La législation antijuive du régime instauré en France à partir de juin 1940 par Philippe Pétain, dit « régime de Vichy », décline une panoplie de discriminations, égrenées au long des années 1940 et 1941. En effet, le nouveau régime qui naît au lendemain de l’effondrement du pays face à l’agression nazie hisse l’antisémitisme au niveau d’une idéologie officielle. L’antisémitisme n’est plus simplement dû à des individus, des groupes privés ou des partis. Il devient le fait de l’État. La haine des Juifs ne reste pas que verbale. Sa traduction dans les faits sera rapide et dramatique : les lois sur le statut des Juifs, la création du Commissariat général aux Questions juives, la saisie des biens juifs et l’aryanisation des entreprises, les arrestations et l’internement de Juifs dans des camps de concentration, d’internement ou de transit, puis la déportation vers l’Est en forment les différents aspects.
Sitôt entré en fonction, le gouvernement Pétain s’engage dans une politique de restriction des droits des Juifs, sans que les Allemands n’aient exprimé la moindre demande. Dès juillet 1940, Raphaël Alibert, le ministre de la Justice, met sur pied une commission de révision des 500.000 naturalisations prononcées depuis 1927. 15.000 personnes, dont 40 % de Juifs, perdent du jour au lendemain leur qualité de citoyen français. Fin septembre 1940, on apprend que les Juifs seront recensés et que les magasins leur appartenant doivent porter un écriteau « Juif ».
Le 3 octobre paraît le premier « statut des Juifs ». Les citoyens juifs français sont exclus de la fonction publique, de l’armée, de l’enseignement, de la presse, de la radio et du cinéma. Les Juifs « en surnombre » sont exclus des professions libérales. Le lendemain, les préfets reçoivent l’autorisation d’interner les étrangers de race juive dans des camps spéciaux ou de les assigner à résidence. Le 7 octobre, le Décret Crémieux (qui date de 1871) est abrogé et 100.000 Juifs d’Algérie perdent du coup la nationalité française. Le 18 octobre commence en zone occupée l’“aryanisation” des entreprises : les Juifs sont sommés de céder leurs droits sur les entreprises dont ils sont propriétaires à des « Aryens », censés être, eux, racialement purs.
Le 29 mars 1941 est créé le Commissariat général aux Questions juives (CGQJ), dont le premier directeur est Xavier Vallat. Jugé trop mou par les Allemands, il sera remplacé en février 1942 par Louis Darquier de Pellepoix, un antisémite rabique, qui explique : « Les Français doivent se rendre compte que le principal responsable de leurs misères actuelles est le Juif ». En mai 1941 ont lieu en zone occupée les premières rafles de Juifs étrangers. 3.700 d’entre eux se retrouvent internés à Pithiviers et Beaune-la-Rolande sous administration française.
Le 2 juin 1941 est adopté le deuxième « statut des Juifs », plus restrictif encore que le premier. La définition de la judéité est durcie, la liste des interdits professionnels s’allonge, un numerus clausus réduit la proportion de Juifs à 3% à l’Université et à 2% dans les professions libérales. Les Juifs sont obligés de se faire recenser en zone libre. Le 21 juillet, c’est l’aryanisation des entreprises en zone libre. En août, en zone occupée, 3.200 Juifs étrangers et 1.000 Juifs français sont internés dans divers camps (dont Drancy). En décembre, 740 Juifs de profession libérale et intellectuelle sont internés à Compiègne.
Janvier 1942 marque un tournant décisif dans la politique allemande à l’égard des Juifs à l’échelle européenne. À la conférence de Wannsee, dans la banlieue de Berlin, les officiels nazis au plus haut niveau décident de la mise en œuvre de la « solution définitive de la question juive » (Endlösung der Judenfrage). De la politique de ségrégation et d’expulsion, on passe à une logique d’extermination. Les Juifs – hommes, femmes et enfants – sont voués à la destruction, non pour ce qu’ils auraient fait, mais pour l’unique motif qu’ils sont. Qu’ils sont juifs.
Le 27 mars 1942, la Shoah a commencé en France : le premier convoi de déportation quitte Compiègne à destination d’Auschwitz, avec à son bord 1.112 personnes, dont 19 survivront. Officiellement, il s’agit de les regrouper quelque part en Pologne. C’est le début d’une atroce série qui en comprendra près de 80. Au terme, plus de 42.000 personnes auront été déportées, dont 2.190 seulement survivront.
À partir du 7 juin le port de l’étoile jaune est obligatoire. Le 2 juillet un accord est conclu entre René Bousquet, chef de la police française, et Karl-Albrecht Oberg, représentant en France de la police allemande en présence de Reinhard Heydrich, adjoint de Heinrich Himmler : les polices française et allemande collaboreront étroitement, au moins jusqu’à fin 1942. L’administration fait preuve d’un zèle tout particulier dans l’antisémitisme à cette époque.
Les 16 et 17 juillet a lieu la Rafle du Vel’ d’Hiv’ : 12.884 juifs « apatrides » (3031 hommes, 5.802 femmes et 4.051 enfants) sont arrêtés. L’armée allemande envahit la zone libre.
Ce n’est qu’à l’été 1942 que l’opinion s’émeut vraiment du sort réservé aux Juifs : la protestation publique la plus connue est celle du cardinal Saliège, archevêque de Toulouse, dont la lettre est lue en chaire le 23 août. Pierre Laval, le chef du gouvernement, explique lui que « la victoire de l’Allemagne empêchera notre civilisation de sombrer dans le communisme. La victoire des Américains serait le triomphe des Juifs et du communisme. Quant à moi, j’ai choisi... »
Entre les 26 et le 28 août, une série de rafles en zone libre débouche sur la déportation de 7.000 personnes. Toute l’année 1943 est émaillée de rafles et d’arrestations. En février, rafle à Lyon dans les locaux de l’UGIF. En avril, rafles à Nîmes et à Avignon. En septembre, rafles à Nices et dans l’arrière-pays niçois... L’ultime convoi de la mort ne partira qu’en août 1944.
C’est au moment où la tournure que prend militairement la guerre nécessiterait que tout l’effort allemand soit orienté vers la victoire que des moyens considérables sont affectés à la réalisation de la tâche idéologique centrale du régime : l’extermination des Juifs. Elle sera systématiquement poursuivie. Des Einsatzgruppen exécutent d’abord méthodiquement des villages juifs entiers dans les pays baltes, faisant des milliers de morts. Trop « voyante », trop lente, trop éprouvante pour les nerfs des bourreaux, la méthode est finalement abandonnée. En septembre 1941 ont lieu les premiers essais d’exécution par le gaz à Auschwitz. C’est finalement ce modus operandi qui sera retenu : enfermés dans des chambres à gaz, des millions de Juifs mourront étouffés par l’action du Zyklon B, un insecticide industriel…
Pour connaître cette fin, ils auront été amenés par trains entiers de toute l’Europe jusqu’en Pologne, où une trame serrée de camps de concentration, de camps de travail (c’est-à-dire d’exténuation par le travail) et de centres de mise à mort a été tissée. Chełmno, Sobibór, Treblinka, Auschwitz (Oświęcim en polonais) ne sont que quelques noms dans la longue liste des lieux de l’horreur. Pour la seule Belgique, ce sont, entre le 11 août 1942 et le 31 juillet 1944, 26 convois qui quittent la caserne Dossin à Malines à destination d’Auschwitz : sur les 24.908 déportés juifs, 23.712 ne reviendront pas.
Le chiffre total des victimes du génocide des Juifs oscille selon les spécialistes entre 5 millions et demi et 6 millions d’êtres humains. Le mot de « Shoah » (« catastrophe » en hébreu) est préférable, pour désigner cette orgie de haine païenne servie par les moyens d’un État industriel avancé, à celui d’ « Holocauste », couramment utilisé en anglais, mais qui présente des connotations religieuses et sacrificielles difficilement acceptables pur’ d’aucuns.
À l’analyse, il s’avère donc que le projet nazi pourrait bien relever d’une logique autre qu’« antisémite », si l’on accepte qu’il y a davantage qu’une différence de degré entre l’exclusion et l’extermination programmée.
Jacques Déom (ULB).
On appelle communément antisémitisme la haine des Juifs en tant que Juifs.
Parmi toutes les formes de la haine de l’autre, l’antisémitisme occupe dans l’histoire de l’Europe une place essentielle depuis les débuts de celle-ci. La haine, comme toutes les réalités affectives, n’a pas besoin de « raisons » pour exister. Sa racine est dans la peur. Si l’on veut saisir le pourquoi de l’antisémitisme, il faut montrer de quelle peur spécifique il naît. Or, de quoi l’on a peur, voilà qui varie selon les époques et les sociétés, en fonction de la compréhension que chacune a d’elle-même. À chaque moment structurant de l’histoire, on a formulé autrement les griefs à l’encontre « des Juifs ».
