La franc-maçonnerie constitue aux yeux de l’Église un complot contre l’ordre naturel et contre la Vérité : depuis la Constitution In Eminenti du Pape Clément XII de 1738 et jusqu’au code de droit canonique de 1917, sa morale naturelle et son objectif de réunir des hommes de confession différente vont paraître en effet éminemment subversifs à l’Eglise. La prétention de la franc-maçonnerie de faire succéder la religion de l’humanité à la religion vraie et de proposer un autre modèle de société contre la société parfaite promue par le magistère catholique est on ne peut plus intolérable à ce dernier.
Car la franc-maçonnerie est née de l’essor de la Royal Society, du libertinage philosophique et des idées newtoniennes et lockiennes. Doctrine insupportable aux yeux de l’Église, elle consiste en une autre légitimation de la Vérité, la négation de la Révélation et l’élimination de l’idée d’un Dieu personnel, justicier et rémunérateur, au profit du culte de l’Humanité.
Selon la lecture catholique, l’adhésion à la franc-maçonnerie constitue une forme d’aliénation de l’individu, un esclavage : les francs-maçons se livrent pieds et poings liés à une puissance occulte qu’ils ne connaissent pas. « Ceux qui sollicitent l'initiation doivent […] faire le serment solennel de ne jamais révéler […] les noms des associés […] et les doctrines de la Société » dit l’Encyclique Humanum Genus.
Le discours sur le complot emprunte ainsi à la rhétorique théologique quand il s’en prend au secret maçonnique comme savoir dissimulé — une doctrine secrète ne peut qu’être hérétique et anathème. Cela paraît être une remise en cause radicale de la suprématie de l’Église, par une sorte de dédoublement du monde, porteur d’une autre Vérité, ce qui lui est odieux. Ce n’est pas pour rien que les antimaçons visaient systématiquement dans leur dénonciation du complot les Illuminés de Weishaupt, même encore à la fin du XIXe siècle, et les confondaient avec l’ensemble de la maçonnerie.
Outre le rappel des sentences promulguées par ses prédécesseurs, Léon XIII appelle à la divulgation et à la dénonciation : « En premier lieu, arrachez à la franc-maçonnerie le masque dont elle se couvre et faites la voir telle qu'elle est ». Le secret de l’appartenance fera ainsi l’objet de divulgations systématiques avec l’antimaçonnisme populaire né de Humanum Genus. L’un des procédés caractéristiques sera de faire apparaître les maçons au grand jour, par le fait notamment des revues qui naquirent dans le sillage de l’encyclique : ce sera le cas, en Italie, de la Civiltà Cattolica des jésuites ou, en France, de la revue La franc-maçonnerie démasquée de Mgr. Armand-Joseph Fava, parmi d’autres organes des ligues antimaçonniques créées avec l’assentiment du Pape.
Cependant, ceux qui se donnent ainsi « corps et âme » à une autre société que l’Église — « autorité légitime » — sont en grande majorité des chrétiens. L’Église ne peut totalement les rejeter et doit donc considérer qu’une partie d’entre eux a été abusée : le chrétien qui se serait fourvoyé dans la complicité avec la conspiration peut s’en absoudre en se dénonçant, ou en dénonçant.
Le coupable, dans la vision chrétienne de l’homme, n’est en effet pas un coupable absolu, il est libre de ne pas continuer à céder à la tentation et peut racheter ses fautes. Un décret du Saint-Office de 1886 stipulera les conditions posées par tout confesseur à celui qui voulait être absous et voir levée l’excommunication qui le frappait ; parmi ces conditions figurait l’obligation de dénoncer les chefs occultes — reflétant ainsi l’idée d’un complot dans le complot.
La franc-maçonnerie est systématiquement désignée dans l’Encyclique Humanum Genus par le vocable de secte ; elle est ainsi assimilée à une hérésie — ce que le code canonique de 1917 (Canon 1240, II-XII) entérinera en droit. Ce faisant, elle colporte une thématique, influencée par l'abbé Barruel, d’un savoir caché, inaccessible, un mystère évident et pourtant invisible transmis à travers les siècles.
