Vendredi 27 décembre 2024
mardi 4 novembre 2014

L’inquiétant invité de la Foire musulmane de Bruxelles

La 3e Foire musulmane de Bruxelles s’apprête à recevoir au cours du prochain week-end un conférencier koweïtien très controversé, Tareq al-Suwaidan, issu des rangs des Frères musulmans, qu’un éditorial de La Libre Belgique — l’un des quotidiens belges francophones les plus sérieux et les mieux informés — qualifiait ces jours derniers de « semeur de haine professionnel ». Ce prédicateur à succès dans le monde musulman est en effet accusé, non seulement de propager l’idée d’une annihilation pure et simple de l’Etat d’Israël, mais aussi une exécration des juifs justifiée religieusement.

Tareq al-Suwaidan est effectivement l’invité de la Foire musulmane organisée pour la troisième année consécutive sur le site de Tour & Taxis à Bruxelles, et ce du 7 au 10 novembre prochains. Mise sur pied par la société française Groupe Édition Diffusion Services (GEDIS) et la Ligue des Musulmans de Belgique — toutes deux proches de la mouvance des Frères musulmans —, elle est inspirée des Rencontres du Bourget en France et attire chaque année près de vingt mille personnes, intéressées notamment par les conférences, ateliers de réflexion théologique et autres débats qui s’y déroulent, tout autant que par le salon marchand et les stands associatifs qui s’y déploient.

ORELA y faisait écho l’an dernier, sous la plume de l’islamologue de l’Université catholique de Louvain Brigitte Maréchal, spécialiste de l’histoire et de la sociologie des Frères musulmans, qui évoquait le fait que la Foire bruxelloise s’imposait désormais comme un événement islamique majeur dans la capitale, promouvant un islam de Belgique, un raffermissement des liens communautaires parmi les fidèles et l’ouverture à la société autour du rappel de valeurs qui sont chères à ses visiteurs de sensibilité musulmane.

Brigitte Maréchal insistait toutefois sur le fait que la Foire ne représentait pourtant qu’un courant parmi d’autres de l’islam de Belgique — certes très actif sur le terrain musulman —, ce qu’illustre par exemple le type de littérature qui y est présentée : soit celle à forte composante rituelle et normative, prisée par des milieux influencés par les divers salafismes ; soit celle plutôt liée aux sensibilités dites « fréristes », qui rappellent les principes islamiques au sens large et promeuvent l’engagement religieux militant et sociétal, comme les recueils de fatwas du Conseil européen de la Fatwa et de la Recherche (CEFR), lequel émet des avis juridiques en vue d’encadrer le quotidien individuel et collectif des musulmans européens en matière de pratique religieuse.

Cela étant, en 2012 déjà, la programmation de la Foire avait suscité des réactions vives, au vu du profil de certains des conférenciers invités notamment. Cette année, outre le prédicateur et intellectuel musulman Tariq Ramadan, un habitué de la Foire, ou Mustafa Kastit, un théologien attaché à la mosquée bruxelloise du Cinquantenaire et formé à l’Université de Médine — que certains décrivent comme salafiste —, il y aura Ahmed Jaballah, un membre du Conseil européen de la Fatwa et de la Recherche, dont la venue avait déjà fait couler beaucoup d’encre en 2012.

Aux côtés par ailleurs de multiples autres conférenciers dont la respectabilité et l’expertise ne font aucun doute, la Foire devrait donc accueillir à deux reprises aussi à sa tribune Tareq al-Suwaidan, un richissime entrepreneur et leader koweïtien des Frères musulmans, proche du Hamas palestinien et des Frères musulmans égyptiens, celui que La Libre Belgique qualifiait précisément de « semeur de haine professionnel ». Prédicateur et conférencier polymorphe — les interventions de Tareq al-Suwaidan concernent autant le management d’entreprise que les devoirs des musulmans ou l’appel à la destruction de l’Etat d’Israël —, ses prêches diffusés sur YouTube et par de nombreuses chaînes satellitaires du Moyen-Orient sont suivis par des millions d’adeptes de l’islam à travers le monde.