L’antisémitisme n’est pas un fait naturel : il est historique. Dans chaque contexte historique, on a construit, pour justifier la haine des Juifs, un argumentaire dont les termes sont évidemment dictés par les enjeux idéologiques, économiques, sociaux du moment et l’angoisse spécifique qu’ils engendrent. Chaque époque se sent menacée autrement. Et la haine s’enveloppe de justifications prétendument « rationnelles » qu’il faut déconstruire, si l’on veut pouvoir faire la différence entre la critique (légitime dans son principe) et la haine (toujours destructrice et condamnable).
Telle personne juive, ou groupe de personnes juives, peut en effet m’être ou non sympathique, avoir ou non posé tel acte acceptable ou non, penser ceci ou cela, que j’accepte ou que je rejette. Les Juifs, individuellement ou collectivement, n’échappent évidemment pas plus que quiconque à la sympathie et à la critique. La première ne se commande pas et la seconde est recevable pour autant qu’elle respecte ceux qu’elle vise comme êtres humains libres et ne falsifie pas sciemment leur réalité. Est par contre proprement antisémite la stigmatisation a priori des personnes juives, ou du groupe juif, parce que juives…
Il y a antisémitisme lorsque la haine des Juifs impose unilatéralement aux personnes juives concrètes, et aux Juifs dans leur diversité, le carcan d’une identité qu’elle a fabriquée et qui méconnaît radicalement leur réalité. Comme tous les racismes, l’antisémitisme pré-juge : il s’érige, au nom de l’humanité censément agressée, en juge tout-puissant, condamne (et quelquefois exécute) sans même avoir entendu sa victime. L’antisémitisme relève fondamentalement du fantasme. Il nous en dit long sur les angoisses de l’antisémite et peu ou rien sur les Juifs. Quelles que soient les réalités constatables qu’il peut être amené à inscrire au dossier à leur charge, celles-ci se trouvent immanquablement intégrées à une construction qui en fausse le sens ou la portée – ne serait-ce que par surexposition – et constitue une pure violence à leur égard.
La permanence à travers les âges de la hargne à l’encontre des Juifs risque de donner prise à l’idée d’un antisémitisme éternel, d’un invariant impossible à éradiquer et en quelque sorte « essentiel ». La présentation que l’on va découvrir dans les réflexions qui suivent cherche à mettre en évidence à la fois les multiples facettes – à bien des égards mutuellement irréductibles – du phénomène antisémite et une continuité dont l’articulation suit l’évolution elle-même hautement dialectique de la société globale. L’unité du phénomène antisémite est ainsi tout autant problématique que celle de l’histoire du monde occidental qui lui fournit son terreau. Et l’on ne s’étonnera dès lors pas de voir ressurgir synchroniquement, bien vivantes dans l’actualité, des formes de haine dont la racine relève de stades anciens de construction de la société occidentale. L’angoisse identitaire qui travaille immanquablement toute réalité sociale fait partie de sa mémoire active. Et celle-ci est faite de strates multiples.
Jacques Déom (ULB).
Lorsque les Juifs sont plongés, comme l’ensemble de l’Orient, dans la civilisation grecque qu’exporte la conquête d’Alexandre le Grand (qui règne entre 336 et 323 avant J.-C.), ils se retrouvent confrontés à des valeurs fort différentes des leurs : les Grecs vivent dans un monde qui existe de toute éternité, dont les dieux multiples (polythéisme) ne sont que des figures, où l’homme a pour vocation supérieure la raison (logos), la connaissance objective du monde et de sa place dans le monde, dont l’histoire est fondamentalement cyclique (répétitive). Si la Bible vit de la question : « Qui es-tu ? », le monde grec ne cesse de demander « qu’est-ce que… ? ». Cette civilisation dite « hellénistique », que l’impérialisme romain adopte sans complexes, est de fait « multiculturelle », universaliste, sceptique et mystique à la fois. Elle s’étend de la Grèce à l’Inde et englobe de vieux pays de civilisation comme l’Égypte, la Syrie ou l’Iran. Ses réalisations artistiques, culturelles, urbanistiques, son raffinement intellectuel sont admirés de tous.
Toutes les vieilles cultures du Proche-Orient en sont marquées en profondeur. Les Juifs aussi, et sans réaction immédiate de rejet, loin de là. Il faudra une assez incompréhensible persécution du judaïsme par Antiochus IV Épiphane pour que se réveille, dans l’insurrection des Maccabées en 165 avant J.-C., le sentiment national. Renaît alors au terme d’une guerre de libération un État juif qui, après un siècle d’indépendance, finit par être « protégé » par les Romains et perdre toute autonomie politique. Par ailleurs, de très nombreux Juifs vivent hors de la Terre sainte, en « diaspora » (dispersion). Ils occupent par exemple tout un quartier d’Alexandrie (Égypte). Ce sont des commerçants actifs, de mœurs rigoureuses. Leur religion répugne à certains et en attire d’autres. La rigueur de leur morale, leur monothéisme sans concession parlent aux païens que travaillent de longue date des aspirations philosophiques. À l’inverse, des pratiques telles que la circoncision, ou encore les interdits alimentaires – qui leur rendent impossible la commensalité constitutive de la socialité antique – suscitent incompréhension et rejet, et permet à certains, à l’époque romaine, de les présenter comme des « ennemis du genre humain ».
Le monde non juif va donc basculer entre une sympathie parfois profonde et une répulsion tout aussi certaine – notamment dans les milieux lettrés – pour ces orientaux exotiques, ces « barbares » (au sens grec du mot : ceux qui ne parlent pas grec), qui n’exclut pas l’admiration éventuelle pour leur culture. Parfois de graves rixes éclatent, pour des raisons essentiellement politiques ou de rivalité commerciale. Il est bien difficile de déterminer dans quelle mesure il convient dans tout cela de parler d’antisémitisme au sens que l’on a dit en commençant. De fait, si le monde hellénistique n’a pas été antisémite, si certains Grecs disent même leur admiration pour « la sagesse de Moïse », d’autres l’ont été, comme le fameux Apion, conservateur de la bibliothèque d’Alexandrie, qui invente la légende odieuse du « meurtre rituel » d’un Grec dans le temple de Jérusalem à l’occasion des fêtes juives…
Dans son pragmatisme, Rome, avec Jules César (1er siècle avant J.-C.), reconnaîtra légalement le judaïsme comme religio licita, en voyant dans la Thora la « loi nationale » des Juifs, ce qui mettra ces derniers à l’abri de certaines exactions que l’animosité et l’incompréhension de l’opinion publique auraient volontiers tolérées. La société gréco-romaine est multiethnique, elle ne connaît pas de religion unifiée dotée d’un credo déterminé et contraignant. Si ses peuples peuvent y être allergiques l’un à l’autre, elle est fondamentalement ouverte. Ce qui explique que, dans son ensemble, elle ne connaîtra rien de comparable à la haine antijuive globale, et proprement « radicale », qui va caractériser l’Occident chrétien.
Jacques Déom (ULB).
Jésus de Nazareth, figure centrale de la religion chrétienne, est juif. Ses disciples sont juifs. Les premiers chrétiens sont juifs. C’est dans les communautés juives de la province romaine de Palestine ainsi que de diaspora que se fera en premier lieu l’annonce de l’Évangile. Le contenu même de la « Bonne Nouvelle » (c’est le sens du mot « Evangile » en grec) est incompréhensible en dehors de la tradition juive. Jésus est le Messie (en grec « Christ »), « Fils » unique du Dieu d’amour, proche de Lui au point de ne faire qu’un avec Lui, qui appelle à reconnaître, dans un mouvement de « conversion », la venue du « Royaume de Dieu », fait de paix et de fraternité humaine. Pour les croyants, il accomplit les promesses bibliques et inaugure une Nouvelle Alliance (c’est le sens des mots « Nouveau Testament »).
Jésus ne sera suivi que par une poignée de Juifs et finira exécuté comme un esclave (crucifié) par les Romains vers l’an 30. La raison invoquée est au fond politique : c’est la crainte, tant du côté juif que du côté romain, de voir ce Messie tourner au chef nationaliste, avec les catastrophes que ce type d’aventure risque de provoquer…
Dans l’âpre polémique à laquelle la lecture des textes du Nouveau Testament donnera lieu, dans un milieu sociologiquement de plus en plus étranger au judaïsme, « les Juifs » seront vite présentés comme coupables d’avoir, dans leur aveuglement et leur mauvaise foi, en même temps refusé de reconnaître l’« accomplissement des prophéties » et d’avoir « tué Dieu ». Car s’il est homme, le Messie des chrétiens est aussi Fils de Dieu et Dieu lui-même, divinisation que jamais les Juifs n’ont songé à accorder à leurs prophètes, même le plus grand : Moïse.