Se dessine ainsi une généalogie des sectes et hérésies, toutes liées, toutes nées les unes des autres, certaines judaïsées, d’autres pas, mais toutes à l’origine issues d’un Orient vu comme creuset des mystères. La subversion moderne serait en effet, pour les antimaçons, l’héritière d’une longue lignée — hérésies antiques, gnoses, socinianisme… jusqu’à la franc-maçonnerie —, le changement des formes masquant en réalité l’unité du but.
Cette idée d’une secte transhistorique figure déjà dans la Constitution Ecclesiam a Iesu Christo de 1821 ; les condamnations qui suivront reprendront et développeront ce postulat. Humanum Genus sanctionnera définitivement l’idée d’une société secrète dans la société secrète, de mystères cachés même aux initiés et d’un point central d’où toutes les hérésies procèdent et aboutissent.
La franc-maçonnerie apparaît ainsi comme la quintessence de toutes les hérésies, le Mal absolu, l’ennemi implacable de l’Église, la contrefaçon de celle-ci. Dans la même mobilisation contre ce qu’elle considère comme une Contre-Église, l’Encyclique Humanum Genus utilise des couples archétypiques — Bien/Mal, Vérité/Erreur, Lumière/Ténèbres… — et considère la maçonnerie comme une religion secrète qui inverserait dans sa contrefaçon les figures de la vraie religion : Dieu devient le Mal, Lucifer le Bien ; le dieu de la franc-maçonnerie, c’est Satan.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).
Orientation bibliographique :
P. Boutin, La franc-maçonnerie, l’Eglise et la modernité : les enjeux institutionnels du conflit, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
L. Nefontaine, Église et franc-maçonnerie, Paris, Chalet, 1990.
L'Arabie saoudite a bloqué un millier de Nigérianes venues accomplir le Hadj, le grand pèlerinage, obligation pour tout musulman pieux. Motif, selon l'autorité du pèlerinage au Nigeria: les Saoudiens exigent que les femmes soient accompagnées d'un marham - un «gardien» mâle. Selon le journal nigérian The Daily Trust, les femmes arrivées à bord de plusieurs vols ont été immédiatement séparées des hommes et sommées de désigner leur gardien, qui doit être le mari, ou à défaut le père, un frère ou un oncle, dans cet ordre — Elles voulaient prier à La Mecque, Djedda a refusé (Pierre Prier, Le Figaro)
Depuis dimanche 23 septembre, les autorités saoudiennes refusent l’entrée dans leur pays à des femmes nigérianes sous prétexte qu’elles ne sont pas accompagnées par des hommes — Un millier de Nigérianes sont toujours retenues à l’aéroport en Arabie Saoudite (La Croix)
La franc-maçonnerie est dans les délires conspirationnistes la coalisation des forces du Mal, le point central d’où tout procède et où tout aboutit, synthèse du caractère polymorphe de l’ennemi. Selon l’Encyclique Humanum Genus : « Il existe dans le monde un certain nombre de sectes qui, bien qu’elles diffèrent les unes des autres par le nom, les rites, la forme, l’origine, se ressemblent et sont d’accord entre elles par l’analogie du but et des principes essentiels. En fait, elles sont identiques à la franc-maçonnerie, qui est pour toutes les autres comme le point central d’où elles procèdent et où elles aboutissent ».
Elle est la « mère de toutes les sociétés secrètes » écrira l’évêque québécois Laflèche. Le mal paraît protéiforme, mais en réalité ramène à la même essence diabolique, cumule tous les maux du passé ; la franc-maçonnerie est la synthèse de toutes les hérésies. Ce discours simplifie le réel : les ennemis sont assimilés les uns aux autres plutôt que différenciés. La Constitution Ecclesiam a Iesu Christo de 1821 avait ainsi élargi les griefs adressés à la franc-maçonnerie à toutes les sociétés clandestines, alimentant les amalgames qui suivront ; procéder par l’amalgame et l’analogie vise à laisser supposer le caractère d’universalité de la conspiration.
La franc-maçonnerie est certes une société homogène, armée d’un projet conspirateur. Mais elle est tout à la fois régie par un principe séparateur : cette société est hiérarchisée ; les grades inférieurs n’ont pas accès aux mystères ; les grades supérieurs manigancent des plans occultes que les premiers ignorent. Il y aurait donc plusieurs niveaux dans le complot : c’est la société secrète dans la société secrète : l’Encyclique Humanum Genus sanctionne, théologiquement, la thèse barruélienne des Supérieurs inconnus.