D'après le dossier établi à son sujet par la Ligue belge contre l'Antisémitisme (LBCA) pour réclamer des autorités fédérales qu’il ne puisse entrer sur le territoire belge, et que l’hebdomadaire Le Vif/L'Express a mis en ligne la semaine dernière, Tareq al-Suwaidan est un antisémite notoire qui, dans ses harangues diffusées sur YouTube, appellerait à la destruction d'Israël et à l'extermination des « fils de Sion » — où qu'ils se trouvent. Récemment, en juillet 2014, comme l’a évoqué une partie de la presse belge, le prédicateur koweïtien aurait invité les mères musulmanes à élever leurs enfants dans la haine des juifs en vue de les « rayer de la surface de la terre », et en aurait appelé à tous les musulmans afin d’unir leurs forces dans ce combat, « de l'Indonésie aux minorités musulmanes des Etats-Unis ».

Il s’agissait dès lors d’établir si ces accusations, qui reposent sur ce que relaient des sites activistes pro-israéliens sur Internet, étaient ou non fondées, et donc de retourner aux écrits de ce prédicateur, moins suspects d’avoir été interprétés de manière erronée. Fondateur de deux académies destinées à la formation d’élites managériales dans le monde de l’entreprise, Tareq al-Suwaidan, qui revendique six millions de « likers » sur Facebook, a publié en effet de nombreux ouvrages en langue arabe centrés sur les « prophètes » ou « envoyés », sur les éléments de la « croyance musulmane », sur « Al-Andalus » et la « Palestine ». Il y établit notamment la distinction entre ce qui relève du jihâd et ce qui relève du terrorisme et appelle à l’éradication totale d’Israël, qu’il qualifie de « pays déviant », c’est-à-dire contraire au sens de l’histoire — ce qui justifierait son anéantissement. Ce propos est développé dans Les juifs : l’encyclopédie illustrée, un essai paru en 2009, divisé en cinq chapitres dont les intitulés sont déjà révélateurs de leur contenu : « La religion des juifs et leur histoire » ; « Les organisations juives » ; « L’Etat juif » ; « Personnalités juives » ; « L’ascendant (ou la puissance) des juifs ».

Les objectifs de ce dernier ouvrage de Tareq al-Suwaidan correspondent en réalité aux clichés les plus répandus dans la littérature antisémite et complotiste. D’abord à propos d’Israël : « Connaître l’ennemi le plus cruel contre l’Oumma : ‘Israël’. Comment faire face à l’ennemi que nous ne connaissons pas ? (…) Authentifier ce qu’est la vérité d’Israël et mettre un terme aux illusions qui amplifient ses forces et ses faiblesses. […] Apprendre comment ils ont bâti un Etat fort et les secrets de cette force. Il n’y a pas d’objection à apprendre quelque chose de nos ennemis ».

Ensuite, relativement aux juifs dans leur ensemble et du judaïsme, à l’égard desquels est livrée une charge dérivée de la théologie de la falsification, qui voit dans le judaïsme une trahison du message monothéiste : « Connaître la suprématie de notre religion [l'islam] à travers la connaissance des inepties et des déviations dans lesquelles la religion juive falsifiée est tombée. (…) Connaître les traits de caractère juifs et leurs spécificités sur lesquels le Coran vénérable a fortement mis l’accent afin de les éviter et de nous mettre en garde contre eux. (…) Exposer leur fourberie, leur scélératesse, leur ruse, leur imposture auxquels ils ont recours partout où ils sont passés. Nous ne nous laissons pas abuser par eux et par leurs promesses de paix mensongère. (…) ».