L’accusation de « déicide » portée contre les Juifs est la principale racine de l’antisémitisme pendant deux millénaires. Elle se renforce de l’accusation de « pharisaïsme », qui mêle les griefs de ritualisme pétrifié et d’hypocrisie, cuirassant « les Juifs » contre le message d’amour qu’ils avaient pourtant vocation à entendre et à diffuser. Que le « Fils de Dieu » soit ressuscité des morts et que ses fidèles attendent son retour pour la Fin des Temps (Parousie) inaugure le temps de l’Église, qui se comprend elle-même comme le « véritable Israël » (Verus Israel), l’« Israël selon l’Esprit » (« théologie de la substitution »).
De fait, les chrétiens vont très vite se recruter pour la plupart parmi les païens. C’est essentiellement la personnalité de Paul de Tarse (saint Paul, actif dans les années 40-50 après-J.-C.) qui symbolise cette ouverture du groupe chrétien au-delà du monde juif, avec une conséquence fondamentale : il renoncera en fin de compte au plus gros des exigences de l’« orthopraxie » (voir plus haut) et, au nom de la « foi », libérera les chrétiens de ce que le judaïsme tient pour essentiel. La rupture deviendra vite évidente. Elle est consommée quand l’Empire romain, au lendemain de la conversion de l’empereur Constantin, assure au christianisme la liberté de culte (Édit de Milan, 313) et le favorise au détriment du paganisme. À la fin du IVe siècle, sous l’empereur Théodose, il est devenu la religion officielle de l’État.
L’accusation de déicide et la prétention de l’Eglise à incarner le véritable Israël placent désormais les Juifs et le judaïsme dans une position radicalement inconfortable. Ils sont à la racine d’une religion qui ne peut ni ne veut oublier qu’elle est née d’eux, mais qui les accable des accusations les plus écrasantes.
Cette querelle d’identité du christianisme, la faille intime qu’implique pour lui le fait que les Juifs refusent obstinément au cours des siècles de le reconnaître pour leur propre vérité, rend compte de la haine du monde chrétien à leur égard. Plutôt que d’antisémitisme, il convient donc de parler ici d’« antijudaïsme ». Cette haine découle du refus opiniâtre par la religion-mère de reconnaître la religion à prétentions universelles qui est née d’elle. Elle a une limite logique contraignante : l’insupportable cesserait, aux yeux des chrétiens, si les Juifs se convertissaient. Dans ce contexte, les expulser ou les tuer n’a pas de sens : il s’impose de les convaincre, c’est-à-dire de les amener au baptême…
La distanciation qui s’opère entre le jeune christianisme et son milieu juif d’origine entraîne en peu de temps une ignorance de ce dernier chez les adeptes du Christ. Jusqu’au triomphe de l’historicisme au XIXe siècle, le judaïsme sera, de manière dominante, vu au prisme d’un pharisaïsme ergoteur, hypocrite, asservi à « la lettre » aux dépens de « l’esprit » et sclérosé par essence et par choix. Figée pour des siècles dans les termes de la polémique néotestamentaire, cette image devenue canonique découragera tout souci de s’enquérir de ce que le pathos de la Loi, source vivante de la pensée juive, qui est à la racine de la controverse, a nourri de créativité chez les « Sages » juifs, héritiers des pharisiens, au lendemain de la rupture et en dépit des vicissitudes historiques que connaît le judaïsme. Pareille négation de l’aventure spirituelle propre du monde juif déréalise celui-ci en l’arrachant à son devenir et le condamne à tenir à son corps défendant, sur le théâtre de l’histoire chrétienne, un rôle de fossile, inintelligible et obstiné.
Jacques Déom (ULB).
Aussi longtemps que le monde occidental restera de manière exclusive dominé par les valeurs et l’imaginaire chrétiens, les déchirements qu’on vient de dire resteront la source de la discrimination haineuse, voire de la démonisation des Juifs.
Celle-ci se traduit concrètement de diverses manières. Phénomène mystico-politique, les Croisades, qui visent à partir de la fin du XIe siècle à « libérer des mains des païens [les musulmans] le tombeau du Christ » par la voie militaire, sont l’occasion de pogroms qui déciment les communautés juives (par exemple 800 morts à Worms, 700 à Mayence, plusieurs milliers de morts à Prague en 1096, dans le cadre de la Première Croisade ; plus de 120 communautés juives disparaissent dans le Midi de la France lors de la « Croisade des Pastoureaux » en 1320). L’argument des tueurs : nous allons combattre les « ennemis de Dieu » (musulmans) en Terre sainte ; or nous en avons de bien pires sous la main, les Juifs. Tant pour des raisons d’ordre public que pour celles d’ordre idéologique décrites ci-dessus et d’ordre économique sur lesquelles nous reviendrons, les autorités religieuses, le plus souvent, condamnent et s’opposent, abritent à l’occasion des Juifs. Le peuple, lui, ne veut rien entendre.
D’autant plus que les clercs, paradoxalement, l’abreuvent de légendes calomnieuses. La pire : l’accusation de « meurtre rituel ». Les Juifs crucifieraient des enfants chrétiens ou les tueraient pour obtenir leur sang, nécessaire à la célébration de leurs fêtes religieuses. Ces rumeurs entraînent des réactions populaires violentes : par exemple, en 1171, les 38 Juifs de Blois sont condamnés au bûcher ; en 1191, une centaine de Juifs est exterminée à Bray-sur-Seine ; 34 Juifs sont égorgés à Fulda en 1235. Là encore, des autorités – tant civiles que religieuses – font souvent valoir le caractère délirant des accusations et l’absence totale de preuves. N’empêche. À la fin du XIXe siècle, les antisémites professionnels avaient établi une liste de 154 cas « attestés » d’assassinats pour raisons religieuses…
On accuse également les Juifs de profaner les hosties (à Bruxelles, en 1370, la communauté juive est anéantie suite à une accusation de ce type – comme en témoigne la chapelle du Sacrement du Miracle à la cathédrale des Saints-Michel-et-Gudule), d’empoisonner les puits (de connivence avec les lépreux), de mettre en place un plan universel de destruction des chrétiens (voir plus loin). La Peste noire (1347-1349) extermine un tiers de la population européenne : on en rend les Juifs coupables (2.000 d’entre eux sont brûlés à Strasbourg en 1348). C’est un cas manifeste où les Juifs servent de « boucs émissaires » : on les charge d’un mal qu’on ne peut s’expliquer pour les expulser ou s’en défaire et en « purifier » le groupe dominant.
On n’envoie d’ailleurs pas que des hommes au bûcher. En 1242, à Paris, au terme d’une « disputation » orageuse entre prêtres et rabbins, on brûle, avec l’accord de Louis IX, roi de France et futur saint Louis, vingt-quatre charrettes chargées de volumes du Talmud, accusé de contenir des attaques contre la foi chrétienne. On délire sur le Juif comme sur les sorcières : il porterait des cornes, dégagerait une odeur pestilentielle et dissimulerait soigneusement ses pieds fourchus... Les médecins juifs, très nombreux (et par ailleurs appréciés pour leur savoir…) sont fréquemment accusés de collusion avec le Diable.
La haine la plus radicale ira jusqu’à suspecter un Juif, même converti, de rester d’abord un Juif : si, en bonne théologie, le baptême est une nouvelle naissance, la haine suspecte la pérennité du caractère juif et glisse rapidement vers une interprétation quasi raciale de la judéité qui préfigure les obsessions de la modernité. Ainsi, dans l’Espagne qui achève de se libérer de l’emprise musulmane (après 1492), on impose aux Juifs (et aux musulmans) de se convertir ou de quitter le territoire. Unifications politique et linguistique vont de pair avec l’unification religieuse.
Une logique se met en place, qui prévaudra en Europe jusqu’à l’ère des Révolutions : le sujet est tenu d’adhérer à la religion de son roi (« Cuius regio, illius religio »). Mais, en Espagne et dans son empire outre-Atlantique, les convertis restent suspects de « marranisme » (de rester secrètement Juifs, donc d’hypocrisie religieuse) et l’on impose aux candidats à diverses fonctions publiques de faire la preuve de leur limpieza de sangre (pureté de sang). On notera ici que l’Inquisition (tribunal ecclésiastique créé au XIIIe siècle pour lutter contre les Cathares et chargé de veiller au respect de l’orthodoxie catholique) n’a jamais poursuivi les Juifs comme tels, ce qui aurait été un non-sens, mais seulement – et avec quelle fermeté ! – ceux d’entre eux qui, précisément, étant publiquement convertis, étaient suspectés de pratiquer en secret leur foi ancestrale.
Au XVIe siècle, la Réforme a vis-à-vis des Juifs une attitude ambiguë. En révolte contre l’Église catholique en tant qu’institution médiatrice du salut, les Protestants privilégient la lecture directe de la Bible dans une relation personnelle à Dieu et, du coup, comprennent mieux les Juifs. Mais l’attitude de Martin Luther est caractéristique du malaise persistant. Il commence, en 1523, par dénoncer l’ignominie des « papistes », qui ont méprisé « les cousins et les frères de Notre-Seigneur » et prône l’« amour chrétien » à leur égard. En 1542, n’ayant pas réussi à les convertir, il les agonit d’injures dans les termes les plus orduriers. La Contre-Réforme catholique, menée par le Concile de Trente (entre 1545 et 1563), ne fera rien pour sa part en vue d’améliorer chez les fidèles de l’Église romaine l’image des Juifs.
