Vendredi 26 avril 2024
samedi 24 novembre 2012

Religion et littérature arabe contemporaine

Prof. Xavier Luffin Prof. Xavier Luffin

Régulièrement, les musulmans et les Arabes se plaignent de ce que l’Occident chrétien méconnaisse leur culture. Plus exactement, ils souffrent de l’image simplifiée, voire caricaturale et stéréotypée véhiculée à leur sujet. En ce qui concerne la religion, ils dénoncent une perception monolithique de l’islam, comme si, à l’instar des autres religions, celui-ci n’était pas constitué de courants divergents, comme si les croyants qui s’en réclament étaient tous de zélés dévots. En ce sens, il est vrai que les médias accessibles en Occident pour pénétrer au cœur de cette culture très diversifiée ne sont pas légion. Souvent surtout, ils ne sont pas traduits. C’est notamment le cas de la littérature arabe, qui permet d’ouvrir un univers de connaissances tout en nuances, comme le montre l’ouvrage récent de Xavier Luffin — qui enseigne les langue et littérature arabes à l’Université libre de Bruxelles —, intitulé Religion et littérature arabe contemporaine.

Certes, il serait impropre de voir dans les romans, quels qu’ils soient, un reflet exact du réel, et de les lire comme des ouvrages de sociologie. Ils sont un média qui donne accès, selon un prisme qui leur est propre (la subjectivité de l’auteur) et des contraintes particulières (l’esthétique), à une représentation du réel. Dès lors, les romans, dont Xavier Luffin donne un panorama très large, sont avant tout les représentations d’une classe sociale singulière : les écrivains, les intellectuels.

Un des premiers constats dont il faut tenir compte est que la religion n’est pas un incontournable pour les écrivains arabes. On est loin d’une littérature absolument prosélyte où les thèmes religieux envahissent l’intrigue, le cadre géographique et les moteurs de l’action des personnages. Le plus souvent, la religion est un motif récurrent, mais le roman n’est pas un prétexte pour l’auteur d’exposer sa foi ; es références religieuses sont spatiales (le paysage urbain et architectural) ou temporelles (les moments du calendrier religieux).

D’une manière parfaitement analogue avec ce qu’il se passe dans le monde littéraire chrétien ou juif, les romanciers qui s’adonnent à une littérature islamique, soit une écriture militante, sont boudés par la critique et sont au ban du monde littéraire consacré. Le plus bel exemple à cet égard est Nağīb al Kilānī (1931-1995). Dans ses œuvres, les buts moraux prédominent tout autre objectif littéraire, à commencer par l’esthétique.

Nonobstant, les romanciers sont évidemment marqués par les tensions internationales et les turbulences politiques actuelles. Cela se traduit, dans un contexte où le monde musulman a le sentiment de faire l’objet d’une méfiance généralisée, par le besoin de donner une image positive et rassurante de l’islam. Souvent, le soufisme est utilisé pour en donner un visage tolérant et ouvert. « À tort ou à raison, la pratique du soufisme est souvent associée, dans le monde arabe comme en Occident, à une certaine ouverture sur l’Autre, à un esprit de tolérance inhérent à une pratique religieuse également considérée comme populaire » (p. 25). Un autre sujet volontiers traité dans ce but est la coexistence pacifique entre différentes communautés religieuses. Il s’agit pour les écrivains de mettre en scène des microcosmes chargés de rappeler les époques où des sociétés multiconfessionnelles fonctionnaient.

Force est pourtant de souligner que quand la religion est abordée, c’est le plus souvent pour critiquer ses dérives. Sont dénoncés ses représentants et les lectures littéralistes du dogme (l’interprétation stricte des écritures). Sur le mode comique ou tragique, des imams, des cheikhs et prédicateurs sont décrits comme des personnages ennuyeux, hypocrites et dangereux, ou des charlatans. Xavier Luffin montre en outre que depuis les années 2000 la question du fondamentalisme est devenue un élément-clé dans les romans arabes. La figure du terroriste fait l’objet de nombre d’entre eux. Pour ce faire, des personnages fictifs idéaux-typiques sont mis en scène dans le but de s’interroger sur leur parcours individuel, leur milieu d’origine, les raisons de leur endoctrinement et l’escalade de leur haine envers l’autre. De la sorte, ils tentent de donner des réponses psychologiques et sociales à ce phénomène inquiétant. L’autoritarisme d’un État corrompu et la misère sont pointés comme causes principales par des auteurs issus de différentes nationalités tels que ‘Alā al-Aswānī (Égypte), Wasīnī La‘rağ (Algérie) et Muḥammad Tabīt (Arabie Saoudite). Enfin, la question de la conversion forcée et des interdits qui pèsent sur les mariages interconfessionnels est un thème prégnant. Cela ne veut pas dire que les autres traditions religieuses bénéficient de portraits élogieux. Le monde chrétien est volontiers décrit comme matérialiste et accusé d’avoir renoncé à toute spiritualité. Quant à l’antisémitisme, Xavier Luffin n’en trouve que de très exceptionnelles expressions. De même, les autres minorités religieuses ne sont jamais dénigrées.

La littérature arabe contemporaine est aussi écrite par des juifs et des chrétiens. Dans leurs œuvres, si les inquiétudes face à la montée du fanatisme musulman sont palpables et si les guerres civiles passées sont très présentes, on retrouve la même aspiration des auteurs vers une société multiconfessionnelle, décrite dans la plupart des cas comme partie intégrante de la culture arabe. Le syncrétisme symbolique demeure une sorte d’aspiration communément partagée donc.

On l’aura compris, sans réelle surprise, les écrivains arabes sont conformes aux attendus de la tradition littéraire, qui enjoint à l’écrivain d’avoir une vision critique, distanciée, du corps social. Pour ce faire, ils recourent à l’allégorie, aux descriptions et aux témoignages personnels. Dans des pays où l’islam est politique, ils le font au péril de leur liberté, voire de leur vie. Le prix Nobel Nagīb Maḥfūẓ fut l’objet d’une tentative d’assassinat de deux islamistes dans les rues du Caire en 1994 pour Les enfants de notre quartier, écrit trente-cinq ans plus tôt. Son compatriote Ṣalāḥ al-Dīn fut emprisonné parce qu’il déclarait son athéisme et son rejet de la véracité du Coran dans ses romans. Chez certains auteurs, le rejet de la religion est syncrétique. Ainsi en est-il chez l’Égyptien Samīr al-Mağallī qui met dans la bouche de l’un de ses personnages un texte s’en prenant à tout Dieu révélé :

 "Le messie est le fils de Dieu, je n’arrive pas à concevoir cela. Pourquoi Dieu a-t-il un fils selon le christianisme, et pas selon l’islam? Cela voudrait-il dire que Dieu s’est marié, puis qu’il a eu un enfant – le messie ? Comment Dieu se serait-il marié alors que nous disons qu’il est un esprit. Tout cela s’embrouille dans ma tête (Safsouf, fils du Nil arabe, Paris, 2000, p. 30)."

On est décidément loin d’une littérature de dévotion…

Xavier Luffin, Religion et littérature arabe contemporaine. Quelques regards critiques, Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2012.

Cécile Vanderpelen-Diagre (ULB)

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