans la Zone, ce qui condamne à mort nombre de bourgades juives. Des restrictions drastiques s’abattent sur l’accès des Juifs à l’enseignement secondaire et supérieur, ainsi qu’aux professions juridiques. Ils sont chassés de Kiev en 1886 et de Moscou en 1891. En 1892, on leur interdira d’élire et d’être élus aux conseils municipaux, même là où ils représentent une majorité de la population... Entre 1903 et 1906, alors qu’éclate la Première Révolution russe, une nouvelle vague de pogroms fait un millier de morts et plus de 7.000 blessés.
Confrontés à l’oppression et à la misère, nombre de Juifs adhèrent aux mouvements progressistes et révolutionnaires, libéraux ou marxistes, quand ils ne les créent pas. C’est l’époque où naissent notamment, en milieu juif, le mouvement sioniste et le Bund (mouvement marxiste révolutionnaire, mais nationalitaire). L’alternative à la lutte pour plus de dignité sur place est l’émigration de masse, principalement vers le Nouveau Monde : entre 1880 et 1928, 1.750.000 Juifs quitteront par exemple l’empire pour gagner les seuls États-Unis.
L’Union soviétique, qui naît de la Révolution de 1917, instaure le régime bolchevique. Tôt mise en place, la Yevsektsia (Section juive du parti communiste) a pour mission de détruire toute expression nationalitaire juive, et au premier chef le sionisme et le bundisme. Au nom de l’internationalisme prolétarien, l’héritage religieux et culturel juif est qualifié – à l’instar de celui d’autres nationalités – de « bourgeois », ce qui signe en principe son arrêt de mort. Quant à l’antisémitisme, il est dénoncé, mais simultanément nié dans sa triste originalité, puisque, selon Lénine, il n’est rien d’autre qu’un « essai en vue de dévier sur les Juifs la haine des travailleurs et des paysans ». Cette lecture du phénomène en termes de technique politique utilisée par l’ancien régime comme arme dans la « lutte des classes » (le concept clé du marxisme-léninisme), prévaudra tout au long de l’ère soviétique.
Le même contexte idéologique explique la négation de la dimension spécifiquement juive de la Shoah, présentée comme ensemble d’atrocités perpétrées à l’encontre de citoyens soviétiques (ou, sous d’autres latitudes, polonais, hongrois...).
La haine des Juifs perdure dans les faits. Entre autres exemples qu’on pourrait multiplier : la répression des intellectuels juifs entre 1948 et 1953 sous Joseph Staline, qui associe volontiers les Juifs au « cosmopolitisme » et au pro-américanisme. L’exécution, le 12 octobre 1952, lors de la « Nuit des poètes assassinés », de treize écrivains yiddish de premier plan (Peretz Markish, Leib Kvitko, David Hofstein, Itzik Feffer, David Bergelson...) symbolise bien, même dans le contexte d’une société révolutionnaire qui prétendait bâtir l’universalisme concret, la durable survivance de la hargne... Non moins d’ailleurs que le « Procès des Blouses blanches » (1953), où des médecins et pharmaciens, principalement juifs, sont accusés d’avoir empoisonné de hauts dirigeants du Parti : plusieurs centaines de personnes seront arrêtées...
Aujourd’hui, la Russie post-soviétique peine à redéfinir ses normes sociales et politiques. Et dans le bouillonnement idéologique qui la caractérise, on ne s’étonnera pas de redécouvrir, sous des étiquettes mises à jour, des haines fort traditionnelles. Des mouvements fascisants tel Pamiat (Mémoire) semblent renouer à l’identique avec toutes les obsessions antisémites de l’époque tsariste...
Le premier pogrom de Kichinev (1903) fut mené par des prêtres orthodoxes. L’Église orthodoxe, que ce soit en Russie ou ailleurs, partage évidemment l’héritage commun du christianisme. Peut-être l’attention toute particulière qu’elle porte au message des Pères de l’Eglise de langue grecque et des premiers conciles la rend-elle particulièrement sensible aux vitupérations antijuives de certains d’entre eux. Elle présente au cours des siècles la même attitude faite de haine et de peur des Juifs que celle du christianisme latin, avec – dans des contextes de mutation sociale, économique, religieuse ou politique – une aptitude identique de ses couches populaires à fournir des contingents de fanatiques capables de pillage et de meurtre.
Cela dit, l’intrication institutionnelle de l’Église dans l’appareil d’État, héritée du « césaro-papisme » byzantin, est fort éloignée de l’autonomie qui caractérise sur ce plan l’Église catholique par rapport aux États (et à l’Empire). Une institution telle que le Saint Synode étant essentiellement une section du gouvernement, il est particulièrement malaisé de mesurer la responsabilité propre de la hiérarchie religieuse – si claire en Occident – dans les décisions antijuives. On doit la supposer considérable. De fait, jamais l’autorité religieuse ne prit en Russie des mesures pour protéger les Juifs, comme le fait est attesté en Occident latin, contre la violence populaire. Qu’elle n’ait jamais adopté de position officielle sur les Juifs n’a pu qu’encourager la haine des Juifs à laquelle prêtres, clercs et moines n’étaient que trop portés.
Jacques Déom (ULB).