Outre ces données idéologiques, il faut rappeler la ségrégation économique que connaissent les Juifs. Commerçants habiles, parlant des langues que les chrétiens ignorent, entretenant des relations internationales, les Juifs suscitent l’envie. On se sert d’eux en les haïssant. Le droit de l’Église (comme celui de l’islam d’ailleurs) interdit le prêt à intérêt aux chrétiens : les Juifs se spécialisent donc par nécessité dans le commerce de l’argent et fournissent les crédits dont l’économie a besoin. Quitte à ce que des débiteurs n’hésitent pas à user de violence (confiscation et expulsion) pour ne pas s’acquitter de leur dette… C’est notamment le cas des rois, au point qu’on a pu dire que l’art de pressurer les Juifs était devenu une institution, en tout cas une ressource régulière de la royauté.
Les Juifs ne peuvent par ailleurs posséder des terres. Ils ont donc tendance à se spécialiser dans des métiers (joaillerie, orfèvrerie, pelleterie) où l’on peut déplacer facilement son capital en cas d’urgence. De cette situation imposée naît l’image du Juif usurier, déraciné dans une société essentiellement fondée sur la richesse foncière, incapable de manier l’épée (comme le noble) ou la charrue (comme le paysan), mais vivant aux crochets du monde environnant et prêt, comme le Judas des évangiles, à trahir son maître pour trente deniers.
Les Juifs sont donc contraints de vivre à part. Depuis 1215 (Concile de Latran), ils doivent un temps porter la « rouelle » (insigne d’étoffe jaune). De multiples pratiques vexatoires et odieuses leur sont imposées, qui varient selon les lieux et les temps. Ils sont exposés à l’expulsion (d’Angleterre en 1290 ; de France en 1306 – ce sont quelque 100.000 Juifs qui partent pour l’exil, qui sera réitéré en 1394 ; d’Espagne en 1492 – voir plus haut – ; du Portugal en 1497). Même là où ils sont tolérés, ils se retrouvent regroupés dans un quartier juif spécifique (nommé selon les pays ghetto, Judenviertel, judería…) qui, s’il les sépare des non-Juifs et les isole en les désignant comme des hors-caste, permet il est vrai également aux communautés de se perpétuer dans le respect de leurs traditions.
C’est à cette époque que prend forme le mythe du Juif errant (the Wandering Jew, der Ewige Jude), Ahasvérus, condamné à parcourir éternellement le monde sans trouver de lieu où s’établir enfin…
Présente dans certains esprits, active dans la pratique sociale, la hargne antisémite n’a jamais manqué au cours de l’histoire de se donner des formes juridiques normatives, formant un corps de dispositions plus ou moins cohérent.
Le droit canon de l’Église catholique témoigne d’une riche inventivité en matière de mesures contre les Juifs :
- Dès 306, le Synode d’Elvira interdit les relations sexuelles (et a fortiori le mariage) et la commensalité avec les chrétiens.
- Celui de Clermont en 535 exclut les Juifs de toute fonction publique.
- Celui d’Orléans en 538 leur interdit d’avoir des serviteurs chrétiens et de paraître dans les rues pendant la Semaine sainte.
- Celui de Trulanic en 692 fait défense aux chrétiens d’avoir recours à des médecins juifs.
- Celui de Narbonne en 1050 leur interdit de vivre dans des familles juives.
- Depuis le 3e Concile du Latran (1179), les Juifs ne peuvent porter plainte ou témoigner en justice contre des chrétiens, et depuis le 4e (1215), ils sont stigmatisés dans leur vêtement.
- Le concile d’Oxford (1222) leur interdit de construire de nouvelles synagogues.
- Le synode de Breslau (1267) instaure le ghetto obligatoire.
- Celui d’Ofen (1279) interdit aux chrétiens de vendre ou de louer aux Juifs des biens immobiliers.
- Celui de Mayence (1310) interdit au chrétien la conversion au judaïsme et au Juif converti le retour au judaïsme.
- Le concile de Bâle (1434) interdit aux Juifs de servir d’intermédiaires dans la conclusion de contrats (notamment de mariage) entre chrétiens et proscrit de leur décerner des titres universitaires.
L’État n’est pas en reste.
- Louis le Bavarois (1328-1337) impose aux Juifs une taxe de protection per capita.
- Arguant que « les Juifs et leurs possessions appartiennent à la Chambre impériale », un code du XIVe siècle attribue à la collectivité les biens d’un Juif tué dans une ville allemande.
- À Nuremberg, à la fin du XIVe siècle, le droit entérine la confiscation des créances détenues par les Juifs sur des chrétiens.
- À Rome, en 1555, ce sont les Juifs eux-mêmes qui doivent financer la construction du mur d’enceinte du ghetto.
- À Francfort, au XVIIIe siècle, les maisons des Juifs sont marquées et leurs déplacements limités.
- Lorsque le futur philosophe et penseur des Lumières Moïse Mendelsohn (1729-1786) arrive adolescent à Berlin, capitale de la Prusse alors régentée par Frédéric II, il doit, comme tous ses coreligionnaires, y pénétrer par la Porte de Rosenthal, réservée « au bétail et aux Juifs ».
Jacques Déom (ULB).
Amorcé au XVIIe siècle (avec, par exemple, les grandes figures d’Isaac Newton en physique, ou de René Descartes en philosophie), un mouvement de fond va modifier radicalement en deux siècles les fondements du monde occidental. Ce que l’on a appelé en France « les Lumières » (avec Voltaire, Denis Diderot, Jean-Jacques Rousseau…) et en Allemagne l’« Aufklärung », est un mouvement intellectuel caractérisé par la volonté de penser par soi-même, indépendamment des autorités traditionnelles, même et surtout si elles se prétendent fondées sur une Révélation. Le mot d’ordre est : « Sapere aude ! » (Ose savoir !). Tout homme se voit appelé à devenir adulte, c’est-à-dire à s’émanciper des tutelles héritées du passé et à assumer la responsabilité de ce qu’il pense et fait. Rationalisme donc, et individualisme.
Cette révolution dans la manière de penser bouleverse l’image que l’on a du monde matériel : la physique mathématique de Newton remplace la physique qualitative héritée d’Aristote, la conception biblique de la création perd sa pertinence scientifique, la Terre n’est plus le centre de l’univers…). Plus tard, Charles Darwin (1809-1882) formule la théorie de l’évolution par la sélection du plus apte, où le plus complexe naît du plus simple : l’Homme n’est donc plus le fleuron de la création, voulu par Dieu, but et justification du monde ; il descend, au terme d’une série d’accidents génétiques, des formes les plus frustes de la vie et, ultimement, constitue une branche, la plus jeune et la plus complexe, de la famille des grands anthropoïdes, au sein de laquelle il cousine avec les singes...
Ces deux « blessures narcissiques » (comme dira Sigmund Freud) vont de pair avec un ébranlement profond de l’ordre sociopolitique : la Révolution française (1789) abolit la monarchie de droit divin (où le roi occupe le trône « par la grâce de Dieu ») et l’Ordre social traditionnel né au Moyen Âge et instaure l’égalité de tous devant la Loi. Celle que le peuple se donne souverainement à lui-même : la démocratie est le régime où le peuple, « éclairé » par la Raison, choisit librement de vivre sous la loi qu’il se donne (régime d’« autonomie », qui abolit l’« hétéronomie » qui prévalait sous l’Ancien Régime).
Enfin, on ne perdra pas de vue le substrat économique de ces processus : le développement fulgurant du capitalisme qui, de pair avec un progrès technologique accéléré, engendre la révolution industrielle du XIXe siècle. L’Occident – fasciné par le « Progrès » – domine décidément la planète, au prix d’un coût humain considérable : luttes sociales acharnées à l’intérieur, colonialisme à l’extérieur.
Dans ce contexte, la situation des Juifs se modifie en profondeur. Le philosophe Moïse Mendelssohn (1729-1786) est le premier Juif à s’affranchir des limites du monde traditionnel. À sa suite, ils seront nombreux à apprendre l’allemand (et le français, et l’anglais, et le russe…), à s’habiller à l’occidentale, à absorber avec enthousiasme la science et la culture européenne (où ils vont d’ailleurs souvent briller). Le dynamisme économique et social des Juifs est considérable.
