L’indice que le Canadien est une religion se trouve d’abord dans l’abondance des métaphores religieuses utilisées pour évoquer le hockey au Canada et le Canadien au Québec : les gardiens font des miracles ; la Coupe Stanley que cherchent à remporter les équipes s’appelle en anglais « the Holy Grail » — en français « le Calice d’argent » ; les meilleurs joueurs sont « intronisés au Temple de la Renommée » ; ceux du Canadien ont pour surnoms « le Démon blond », « Saint-Patrick » ou « Jesus Price » ; ils font partie des « Glorieux », endossent la « Sainte-Flanelle » et jouent dans la « Mecque du hockey ».
La trace s’en trouve ensuite dans des comportements qui relèvent de la religion, à savoir des processus de ritualisation et de sacralisation. Le hockey produit des rites, chez les joueurs (toujours chausser le patin droit en premier), chez les partisans (des chants, des gestes) et dans les équipes (hisser jusqu’au plafond de la patinoire la réplique géante du maillot d’un joueur que l’on veut honorer). Le hockey produit du sacré : notamment des reliques (un maillot porté par son joueur favori) et des tabous (ne pas faire figurer de publicité sur le maillot du Canadien ; dans le vestiaire, il est interdit de marcher sur le logo du Canadien). Ces métaphores ou ces ressemblances ne suffisent probablement pas encore à faire du hockey au Canada et du Canadien au Québec une religion. Mais on trouve plus ! Et ce « plus » permet de dire que le hockey au Canada et le Canadien au Québec, pour certaines personnes et dans certaines circonstances, fonctionnent bel et bien comme une religion. Et ce, quelle que soit la définition que l’on donne à la « religion ».
Dans un sens large, le hockey et le Canadien peuvent par exemple servir de religion civile (Robert N. Bellah) et créer une identité collective canadienne et/ou québécoise. Ils peuvent aussi remplir les fonctions d’une religion invisible (Thomas Luckman) et fournir, aux Canadiens comme aux Québécois, des valeurs pour la construction du Soi : des modèles de masculinité (et de féminité !) qui intègrent une certaine forme de violence, une résistance certaine à la douleur, des exigences d’excellence, des succès qui permettent d’être fiers d’être Canadien et/ou Québécois, etc.
Ils peuvent encore servir de religion implicite (Edward I. Bailey) en devenant le foyer intégrateur de l’ensemble d’existences organisées autour du Canadien. Ils peuvent enfin relever d’une quasi religion (Paul Tillich), c’est-à-dire d’une religion séculière, et donner un sens à la vie des hommes et des femmes qui ne vivent que par et pour le Canadien. Ainsi Jonathan, doctorant à l’Université, possède une page Facebook intitulée « Temple du Hockey (des Canadiens) ». Y figurent vingt-sept images du temple du Canadien qu’il a aménagé dans son propre appartement. On y voit une pièce entière remplie de divers memorabilia à la gloire du Canadien : des maillots du Canadien, des drapeaux du Canadien, des rondelles du Canadien, des bâtons du Canadien, des figurines de joueurs du Canadien, etc.
Jonathan possède même des sièges en bois provenant du « Forum » (l’ancienne patinoire du Canadien, celle où l’équipe a remporté sa dernière Coupe Stanley en 1993), où il ne s’assied que lors des matches les plus importants pour le Canadien. L’une des images, titrée « L’allée de procession un rituel religieux et symbolique d’avant-match ! » montre une sorte d’autel couvert d’une nappe blanche. Un autel sur lequel Jonathan a construit en rondelles ornées d’un logo du Canadien quatre marches, une pour chaque manche des séries finales qu’il faut gagner pour remporter la Coupe Stanley. Sur l’autel sont disposées des figurines des meilleurs joueurs du Canadien, chacune flanquée de deux bougies, une rouge et une blanche, et sur la plus haute marche trône une petite réplique de la Coupe Stanley. Jonathan a intitulé la photographie de cet autel : « Oh ! my Lord Stanley ! L’autel, les cierges, le Saint-Graal et les 4 marches à franchir avant de l’atteindre ».
Dans un sens fort, le hockey et le Canadien peuvent fournir l’occasion d’une relation entre une Transcendance et des êtres humains. Mais de quelle relation vers quel Transcendance s’agit-il ? Pour un hockeyeur ou un partisan du Canadien, les choses ne se passent pas toujours comme elles devraient, ni comme il (ou elle, car la religion du Canadien n’est pas seulement une histoire d’homme) voudrait, ni comme il/elle aimerait ! Un soir, le Canadien remporte brillamment sa partie et le lendemain, avec la même équipe, avec les mêmes joueurs et avec le même entraîneur, il perd lamentablement contre le même adversaire. Un soir, son gardien arrête tous les tirs et le lendemain, ce même gardien, ayant mangé le même menu et préparé son match de la même façon, équipé du même matériel, laisse passer cinq « mauvais buts » au cours de la première période.