Fondés par des Européens fuyant l’intolérance politico-religieuse de l’Europe, les États-Unis d’Amérique n’échappent pas pour autant au lourd héritage de la haine des Juifs. Non que celle-ci ait jamais présenté la même envergure ou le même caractère oppressant que sur le vieux continent. Mais l’immigration juive en provenance de la Zone de Résidence de l’empire tsariste se fait massive après les pogroms de 1881.
La mobilité sociale du groupe juif, remarquable dans un pays neuf où la compétition est extrêmement vive, réveille les mouvements populistes, qui surestiment par exemple de manière fantasmatique l’importance de la banque juive, censée accaparer l’économie de l’Union. Dès le début du XXe siècle, les Juifs connaissent des discriminations à l’emploi, se voient interdire l’accès à certaines zones résidentielles et à certains clubs et organisations. Si bien que l’Anti-Defamation League voit le jour en 1913 pour combattre cette montée de haine.
Elle vient à son heure :
- - L’identification des Juifs aux bolcheviques qui renversent en 1917 le régime tsariste, la montée dans les années 20 de l’organisation raciste du Ku Klux Klan alertent la communauté juive.
- Le numerus clausus frappe étudiants et professeurs juifs dans de grandes universités comme Harvard, Columbia, Cornell ou Boston.
- Ce sont essentiellement les candidats juifs à l’immigration que les quotas restrictifs de la loi de 1924 ont pour effet de frapper, sans toutefois les viser explicitement.
Dans les années 30 et 40, les sondages révèlent que près de la moitié de l’opinion américaine considère les Juifs comme malhonnêtes et avides. Et certains rêvent de remèdes drastiques à leur présence.
- - La démagogie d’extrême droite les accuse d’être à l’origine de la Grande Dépression, de dominer l’administration Roosevelt et sa politique du New Deal (le « Jew Deal »), d’entraîner le pays dans la guerre avec une Allemagne nouvelle que d’aucuns à droite de l’échiquier politique tiennent pour exemplaire à bien des égards.
- Faisant fond sur la donnée religieuse inhérente à l’imaginaire civique américain, divers prêcheurs fanatiques (le catholique Charles Coughlin par exemple) font du christianisme un élément sine qua non de l’identité nationale.
- Le pionnier de l’industrie automobile Henri Ford propage activement l’antisémitisme dans la presse qu’il dirige, où il n’hésite pas à rééditer les Protocoles des Sages de Sion.
- Charles Lindbergh, le premier aviateur à avoir traversé l’Atlantique, prête son immense prestige à la dénonciation de l’emprise des Juifs sur la politique du pays, tandis que des mouvements pronazis donnent de la voix.
C’est ce contexte qui, au-delà des justifications – attendues – par la dureté économique des temps, rend compte du peu d’empressement à accueillir les réfugiés fuyant le nazisme.
- --Les quotas d’immigration, pourtant restrictifs, ne seront même pas remplis et, en termes absolus, les États-Unis recevront dans les années de guerre moins d’immigrants juifs que la Suisse. En 1939, on renverra ainsi à un destin incertain en Europe le paquebot Saint-Louis, parti de Hambourg avec 936 réfugiés, allemands pour la plupart.
- Alors même que la Shoah ravage le monde juif sur le vieux continent, une centaine d’organisations antisémites insufflent la haine des Juifs dans le public américain. Des cimetières et des synagogues sont vandalisés à New York et Boston.
- Au plan politique, les obstacles bureaucratiques à l’immigration seront délibérément multipliés. Ce n’est qu’en janvier 1944 que sera instauré, par décision du président Roosevelt, le War Refugee Board, avec pour mission l’aide aux victimes de l’oppression nazie. Combien de milliers de Juifs ont payé de leur vie cet immobilisme ?
L’après-guerre voit décliner, mais certainement pas disparaître, l’antisémitisme.
- Les chapelles néo-nazies restent extrêmement actives (promues par exemple, dans les années 50-70, par une organisation comme le Liberty Lobby de Willis Carto). Les skinheads néo-nazis prolifèrent dans les années 80-90.- En 1979 est fondé en Californie l’Institute for Holocaust Research, qui s’attache à prouver « scientifiquement » que la Shoah n’est qu’une imposture qui ouvre aux Juifs un crédit illimité sur le sentiment de culpabilité de la nation.
Par ailleurs, l’appui massif des Juifs à la cause des droits civiques pour les Afro-Américains dans les années 50 n’empêche pas des frictions continuelles entre les deux communautés, surtout quand voit le jour, sur fond de conflit israélo-palestinien, une forme d’islam local qui fournit aux yeux de certains un élément déterminant dans la construction de l’identité noire. Nation of Islam est certainement l’une des raisons majeures de l’inquiétude des Juifs américains. Son principal leader, Louis Farrakhan, a multiplié, entre autres invectives dirigées contre « les Blancs », les déclarations virulemment antisémites et révisionnistes.
Enfin, aux États-Unis comme ailleurs, la situation au Proche-Orient n’a pas manqué de fournir la matière à un « New Antisemitism » où se rejoignent extrême gauche, extrême droite et islam radical : sous couleur de dénonciation du « sionisme », ce sont les Juifs en général qui se trouvent ciblés. Et les engagements de George W. Bush dans la guerre d’Irak ont ranimé chez certains politiciens conservateurs une rhétorique qui, à l’occasion, rappelle étrangement celle qu’on entendait dans les années 40 et qui faisait des États-Unis l’otage des Juifs dans une guerre menée contre les intérêts du pays...
Jacques Déom (ULB).