Le climat universaliste du temps prend une forme radicale avec la Révolution française, qui abolit les anciennes références identitaires, y compris pour les Juifs, tout en permettant à ceux-ci de maintenir leur spécificité : ils sont désormais des citoyens de plein droit (des hommes libres et responsables parmi leurs semblables) « de confession mosaïque » (c’est-à-dire qui, à titre personnel, ont le droit d’adhérer s’ils le souhaitent à la foi de leurs pères, et dans les formes qui leur agréent). Reconnus dans leur humanité, ils vont participer avec passion à l’aventure commune du monde occidental. Le système consistorial assure leur représentation devant l’État en tant que communauté religieuse, constituée sur base de la libre adhésion. Leur statut sera envié par bon nombre des Juifs qui continuent à vivre dans des pays (Russie tsariste, Pologne…) restés dominés par les structures d’Ancien Régime.
C’est une authentique libération – et célébrée comme telle, dans des termes exaltés au ton quasi messianique – que vivent par là les Juifs d’Occident. Elle implique la réduction drastique – il est vrai engagée de longue date – de l’autonomie des communautés juives et donc du domaine d’application de l’orthopraxie. La réduction définitive et de principe du substrat institutionnel millénaire de l’existence juive à une réalité purement « religieuse » (confessionnelle) sans pouvoir de coercition aucun confronte désormais chaque Juif à la nécessité de définir à nouveaux frais sa judéité. Une nouvelle conscience juive naît et, avec elle, la « question juive ». L’évidence identitaire traditionnelle fait place au questionnement. La question de savoir « qui est juif » se pose désormais de manière permanente. Divers mouvements d’aggiornamento religieux se développent, modulant des réponses. Et la possibilité se fait jour de vivre et de penser sa judéité sans relation immédiate à la tradition religieuse.
La haine des Juifs va, dans cet environnement, changer de structure. Non qu’on oublie le triste héritage médiéval. Bien au contraire. Les Églises (surtout catholique et orthodoxe), supports idéologiques de l’Ancien Régime menacé ou aboli, irréductiblement opposées à la modernité qu’elles tiennent pour athée, matérialiste et viscéralement antichrétienne, ne manquent jamais de réactiver les anciens stéréotypes. D’autant plus facilement que les Juifs, bénéficiaires de la Liberté moderne et qui ne se font pas faute de l’exercer avec brio, ne peuvent à ses yeux qu’avoir été, sinon la cause, du moins l’une des causes majeures de l’effondrement de l’Ordre voulu par Dieu. L’« arrogance » des Juifs, déicides et partout présents dans la société moderne matérialiste qui veut la mort de l’Église, est intolérable. Ce type d’argument, parmi d’autres, sera repris par tous les mouvements réactionnaires (opposés aux valeurs de la modernité). L’appartenance fréquente de Juifs socialement en vue à des sociétés de pensée telles que la franc-maçonnerie, elle-même fantasmée et en butte aux attaques de l’Église et de la Réaction, renforce encore leur image de dangereux trublions.
Mais la nostalgie de l’Ordre ancien sacralisé n’est pas la seule inspiratrice de la détestation des Juifs. En réaction à l’universalisme « abstrait » des Lumières (aux yeux duquel n’existent que des « individus » libres de s’autodéterminer), l’Europe va connaître au XIXe siècle une montée sans précédent de nationalisme. Chaque nation se trouve (s’invente) des racines historiques, une originalité irréductible (« éternelle » et bien sûr toujours menacée), une « mission » historique (« messianisme politique ») et se fabrique les mythes qui l’illustrent. Que l’on découvre ces racines dans le Moyen Âge très chrétien et la haine du Juif prend une allure théologico-politique traditionnelle (permettant l’alliance avec l’Église). Mais il est loisible de remonter plus haut. L’Allemagne par exemple sera fascinée par son passé préchrétien (les tribus germaniques). Face à cette exaltation de l’archaïque (« néo-paganisme »), le Juif est non seulement l’incarnation du « moderne » – universaliste, cosmopolite, déraciné –, mais surtout du monothéiste irréductiblement opposé à la déification de la Nature, et à ce double titre responsable d’avoir détruit le paradis de la pureté primitive, ruiné la spontanéité de l’instinct, de l’appartenance immédiate et non réfléchie au groupe au profit du purement rationnel, de l’abstrait. Le Juif tue tout ce qu’il touche, parce qu’il est désincarné…
En sens inverse, les mouvements révolutionnaires (socialistes, de gauche), qui dénoncent dans l’« égoïsme sacré » que constitue le nationalisme un symptôme (et une tactique) du capitalisme destructeur d’une humanité appelée à la réconciliation ultime dans la justice, sont tentés de voir dans les Juifs le type même du ploutocrate, du capitaliste cynique et exploiteur. Tous les Juifs ne sont-ils pas banquiers ?
Mais il y a aussi des Juifs révolutionnaires ! Ils sont même nombreux parmi les fondateurs, idéologues et militants des partis voués à renverser l’ordre établi. Karl Marx est petit-fils de rabbin… Ils interprètent l’anomalie de la situation socio-économique des Juifs dans le cadre de la « lutte des classes » et attendent sa normalisation de la réorganisation globale de la société au terme du processus révolutionnaire. « À droite », on accusera donc « les Juifs » d’être les agents de la subversion, de chercher à ruiner l’ordre bourgeois et ses valeurs. Tous les Juifs ne sont-ils pas communistes ?
Jacques Déom (ULB).
Au sein de la société, les tensions sont vives. Dans la lutte universelle que constitue la libre concurrence sans frein, certains Juifs se sont taillé de belles places dans la banque, la presse, l’université, les spectacles. On les y juge surreprésentés : en Autriche, par exemple, des tribuns comme Karl Lueger, maire de Vienne à partir de 1897, ou Georg von Schönerer, leader dans ces mêmes années du Mouvement national allemand, prônent fermement de les écarter de la vie publique. « Eigen volk eerst ! », dirait aujourd’hui en Belgique le Vlaams Belang. L’immigration en provenance d’Europe centrale et orientale d’une population juive économiquement misérable ne peut que renforcer cette image d’une société « envahie ».
Car les Juifs se sont en somme passionnément intégrés et cette passion même prend, pour trop de bourgeois, figure d’aveu : vouloir être « plus allemand que les Allemands », « plus français que les Français », voilà qui trahit l’irréductibilité de l’origine. Certes, les Juifs peuvent être juridiquement « dedans », mais, pour certains, ils restent résolument « dehors ». Le Juif n’est pas « de notre sang » et il le sait, même s’il veut donner le change, car il est fourbe…
L’affaire Dreyfus (1894-1899) montre comment la France, « pays des droits de l’Homme » et phare de la civilisation, peut se déchirer lorsqu’Alfred Dreyfus, juif et capitaine dans l’armée française, est accusé (à tort) d’avoir livré des renseignements à l’ennemi (l’Allemagne) et connaître une crise politique majeure. En poste à Paris, où il est le témoin désespéré de cette montée de haine, un journaliste viennois, Théodore Herzl, en conclut que les Juifs ne seront à l’abri de l’arbitraire que lorsqu’ils (re)disposeront (après 2.000 ans) d’un État bien à eux. Il fonde à cette fin le sionisme, qui se définit comme mouvement de libération nationale du peuple juif, dont le Premier Congrès se réunit à Bâle en 1897. « À Bâle, pourra-t-il écrire dans son journal, j’ai fondé l’État juif ». On notera que cette option s’inscrit caractéristiquement dans le cadre de l’effervescence des peuples qui marque tout le XIXe siècle.
L’« antisémitisme » constitue la toile de fond de ces développements. Il est l’application aux Juifs des doctrines « raciales », qui seront également au fondement du colonialisme. Le « racisme » est, en toute rigueur, une doctrine « scientifique » (c’est-à-dire née en fait d’une perversion motivée idéologiquement de la recherche rationnelle) élaborée pour l’essentiel au XIXe siècle en contexte darwinien et positiviste, mais qui a également des sources dans le rationalisme du XVIIIe siècle. Il entend classer les humains en fonction du concept biologique de « race », étant entendu que la classification est aussi une hiérarchisation, qui à son tour ne se contente pas d’articuler les groupes mais porte un jugement de valeur sur les aptitudes civilisationnelles des intéressés. Toutes les valeurs socioculturelles sont, dans ce contexte, censées dériver causalement du substrat génétique supposé.
L’« antisémitisme » est, à strictement parler, la doctrine et la pratique de lutte contre l’influence sociale et politique ressentie comme délétère des Juifs dans la société occidentale et prônant leur exclusion des sphères où leur présence est perçue comme trop insistante.
La définition du Juif comme « sémite » remonte pour sa part à la classification, datant de la fin du XVIIIe siècle, des langues en familles par la linguistique comparée, qui distingue ainsi, entre autres, langues « indo-européennes » et langues « sémitiques » (ces dernières évidemment tenues pour inférieures). Le glissement de la distinction linguistique à l’imputation « raciale » induit historiquement le rapprochement avec la thématique proprement raciste.
