En 1523, les premiers martyrs de la Réforme luthérienne à l’échelle européenne furent brûlés vifs comme « hérétiques » sur la Grand-Place de Bruxelles. Cette page sanglante est reprise dans beaucoup de manuels et ouvrages comme une date-clé de l’histoire de l’Europe, mais elle est absente de la mémoire bruxelloise. Aucune plaque commémorative ne rappelle l’exécution des deux chanoines augustins, disciples de Martin Luther, morts sur le bûcher, ni tous les autres qui ont souffert de la persécution religieuse dans les anciens Pays-Bas au courant du XVIe siècle. Après plusieurs décennies d’expansion rapide, le protestantisme fut éradiqué par une politique de répression sévère et tenace, commencée sous Charles Quint, intensifiée sous Philippe II, terminée sous les archiducs Albert et Isabelle (XVIe et début du XVIIe siècle). L’exil forcé, dans les provinces du Nord, en Allemagne ou en Angleterre, et la déchéance de biens qui l’accompagnait généralement, sans oublier la perte complète des repères et parfois la perte des siens, fut le lot de beaucoup de luthériens et réformés de ces contrées. De nombreux autres, luthériens, réformés et surtout anabaptistes (adeptes d’un courant plus radical de la Réforme), furent arrêtés, condamnés pour « hérésie » et mis à mort de manière souvent déshonorante, par le feu, par l’enfouissement ou par la noyade.
Qui aurait pu s’en souvenir dans des contrées marquées par la Contre-Réforme catholique et par le poids culturel de l’Eglise romaine ? L’histoire de la Réforme n’y a jamais fait partie de l’histoire officielle pour la simple raison que ce fut l’histoire d’un échec, l’histoire de victimes ayant perdu le droit à la parole. La commémoration est souvent l’apanage des descendants et des héritiers. Or, en Belgique, il y a bien eu une rupture nette entre le protestantisme des origines et l’important renouveau protestant aux XIXe et XXe siècles. Entre les deux moments, un trou béant a rendu la transmission directe — familiale et communautaire — de la mémoire impossible. En 1781, l’Edit de Tolérance de l’empereur Joseph II légalisait le statut des quelques protestants, généralement d’origine allochtone, établis dans les Pays-Bas méridionaux. Mais ce n’est qu’à partir du milieu du siècle suivant que le mouvement du « Réveil protestant » fit émerger une identité minoritaire propre, dans le sillage de la reconnaissance officielle par l’Etat belge. La Société d’histoire du Protestantisme belge, fondée en 1904, à l’initiative de l’Union des Eglises évangéliques du Royaume de Belgique et de l’Eglise chrétienne missionnaire belge, les deux composantes de la future EPUB, allait jouer un rôle majeur dans le travail de mémoire au début du XXe siècle. Pendant plusieurs décennies, celui-ci fut centré sur les heures à la fois sombres et glorieuses du XVIe siècle, époque de pionniers et de martyrs.
Jusque là, les protestants avaient été peu présents dans les débats publics, y compris ceux sur le passé et sa valorisation. L’histoire nationale de la Belgique mettait en évidence les luttes politiques de la noblesse « belge » pour les « libertés » ancestrales et contre les « tyrannies étrangères ». Les victimes de la persécution religieuse étaient beaucoup moins célébrées que des « héros de la nation » comme le comte d’Egmont. Les libéraux anticléricaux auraient pu promouvoir la mémoire des premiers martyrs de la Réforme protestante, surtout à Bruxelles ; ils auraient pu en faire des précurseurs de leur combat contre l’emprise de l’Eglise catholique et pour la liberté de conscience. Mais, ils rechignaient sans doute à transformer des chanoines augustins, en d’autres termes des religieux, en symboles de la libre pensée… Il revenait aux protestants belges, dont le nombre avait beaucoup augmenté grâce entre autres à la migration industrielle et aux conversions, de s’approprier leur histoire lointaine et d’en faire un élément fondateur de leur mémoire collective.
En 1923, les pasteurs défilèrent en toge dans les rues de la capitale, à la tête d’un important cortège de fidèles, pour marquer le quatrième centenaire des exécutions de 1523. Cette manifestation organisée sous les auspices de la Société d’histoire du Protestantisme belge et de l’Union des Eglises évangéliques du Royaume de Belgique (ancêtre de l’Eglise protestante unie de Belgique), reliait le Temple du Musée, situé en contrebas de la Place Royale, à la Grand-Place. Le cortège fut reçu à l’Hôtel de Ville par le bourgmestre de l’époque, Adolphe Max. Il s’agissait là d’une extériorisation aussi inédite qu’étonnante d’une minorité religieuse qui se distingue généralement par sa grande discrétion. Cette année, elle a donc été réitérée, dans un contexte très différent et pour marquer le 175e anniversaire de l’EPUB. En 2014, le cortège des pasteurs, plus féminin et plus diversifié que celui de 1923, est parti de la Place des Musées (cf. illustration) pour se rendre à l’Hôtel de Ville, où le président du Synode fut reçu par l’échevin des cultes ; puis, il a rejoint l’Eglise néerlandophone du Nouveau Marché aux Grains. La charte de 1839, symbole de l’unité dans la diversité, était au centre des manifestations. La séance académique a notamment abordé l’avenir des Eglises protestantes, et en premier lieu de l’EPUB, dans une Belgique de plus en plus plurielle.
Monique Weis (Université libre de Bruxelles).