Il s’agit dès lors de dévoiler le vrai pouvoir caché derrière le pouvoir apparent ou, comme l’écrivait Mgr. de Ségur, de faire apparaître la maçonnerie secrète que cache la maçonnerie visible — d’où tout le jeu rhétorique entre l’ombre et la lumière, entre visible et invisible. On peut supposer que la théorie des mystères, des hauts grades opaques et des supérieurs inconnus est mobilisée du fait même que les ouvrages de révélation ont permis de se rendre compte que la franc-maçonnerie n’avait rien de bien épouvantable. Il faut donc en quelque sorte créer une autre franc-maçonnerie, bien plus redoutable, bien plus occulte — la franc-maçonnerie ordinaire n’est que l’antichambre de la véritable société secrète.
La thèse des supérieurs inconnus procède de l’idée d’un gouvernement occulte, tirant les ficelles économiques et politiques, œuvrant en secret à confisquer le pouvoir : cette idée traverse l’histoire politique de l’antimaçonnisme et des théories du complot et puise dans l’antimaçonnisme théologique depuis la Constitution Ecclesiam a Iesu Christo de 1821. Cette théorie implique qu’une vision providentielle de l’histoire soit remplacée par celle d’un plan réalisé par une minorité secrète. Au pouvoir de l’Église se substitue progressivement celui d’une force sociale active, insaisissable, qui agit rationnellement sur le cours de l’histoire, comme l’explique Pierre-André Taguieff.
C’est un double mouvement complotiste : tout à la fois, il tente de subvertir le pouvoir, et il est déjà dans le pouvoir ; il est le vrai pouvoir désormais — le gouvernement invisible —, et il convient donc de l’en déloger. Toujours selon l’Encyclique : « Dans l’espace d'un siècle et demi, la secte des francs-maçons a fait d'incroyables progrès. Employant à la fois l’audace et la ruse [ce sont les attributs du Malin], elle a envahi tous les rangs de la hiérarchie sociale et commence à prendre, au sein des États modernes, une puissance qui équivaut presque à la souveraineté ».
Avec les années 1860, en Allemagne puis en France, la rhétorique antimaçonnique va s’emparer de la thématique juive pour fustiger la conspiration antichrétienne à l’œuvre dans la modernité européenne. En faisant de la coalition des maçons et des juifs une instance intrinsèquement « complotrice », ce discours a redoutablement gagné en performance, peu de mythes ayant eu dans l’histoire une efficacité symbolique aussi forte.
L’ouvrage de Henri Gougenot des Mousseaux (Les Juifs, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, 1869) a pour objectif de démontrer les liens organiques entre franc-maçonnerie et judaïsme, les juifs ayant pu grâce au relativisme religieux de l’ordre maçonnique investir la société chrétienne. Accentuant la logique de la thèse barruélienne, Gougenot des Mousseaux judaïse les supérieurs inconnus : le judaïsme serait donc le deus ex machina qui manipulerait la franc-maçonnerie à sa guise. Et Humanum Genus d’insister sur la perte de la souveraineté temporelle du Pape, le démembrement des territoires pontificaux étant souvent imputé aux juifs.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).
Orientation bibliographique :
P. Rajotte, Les mots du pouvoir ou le pouvoir des mots. Essai d'analyse des stratégies discursives ultramontaines au XIXe siècle, Montréal, Ed. de l’Hexagone, 1991.
P.-A. Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, Paris, Berg, 1992.