Si, à l’Âge chrétien, la haine des Juifs se formulait dans des termes théologiques, elle cherche à présent sa « justification » auprès de l’instance la plus vénérable de la modernité : la Science. Et la Science mesure par exemple le crâne des Juifs (méthodes de l’anthropologie physique) et explique par sa structure l’infériorité de la « race juive » par rapport à celle des « aryens ». Les Juifs ne sont plus un peuple (une réalité socio-historique, une culture évolutive), ils se réduisent à des « données » matérielles censément constatables et immuables (« essentialisme »). Leur conversion (religieuse) ou leur intégration (sociale et politique) ne peut en rien modifier leur « nature », car toutes deux relèvent de leur liberté. Or, pour l’antisémite, le déterminisme est roi : ce sont nos gènes qui nous font. Et certains ont des gènes « supérieurs », qui leur donnent le droit de dominer les Juifs, les Noirs, les « Sauvages »… Si les Juifs ne sont en réalité pas assimilables, il faut les mettre à l’écart. L’« antisémitisme » ne convertit pas, il exclut.
Il faut encore noter que si, en Europe occidentale, la violence physique à l’égard des Juifs reste limitée, si l’on se contente de les caricaturer, de les calomnier (dans la presse, la littérature…) et d’entraver leur mobilité sociale, en Europe orientale la situation est bien pire. Ainsi en Russie tsariste, les Juifs sont assignés à une « zone de résidence », se voient interdire l’accès aux études supérieures, etc. L’assassinat en 1881 d’Alexandre II, « le Tsar réformateur », inaugure une période de réaction dont les Juifs font les frais : les pogroms qui éclatent alors marquent une date dans l’histoire du judaïsme d’Europe orientale, en ce qu’ils ruinent les espoirs d’intégration qui animaient les élites éclairées, qui se tournent désormais vers les solutions révolutionnaires ou nationalitaires.
Quand le régime d’oppression autocratique voudra détourner le malaise populaire, il focalisera la colère latente sur un bouc émissaire tout trouvé : les Juifs. Ainsi, à Kichinev (Moldavie), à Pâques 1903, un tiers de la ville juive est détruite et 47 Juifs sont assassinés en deux jours. Le mot « pogrom » (massacre) est russe. C’est dans ce contexte de misère et d’oppression que s’engage un très vaste mouvement d’émigration juive entre autres vers le Nouveau Monde.
L’antisémitisme d’État est à l’origine de la fabrication par une officine de la police de sécurité du tsar du faux intitulé Les Protocoles des Sages de Sion (1903), devenu un classique de la littérature antisémite traduit dans de nombreuses langues, dont l’arabe : on y décrit la « conspiration » d’un groupe de Juifs éminents en vue de mettre la main sur le monde. Ce texte exploite magistralement l’un des fantasmes les plus incurables de l’antisémitisme : la toute-puissance occulte des Juifs œuvrant à l’asservissement de l’humanité. Il constitue une production exemplaire entre toutes de la « théorie du complot ».
Jacques Déom (ULB).
L’avènement du régime national-socialiste (nazi) en Allemagne en janvier 1933 va marquer une culmination sans précédent dans l’histoire de l’antisémitisme. Nationalisme outrancier, revanchardisme au lendemain de la défaite allemande de 1918, menaces de révolution sur le mode bolchevique, crise économique dramatique (1929), faiblesse des institutions démocratiques de la République de Weimar, ce sont là autant de facteurs qui vont permettre l’arrivée à la tête de l’État allemand d’un régime d’extrême droite gravitant autour de la personne du « Führer » Adolf Hitler.
Dès 1924, dans son indigeste Mein Kampf, Hitler avait exposé ses haines. Celle des Juifs y tient une place centrale et proprement pathologique. On a là comme l’esquisse d’un programme qu’il finira par mettre à exécution. Les Juifs sont responsables de tous les malheurs de l’Allemagne. Ils sont cause de la boucherie que fut la Première Guerre mondiale. Ils ont porté ce « coup de poignard dans le dos » qui a valu la défaite à l’Allemagne. Ligués au niveau mondial, infiltrés partout, ils détruisent et souillent tout ce qu’ils touchent. Ce ne sont que des « sous-hommes », appartenant à une race odieuse. Au fait, ils ne sont pas vraiment humains : il faut les détruire comme les « virus » qu’ils sont.
Toute la faiblesse de l’Occident, sa décadence, vient de la morale d’esclaves du christianisme, qui n’est qu’une invention des Juifs, ces étrangers absolus, ces déracinés qui, insinués dans la vie moderne, la dévorent de l’intérieur, en sapent sans cesse la vitalité par leur esprit maladivement critique et débilitant, tout en en tirant cyniquement tous les avantages. Or, la vraie « vie », c’est la guerre. Le « surhomme » nazi, sommet de la « race pure », a pour idéal la lutte à mort qui verra l’élimination des inférieurs et la domination de l’homme « aryen » sur un espace vital (« Lebensraum ») élargi, organisé en fonction de la devise « Ein Volk, ein Reich, ein Führer » (« Un peuple, un empire, un chef »). Le parti nazi sera jusqu’au bout animé par cette idéologie, qui combine à un degré délirant toute une série d’ingrédients que nous avons relevés comme constitutifs du « racisme » moderne.
L’essentiel est pourtant ailleurs : le nazisme est bien plus qu’un antisémitisme porté à incandescence. L’élément caractéristique central de l’antisémitisme nazi est qu’il va mettre la puissance d’un des États rationnellement et technologiquement les plus avancés du monde (c’est la patrie du Juif Albert Einstein…) au service d’un projet d’extermination méthodique et quasi industrielle du peuple juif (et des malades mentaux, des Tziganes et des homosexuels ; d’autres exterminations furent envisagées : celles des Slaves, par exemple). Celui-ci, contenu en germe dans les délires de Mein Kampf, prendra progressivement forme et ne se verra ultimement ruiné que par la destruction de l’Allemagne hitlérienne au terme de la Seconde Guerre mondiale (1939-1945).
Si l’antijudaïsme chrétien cherche à convertir le Juif, si l’antisémitisme classique travaille à l’exclure, le nazisme lui dénie le droit à l’existence. Il veut le détruire parce que juif : hommes, femmes, enfants, riches et pauvres, capitalistes et communistes, anciens combattants médaillés de 1914-1918, savants et illettrés, bons et moins bons, jeunes et vieux. Seul compte dans une personne le fait qu’elle appartienne à la « race » porteuse de toutes les tares : ce qu’elle a fait ou n’a pas fait, ce qu’elle pense, ce qu’elle veut est sans importance. Le Juif est condamné à mort parce que Juif.
Réfléchissant à la logique qui présidait depuis des siècles à la volonté de ségrégation des Juifs par la société dominante, le grand historien de la Shoah, Raul Hilberg, a ainsi résumé en quelques phrases les étapes qui scandent ce développement vers l’irrémédiable. « Vous ne pouvez pas vivre parmi nous comme juifs » (vous devez vous convertir), soutenait le discours chrétien. L’antisémitisme moderne rêve pour sa part d’exclusion : « Vous ne pouvez pas vivre parmi nous » (vous devez émigrer, de gré ou de force). Les nazis, eux, parviennent au définitif « Vous ne pouvez pas vivre ».
L’ampleur de cette entreprise d’extermination n’apparaît pas d’emblée. C’est dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale (« voulue par les Juifs », selon Hitler qui, comme tous les paranoïaques, projette sur autrui sa propre agressivité) qu’elle se dévoilera. Dès les débuts du régime en Allemagne, les mesures restrictives et vexatoires apparaissent. En avril 1933, boycott des firmes juives, renvoi des fonctionnaires juifs de l’administration, exclusion des Juifs des hautes écoles. Le 10 mai 1933, on brûle à Berlin les livres dus à des Juifs et autres ennemis supposés du régime (Kafka, Einstein…). À l’été 1935, les lieux publics (cafés, cinémas…) affichent « Interdit aux Juifs ». À la fin de l’année 1935, les lois de Nuremberg sont votées : elles privent les Juifs de leur citoyenneté allemande dans leur propre pays et interdisent les mariages entre « races » (une législation fort complexe est mise en place pour définir qui est juif et à quel degré : « demi-Juif », « quart de Juif », etc.).
Quand, en mars 1938, l’Allemagne envahit et annexe l’Autriche (Anschluss), elle y introduit immédiatement les lois raciales (il en ira ultérieurement de même dans tous les pays occupés). Celles-ci ont pour but de couper les Juifs de tout ancrage économique, social, politique ou psychologique dans leur propre pays. Pestiférés et vilipendés, ils se retrouvent ainsi à la merci du régime. Mais à ce stade, et si pénible qu’il s’avère, l’exil (conséquence d’une logique de l’expulsion) reste possible et nombre de Juifs entreprennent de fuir vers d’autres pays d’Europe ou vers le Nouveau Monde.