Enfin, une rhétorique diabolisante, qui assigne aux juifs les attributs du Malin, faisant d’eux l’incarnation absolue du Mal, autorisés à toutes les dérives pour le triomphe de leurs desseins sataniques, ce dont témoignerait leur caractère blasphématoire : « Attester, au moyen de preuves et de témoignages, que la religion falsifiée des juifs, elle-même, les encourage à pratiquer la trahison et la félonie, et alimente leurs êtres pour faire d’eux un groupe particulier parmi les humains, et leur confère le droit d’exploiter les autres sur les plus hideux chemins de la duplicité. (…) De même, attester, au moyen de preuves et de témoignages, que leur religion falsifiée ne nourrit pas elle-même la piété, le bien et la bonté, mais qu’au contraire elle nourrit l’abjection, l’immoralité et la duplicité. Dieu Très Haut et Ses envoyés, sur eux la prière et la paix, n’ont pas été préservés du blasphème, du sarcasme et de la raillerie face aux juifs. Comment leur faire confiance ? (…) Reconnaître leurs organisations et leurs personnalités comme leur ascendant dans nombre de domaines, afin d’apprendre comment ils ont pu établir leur empreinte dans le monde et d’être mis en garde contre leur pénétration en notre sein » (p. 21).

En mars 2012, sur la chaîne de télévision Al-Quds, dans un réquisitoire antisémite et antimaçonnique empruntant au même registre, Tareq al-Suwaidan a insisté très clairement sur le danger majeur que représenteraient les juifs pour l’islam, du fait notamment des leviers financiers dont ils disposeraient et du contrôle des médias qu’ils exerceraient dans le monde occidental. Ils sont l’ennemi absolu, y décline-t-il en substance dans une rhétorique de type apocalyptique où le combat — il parle de conflit existentiel — sera celui de la Nation islamique dans son ensemble contre les juifs. Dans un discours récent, enfin, il est revenu sur le « conflit idéologique et religieux entre les musulmans et les fils d’Israël » — lisons : les juifs — : toutes les mères musulmanes doivent nourrir leurs enfants du lait de la haine des juifs honnis, ennemis de l’islam…, y assène-t-il.

Tareq al-Suwaidan est attendu à Bruxelles, pour deux conférences importantes, ces 7 et 9 novembre. La polémique autour de sa venue fait songer à celle qui entoura l’alim (théologien) Yûsuf Al-Qaradâwî, lorsqu’il fut l’invité de l'Union des Organisations islamiques de France en 2012. Toutefois, attendu que Tareq al-Suwaidan est invité à parler à Bruxelles « des prophètes dans la religion musulmane », les organisateurs de la Foire — qui ont obtenu des apaisements auprès de lui — considèrent que ses prises de position, lesquelles ne concerneraient selon eux que le conflit israélo-palestinien, et rien d’autre, ne justifieraient en aucun cas son exclusion du programme de la partie « Forum » de la manifestation bruxelloise.

L’avis de l’Office central d’Analyse de la Menace (OCAM), qui a pour mission d’effectuer des évaluations ponctuelles ou stratégiques sur les menaces terroristes et extrémistes à l'encontre de la Belgique, a été requis par le ministre de l’Intérieur, mais n’a pas encore été porté à la connaissance des médias et du public. Entraînera-t-il un refus d’entrée du territoire au prédicateur antisémite koweïtien ? Rappelons qu’en 2012, l’expert en contre-terrorisme Claude Moniquet incitait déjà, à propos de certains des invités considérés comme suspects de la première édition de la Foire musulmane, à respecter la liberté d’expression et à ne pas « interdire à quelqu’un de parler a priori, avant qu’il ait éventuellement proféré des choses condamnables », rappelant que « l’organisateur est libre d’inviter qui il veut ». Toute solution qui interviendra dans les prochains jours sera donc un piège : une interdiction, qui offrirait un motif de ressentiment à un public qui attend un conférencier appelé à évoquer en principe des questions purement religieuses ; un blanc-seing, qui contribuerait une nouvelle fois à banaliser sur le territoire européen l’expression libre d’un « semeur de haine professionnel ».

Jean-Philippe Schreiber (Université libre de Bruxelles ; avec l’aide de Dominique Avon, de l’Université du Maine, pour la documentation en langue arabe et les traductions).


PS : quelques heures après la mise en ligne de cet article, nous apprenions que les autorités belges avaient décidé d'interdire l'entrée du territoire à Tareq al-Suwaidan, pourtant détenteur d'un visa Schengen, considérant que sa présence représentait un danger pour la sécurité publique.

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