"Aujourd'hui a été publié le rapport de l'Institut Religioscope sur l'évolution de la situation religieuse dans le canton de Fribourg (Suisse) et les perspectives d'avenir" — Etude: les communautés religieuses dans le canton de Fribourg (Institut Religioscope)
"Roman Catholic activists in Germany have criticised a decree that denies sacraments and religious burials to people who opt out of a "church tax"" — German Catholics criticise sanctions for those who opt out of 'church tax' (Reuters, The Guardian)
"La majorité des écoles, magasins et bureaux étaient fermés dimanche au Bangladesh en raison d'un appel à la grève lancé par les partis d'opposition pour protester contre un film islamophobe qui a provoqué des manifestations de colère dans le monde musulman" — Grève générale au Bangladesh pour protester contre le film anti-islam (AFP, Le Point)
"Depuis quelques mois, des islamistes quittent la France ou d'autres pays européens pour rejoindre le nord du Mali où s'activent les trois groupes islamistes Aqmi, Ansar Dine et Mujao" — De nouvelles filières djihadistes visent la France (Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé, Le Figaro)
"Comment permettre aux femmes de travailler dans un pays qui applique la charia ? En créant des lieux de travail qui leur sont réservés. À l’initiative d’entrepreneuses, des quartiers d’affaires pour femmes vont être créés en Arabie saoudite. Le premier devrait voir le jour à Al-Asha d’ici à l’été 2013" — L’Arabie saoudite crée des quartiers d’affaires pour femmes (Ingrid Falquy, La Croix)
"Un fragment de papyrus découvert par une chercheuse de Harvard parle de sa femme. Ce qui pourrait relancer le débat sur le célibat de Jésus et donc des prêtres" — Jésus était-il marié ? (Jean-Claude Vantroyen, Le Soir)
"Christianity expert at Harvard unveils 4th century Coptic 'gospel fragment raising issue of whether Jesus wed Mary Magdalen'" — Papyrus text 'that may show Jesus had a wife' sparks academic debate (Amelia Hill, The Guardian)
"Dans son édition de ce mercredi, l'hebdomadaire satirique français publie des caricatures de Mahomet qui « choqueront ceux qui voudront être choqués »" — Charlie Hebdo crée la polémique avec des caricatures de Mahomet (May avec AFP, Le Soir)
"Charlie Hebdo a décidé de publier dans son magazine des caricatures de Mahomet. En France, des appels à manifester ont été lancés. « La République ne se laissera pas faire », a déclaré le Premier ministre français" — Caricatures de Mahomet : le site de Charlie Hebdo inaccessible (P.LA avec AFP, Le Soir)
Durant l’été qui vient de s’écouler, de nombreuses voix se sont fait entendre pour dénoncer de multiples atteintes à la liberté religieuse en Europe. Il en fut ainsi, notamment, du Département d’Etat américain, par les interventions conjuguées de l’ambassadrice des Etats-Unis pour les libertés religieuses et de la secrétaire d’Etat Hillary Clinton, qui ont considéré que le monde faisait marche arrière dans la protection de la liberté religieuse. Toutes deux ont mis en parallèle la montée de la xénophobie, de l’antisémitisme et des sentiments antimusulmans, en Europe, et certaines lois votées notamment en Belgique et en France, qui pénaliseraient les musulmans. Dans le même temps, le commissaire aux Droits de l’Homme du Conseil de l’Europe, Nils Muiznieks, a tenu des propos semblables et stigmatisé, dans un rapport récent, la montée de l’islamophobie en Europe, laquelle s’exprimerait singulièrement par des atteintes discriminatoires à la liberté religieuse des musulmans.
Appelé à commenter à la radio le projet de Charte québécoise de la laïcité préconisé par le Parti québécois (PQ) [le grand parti nationaliste du Québec], qui propose d’interdire les crucifix dans les salles des conseils des hôtels de ville, le maire de la ville de Saguenay, Jean Tremblay, a tenu des propos virulents. La crise provoquée par ses déclarations permet de mieux saisir le rapport des citoyens québécois au catholicisme.
La ligne de défense du maire et de ses partisans est intéressante, car elle emprunte à deux argumentaires qui découlent d’un positionnement différent comme groupe francophone canadien. D’une part, il s’agit d’affirmer comme majorité le caractère identitaire (plutôt que religieux) du crucifix. D’autre part, il s’agit de réclamer comme minorité religieuse les compromis légaux autrement réservés aux communautés culturelles. Les francophones du Québec entretiennent en effet une conception ambigüe de leur place politique dans l’ensemble canadien. Majoritaires à 85 % dans la province de Québec, ils sont fortement minoritaires (20 %) au Canada. Ils peuvent donc être dits tout à la fois majoritaires et minoritaires.