Alors que l’on sent venir la guerre, la pression devient insupportable. Le 9 novembre 1938, éclate en Allemagne la « Nuit de Cristal » (Kristallnacht) : une centaine de personnes sont tuées, autant de synagogues incendiées, des milliers de magasins juifs pillés. En Allemagne, le 12 novembre 1939, 26.000 Juifs sont envoyés en camp de concentration (des camps de concentration – c’est-à-dire d’internement –, tels Dachau et Buchenwald, ont été ouverts pour les opposants au régime dès l’accession des nazis au pouvoir) ; deux jours plus tard, les enfants juifs sont exclus des écoles ; le 13 décembre, un décret d’« aryanisation » met un terme à toute activité commerciale ou industrielle des Juifs.
Avec l’invasion de la Pologne (1er septembre 1939), la Seconde Guerre mondiale commence. L’Europe est mise à genoux par la foudroyante avancée militaire allemande. La Belgique est envahie en mai 1940 ; la France s’effondre ; l’Angleterre est menacée… L’irrésistible élan militaire du Reich finit pourtant par être stoppé et c’est à ce moment que, significativement, le pire commence pour les Juifs. Alors que l’expansion nazie rencontre militairement ses limites sur le front de l’Est (bataille de Stalingrad, août 1942-février 1943), la logique d’expulsion fait décidément place à celle de l’extermination.
Les nazis ont en effet introduit la politique antisémite dans les pays occupés : étouffement socio-économique méthodique, stigmatisation par le port de l’étoile jaune, interdiction de déplacement, etc. En Belgique, une série d’ordonnances à cet effet sont publiées à partir de fin 1940. À l’Ouest, la brutalité des mesures antijuives est souvent tempérée d’une part par la volonté nazie de ne pas heurter de front l’opinion publique et les autorités politiques des pays occupés, de l’autre par le besoin de dissimuler aux victimes la véritable nature du « travail à l’Est » pour lequel on les réquisitionne. À l’Est (Pays baltes, Pologne, Union soviétique…), les nazis ne mettent pas ces gants. Les Juifs meurent de privations et de maladie dans les ghettos où ils ont été enfermés (Łódź, Varsovie…).
Jacques Déom (ULB).
L’énormité de la Shoah a en quelque sorte frappé d’illégitimité l’antisémitisme et nombre de thèses qui l’avaient rendu possible. Revenus pour la plupart à la démocratie à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les pays d’Europe occidentale le bannissent en même temps qu’ils mettent un terme à la barbarie nazie. Les pays de l’Est le dénoncent, sans toutefois en reconnaître la spécificité, dans le contexte plus large de la poursuite du « combat antifasciste », ce qui ne signifie nullement qu’ils n’en sont pas atteints. Le 4 juillet 1946 encore, un pogrom éclate à Kielce en Pologne. En Union soviétique, à l’été 1952, Staline ordonne l’exécution d’un groupe d’écrivains yiddish de premier plan.
Le contexte de la décolonisation (dans les années 60) est pourtant celui d’une dénonciation radicale du « racisme » qui, drapé dans les oripeaux d’une mission civilisatrice (le « fardeau de l’homme blanc »), formait depuis le XIXe siècle la « justification » idéologique plus ou moins avouée de l’expansionnisme européen. La philosophie existentialiste (Jean-Paul Sartre) dénonce toute « essence » invariante, naturelle ou suprahistorique, qui « précéderait » la liberté de l’individu, laquelle est absolument première. Le déclin, puis la disparition de l’Union soviétique et l’extinction du mythe communiste (9 novembre 1989 : chute du mur de Berlin ; 26 décembre 1991 : dissolution de l’URSS) laissent seul en course le libéralisme économique, avec l’individualisme qu’il implique et préconise.
Les sociétés occidentales dénoncent les philosophies politiques « organicistes » – où chacun n’est qu’un aspect du « corps social » – au profit de celles qui se veulent fondées sur le « contrat » conclu entre volontés libres. La biologie elle-même finit par s’interroger sur le bien-fondé de la notion de « race ». Dans ce contexte émergent une préoccupation fondamentale pour les Droits de l’Homme, une méfiance profonde envers les valeurs de l’« enracinement », une volonté d’ouverture à l’altérité individuelle et collective allant jusqu’à un respect parfois ambigu de la « différence », une volonté résolument universaliste de « multiculturalisme ».
L’antisémitisme ne disparaît bien sûr pas. Néo-paganisme (y compris celui qui est recyclé sous forme d’écologisme radical) et autoritarisme de droite restent bien vivants. Mais on n’insistera ici que sur deux phénomènes récents. On a vu paraître dans les années 1980 toute une littérature dite « révisionniste », émanant de milieux intellectuels et politiques, marginaux mais actifs, qui entendaient dénoncer dans la Shoah un mythe fabriqué par « les Juifs » pour culpabiliser les consciences occidentales et justifier l’existence et la politique de l’État d’Israël. Les partis d’extrême droite semblent bien pour leur part avoir relégué la thématique « raciste ».
Le Front National de Jean-Marie Le Pen en France ou le Vlaams Belang en Belgique ne sont, en toute rigueur, pas « racistes » : le premier aime bien les Arabes, mais pourvu qu’ils ne nous « envahissent » pas et restent « chez eux » ; le second prône la prévalence nationale flamande. En fait, la nouvelle réincarnation de l’ancien « racisme » est dite « différentialisme » et se pense en termes d’oppositions irréductibles de civilisations. La négation de l’universel oublie – pour combien de temps ? – la génétique au profit du relativisme culturel radical. À la limite, la communauté humaine n’existe pas comme telle. Elle est faite de sphères socioculturelles mutuellement incompatibles, pour lesquelles la juxtaposition est le moindre mal.
Mais l’actualité de l’antisémitisme se situe ailleurs et la haine des Juifs connaît un nouvel avatar. Elle a pour toile de fond la tragédie du Proche-Orient, qui voit s’opposer désespérément deux peuples qui se sentent des droits égaux à une même terre qu’ils se disputent. L’État d’Israël, né en 1948 comme accomplissement de la vision de Herzl (voir plus haut), et le peuple palestinien, fort de sa présence séculaire sur les lieux, s’affrontent depuis maintenant plus de soixante ans. Avec, en arrière-plan, les stratégies mondiales américaine, européenne, et la crise qui travaille en profondeur le monde musulman, dans ses multiples composantes. La lutte politique est vive, et la polémique permanente.
On voit apparaître dans le débat des amalgames et des caricatures typiquement « antisémites » au terme de notre définition initiale : la presse des pays musulmans (sur papier ou sur la toile) multiplie les caricatures de Juifs au nez crochu et Mein Kampf ou les Protocoles se trouvent sans difficulté dans les librairies du Caire ou de Khartoum. La « conspiration sioniste internationale » se porte pour le mieux. Les thèses révisionnistes se sont acclimatées, notamment par la publicité faite dans le monde musulman aux écrits du philosophe Roger Garaudy, successivement chrétien, stalinien et converti à l’islam.
Dans cette propagande, tous les Juifs, où qu’ils soient dans le monde et quelles que soient leurs opinions, se trouvent assimilés aux Israéliens, eux-mêmes démonisés, quoi qu’ils pensent et fassent, comme assassins en puissance, sinon en acte, quand on ne les accuse pas de commettre un « génocide » à l’égard du peuple palestinien ou d’être, à la faveur de leur omniprésence mondiale, l’origine ultime des maux du monde musulman. La complexité historique de l’expérience juive évoquée dans ces pages est ignorée et ses moments les plus douloureux fournissent parfois, par un mimétisme pervers, des symboles et un vocabulaire à la manipulation.
L’« antisionisme », tel qu’il se déploie dans ce contexte, dépasse de loin la critique – fût-elle virulente – de la politique menée par l’État d’Israël et cache en général difficilement sa volonté d’éradiquer celui-ci – tout reconnu qu’il soit en droit international. À ce titre, il constitue à certains égards une nouvelle version de l’antisémitisme.
L’arrière-plan politique de ces déviations perverses est au moins double. Elles sont générées et instrumentalisées en ordre principal par l’« islamisme », c’est-à-dire par une lecture utopiste « radicale » de l’islam, qui voit dans celui-ci un projet politico-religieux à dimensions planétaires voué à s’imposer par le jihâd (guerre sainte). Cette mouvance se montre accueillante aux données fournies par l’antisémitisme européen. Elle les combine avec plus ou moins de cohérence à celles qui lui viennent du fond théologique musulman traditionnel. Dernier né des monothéismes abrahamiques, l’islam a en effet, tout comme le christianisme avant lui, élaboré sa relation avec les religions auxquelles il succède. Selon cette construction, l’islam livre enfin dans sa pureté définitive une parole de Dieu que les Juifs, dans un premier temps, ont sciemment pervertie et que les chrétiens ont ensuite dénaturée par leur idolâtrie (dogme de la Trinité). Cette théologie de la falsification de la Révélation par les Juifs frappe ceux-ci d’un stigmate permanent, que seule leur appartenance aux « peuples du Livre » sauve de se retrouver dans le camp des ennemis de l’islam. Reste que, comme les autres minorités en terre d’islam, ils ont souvent le statut de « dhimmis », c’est-à-dire de citoyens de seconde zone de l’État musulman, soumis à discrimination.
Cette idéologie rencontre par ailleurs la sensibilité d’une certaine extrême gauche tiers-mondiste, qui interprète (pour la dénoncer) l’existence de l’État d’Israël dans le cadre d’une problématique anticolonialiste et tend à faire jouer à l’immigration maghrébine en Europe, et plus généralement au monde musulman dans son ensemble, le rôle messianique du défunt prolétariat révolutionnaire. La violence en paroles et en actes, la propagande antisémite et le terrorisme, sont dans ce contexte justifiés au titre de contre-violence légitime, au mépris de leur contenu spécifique explicite.
La célèbre résolution de l’assemblée générale de l’ONU du 10 novembre 1975 assimilant sionisme et racisme, rapportée seulement le 16 décembre 1991, les explosions d’ « antisionisme » qui ont marqué la conférence – contre le racisme ! – tenue à Durban (Afrique du Sud) en août-septembre 2001 sont significatives. État pourtant reconnu en droit international, Israël reste pour certains « le Juif des nations », qu’on rêve d’extirper. Le Congrès révisionniste qui s’est tenu à Téhéran en 2006, les déclarations répétées du président de la République islamique d’Iran Ahmadinejad s’inscrivent dans une perspective qui ne manque pas d’inquiéter.
Jacques Déom (ULB).
Lorsque l’empire russe s’empare, sous Catherine II, d’une portion importante du territoire polonais, notamment lors de la Deuxième (1793) et de la Troisième (1795) Partition de la Pologne, c’est une masse de Juifs qui, du même coup, passent sous son contrôle. Les discriminations héritées de la domination polonaise se maintiennent dans le nouveau contexte.
La tsarine décrète par ailleurs l’instauration d’une Zone de Résidence (qui comprend la Pologne et, pour un temps, la Crimée) que les Juifs ne peuvent quitter sans autorisation expresse. Il y ont certes le droit de vote aux élections municipales, mais à hauteur d’un tiers seulement des électeurs... Ils échappent à la conscription, moyennant une imposition compensatoire double de celle infligée à d’autres minorités, jusqu’en 1827.
Nicolas Ier leur étend alors l’application d’un système visant à les intégrer, comme d’autres minorités, à la société russe. Les jeunes garçons – quatre pour mille mâles – sont, au terme de six années d’éducation dans des collèges militaires, enrôlés dans l’armée d’active pour une durée de... vingt-cinq ans (ultérieurement réduits à vingt, puis à douze). Ce sont les cantonistes, dont l’expérience laissera un souvenir terrible. Il incombe aux communautés de désigner les malheureux, ce qui donne lieu à toutes les injustices. Une discrimination portant sur les conditions d’âge du recrutement (12 ans pour les seuls Juifs) gonfle hors de proportion le nombre de cantonistes juifs. Les pressions à la russification et donc à la conversion, condition de l’avancement (pas de nourriture kasher), sont massives. Il faudra attendre 1856 pour que l’odieux système soit aboli par ukaze d’Alexandre II. Entretemps, près de 70.000 Juifs en ont été victimes.
L’assassinat d’Alexandre II, le Tsar libérateur (il a aboli le servage en Russie), que l’on impute aux Juifs, déclenche en 1881, sous son successeur, le réactionnaire Alexandre III, une vague de pogroms qui durera jusqu’en 1884 : 166 villes d’Ukraine sont touchées, des milliers de foyers juifs détruits, il y a des morts et d’innombrables blessés. La loi bannit les Juifs des localités de moins de 10.000 habitants, même dans la Zone, ce qui condamne à mort nombre de bourgades juives. Des restrictions drastiques s’abattent sur l’accès des Juifs à l’enseignement secondaire et supérieur, ainsi qu’aux professions juridiques. Ils sont chassés de Kiev en 1886 et de Moscou en 1891. En 1892, on leur interdira d’élire et d’être élus aux conseils municipaux, même là où ils représentent une majorité de la population... Entre 1903 et 1906, alors qu’éclate la Première Révolution russe, une nouvelle vague de pogroms fait un millier de morts et plus de 7.000 blessés.
Confrontés à l’oppression et à la misère, nombre de Juifs adhèrent aux mouvements progressistes et révolutionnaires, libéraux ou marxistes, quand ils ne les créent pas. C’est l’époque où naissent notamment, en milieu juif, le mouvement sioniste et le Bund (mouvement marxiste révolutionnaire, mais nationalitaire). L’alternative à la lutte pour plus de dignité sur place est l’émigration de masse, principalement vers le Nouveau Monde : entre 1880 et 1928, 1.750.000 Juifs quitteront par exemple l’empire pour gagner les seuls États-Unis.
L’Union soviétique, qui naît de la Révolution de 1917, instaure le régime bolchevique. Tôt mise en place, la Yevsektsia (Section juive du parti communiste) a pour mission de détruire toute expression nationalitaire juive, et au premier chef le sionisme et le bundisme. Au nom de l’internationalisme prolétarien, l’héritage religieux et culturel juif est qualifié – à l’instar de celui d’autres nationalités – de « bourgeois », ce qui signe en principe son arrêt de mort. Quant à l’antisémitisme, il est dénoncé, mais simultanément nié dans sa triste originalité, puisque, selon Lénine, il n’est rien d’autre qu’un « essai en vue de dévier sur les Juifs la haine des travailleurs et des paysans ». Cette lecture du phénomène en termes de technique politique utilisée par l’ancien régime comme arme dans la « lutte des classes » (le concept clé du marxisme-léninisme), prévaudra tout au long de l’ère soviétique.
Le même contexte idéologique explique la négation de la dimension spécifiquement juive de la Shoah, présentée comme ensemble d’atrocités perpétrées à l’encontre de citoyens soviétiques (ou, sous d’autres latitudes, polonais, hongrois...).
La haine des Juifs perdure dans les faits. Entre autres exemples qu’on pourrait multiplier : la répression des intellectuels juifs entre 1948 et 1953 sous Joseph Staline, qui associe volontiers les Juifs au « cosmopolitisme » et au pro-américanisme. L’exécution, le 12 octobre 1952, lors de la « Nuit des poètes assassinés », de treize écrivains yiddish de premier plan (Peretz Markish, Leib Kvitko, David Hofstein, Itzik Feffer, David Bergelson...) symbolise bien, même dans le contexte d’une société révolutionnaire qui prétendait bâtir l’universalisme concret, la durable survivance de la hargne... Non moins d’ailleurs que le « Procès des Blouses blanches » (1953), où des médecins et pharmaciens, principalement juifs, sont accusés d’avoir empoisonné de hauts dirigeants du Parti : plusieurs centaines de personnes seront arrêtées...
Aujourd’hui, la Russie post-soviétique peine à redéfinir ses normes sociales et politiques. Et dans le bouillonnement idéologique qui la caractérise, on ne s’étonnera pas de redécouvrir, sous des étiquettes mises à jour, des haines fort traditionnelles. Des mouvements fascisants tel Pamiat (Mémoire) semblent renouer à l’identique avec toutes les obsessions antisémites de l’époque tsariste...
Le premier pogrom de Kichinev (1903) fut mené par des prêtres orthodoxes. L’Église orthodoxe, que ce soit en Russie ou ailleurs, partage évidemment l’héritage commun du christianisme. Peut-être l’attention toute particulière qu’elle porte au message des Pères de l’Eglise de langue grecque et des premiers conciles la rend-elle particulièrement sensible aux vitupérations antijuives de certains d’entre eux. Elle présente au cours des siècles la même attitude faite de haine et de peur des Juifs que celle du christianisme latin, avec – dans des contextes de mutation sociale, économique, religieuse ou politique – une aptitude identique de ses couches populaires à fournir des contingents de fanatiques capables de pillage et de meurtre.
Cela dit, l’intrication institutionnelle de l’Église dans l’appareil d’État, héritée du « césaro-papisme » byzantin, est fort éloignée de l’autonomie qui caractérise sur ce plan l’Église catholique par rapport aux États (et à l’Empire). Une institution telle que le Saint Synode étant essentiellement une section du gouvernement, il est particulièrement malaisé de mesurer la responsabilité propre de la hiérarchie religieuse – si claire en Occident – dans les décisions antijuives. On doit la supposer considérable. De fait, jamais l’autorité religieuse ne prit en Russie des mesures pour protéger les Juifs, comme le fait est attesté en Occident latin, contre la violence populaire. Qu’elle n’ait jamais adopté de position officielle sur les Juifs n’a pu qu’encourager la haine des Juifs à laquelle prêtres, clercs et moines n’étaient que trop portés.
Jacques Déom (ULB).