Bien sûr, il est toujours possible d’attribuer ce fait aux aléas du sport (Roger Caillois). Mais cette incertitude n’est pas satisfaisante, pas toujours, pas pour tout le monde. Il faut donc trouver une explication : et s’il y avait « quelque chose » ou « quelqu’un » qui avait le pouvoir de changer le cours d’un match ? Et si la rondelle était douée d’une volonté propre, elle qui semble parfois sautiller, dévier de son propre fait ? Et s’il y avait des dieux du hockey ? Et si les « Fantômes du Forum », ces fameux joueurs ayant fait, de leur vivant, gagner le Canadien dans sa mythique patinoire, pouvaient encore le faire gagner une fois décédés ? Et si Dieu pouvait intervenir sur la patinoire ? Alors il faut trouver le moyen de faire « rouler la rondelle du bon côté », de faire jouer Dieu, les dieux ou les Fantômes avec le Canadien. Et c’est là que le hockey devient une religion, qu’il créée cette relation avec une Transcendance, quel que soit le nom qu’on lui donne.
Certes, ce n’est pas en jouant au hockey, ni en soutenant le Canadien que l’on rend un culte à la rondelle, à Dieu, aux dieux du hockey ou aux Fantômes du Forum. Mais c’est en faveur du Canadien qu’on les prie, qu’on les supplie, qu’on les contraint. À Montréal, conformément à la culture du Québec, ces invocations et ces convocations prennent souvent un tour catholique. Ainsi, chaque année, des partisans vont monter à genoux les escaliers de l’oratoire Saint-Joseph pour demander un miracle. Ainsi, en 2014, l’archevêché de Montréal a proposé sur son site Internet d’allumer une bougie virtuelle (au coût de 1$) pour témoigner de son soutien au Canadien. Ainsi, une maman raconte fièrement qu’en 2008, sa fille, parce qu’elle avait distribué des médailles de saint Frère-André a ses camarades de classe, a permis au Canadien de « faire jouer le frère André avec les Canadiens » et de remporter ainsi une victoire inespérée (6 à 5 après avoir été menés 0 à 5) contre les Rangers de New York.
On peut enfin se demander en quoi le fait que, pour certaines personnes, dans certaines circonstances, le sport en général, le hockey sur glace au Canada ou le Canadien à Montréal en particulier, puisse fonctionner comme une religion, permet de questionner la notion même de religion.
Pour le chercheur, faire du Canadien une religion, c’est choisir une définition fonctionnaliste plutôt qu’essentialiste de la religion : est religion ce qui fonctionne comme une religion. Pour le chercheur, faire du Canadien une religion, c’est mettre en exergue deux caractéristiques particulières de la religion : la confiance (premier sens du mot « foi »), c’est-à-dire un type de relation avec le Canadien, un acte de foi qui permet d’affirmer, saison après saison, même et surtout contre toutes les évidences sportives, que, cette année précisément, le Canadien va remporter la coupe Stanley ; les croyances (second sens du mot « foi ») esnuite, c’est-à-dire un contenu, des valeurs ou des dogmes que promeut le Canadien : une extrême sélection où le statut d’une personne dépend uniquement de son rendement ; une violence légitime qui permet à un joueur de punir physiquement et personnellement les affronts que lui ou un membre de son équipe subissent ; la nécessité de sacrifier son corps pour le bien de son équipe ; etc.
Pour le chercheur, faire du Canadien une religion, c’est se demander si les valeurs et les dogmes ne valent que sur la glace et pour le temps d’une rencontre où s’ils peuvent devenir, pour celles et ceux qui pratiquent la religion du Canadien, une éthique réglant aussi leur vie quotidienne. Pour le chercheur, faire du Canadien une religion, c’est reprendre à nouveaux frais des interrogations classiques : existe-t-il une Transcendance ? Que faut-il pour que quelqu’un ou quelque chose puisse remplir ce rôle ? Peut-elle (ou veut-elle) intervenir directement dans une activité humaine comme une rencontre de hockey ? Est-il possible de l’influencer ou de la contraindre, par exemple en adoptant des comportements que l’on juge appropriés ? Peut-elle, enfin, faire le bonheur des uns sans provoquer forcément en même temps le malheur des autres ?
Olivier Bauer (Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal).