Les experts sont divisés quant à l’analyse à faire de la situation tunisienne : certains voient dans la montée en puissance du parti Ennahda un phénomène analogue au scénario turc des ces dernières années, voire aux partis confessionnels existant en Europe, qui concilient attachement aux libertés démocratiques et fidélité à la morale religieuse. D’autres y voient en revanche le marche-pied d’un islam politique intransigeant, visant à terme à intégrer dans le droit certains aspects de la charia et à modifier l’équilibre précaire des rapports entre Etat et convictions.
Malgré cela, la dimension religieuse n’est sûrement pas la seule clé de lecture de la situation en Tunisie : elle ne peut se comprendre que dans le contexte des enjeux sociaux et économiques d’un pays qui, au lendemain de la Révolution du 14 janvier 2011, est confronté à une reconstruction tout à la fois périlleuse et pleine de promesses. La pression religieuse est pourtant partout, sans nécessairement se faire violente. Ainsi, les rapports difficiles entre science et foi empoisonnent le monde de l’éducation ; alors que sous le régime précédent la législation semblait enfin se purger de l’inégalité juridique entre les sexes, les débats actuels à ce sujet vont dans le sens d’une régression manifeste, inspirée par des revendications de nature religieuse.
Les Tunisiens sont confrontés à cette difficile et douloureuse équation : faire coexister leurs sensibilités divergentes en n’étant pas otages des fantômes de la dictature ; préserver un espace de dialogue en se gardant de toute violence. Ainsi, confrontées à l’occupation de la Faculté des Lettres de l’Université de la Manouba par des étudiants salafistes, les autorités se sont interrogées sur le recours à la force, précisément parce que les acteurs du pouvoir, aujourd’hui, sont ceux qui ont eu à subir les outrages de l’usage systématique de la force — et de la torture — par la dictature de Ben Ali.
La Tunisie, comme d’autres pays du monde arabe qui tentent de sortir de la dictature et d’accéder à une véritable démocratie pluraliste, doit relever de nombreux défis. Ce serait faire injure à la diversité des enjeux que représente le difficile chemin vers la démocratie de ne comprendre sa situation qu’à la lumière des crispations politico-religieuses. Il serait illusoire aussi de penser que la société tunisienne n’aurait pas changé ces dernières décennies : ainsi, la manifestation politique autant que culturelle de l’appartenance religieuse y est forte. Elle l’est dans l’expression identitaire tout autant que dans un registre plus idéologique, qui relève davantage du rejet d’un modèle perçu comme trop occidental, trop néo-colonial. Dès lors, toute analyse de la situation tunisienne est forcément tributaire de cette complexité, et ne peut simplement se comprendre comme un avatar parmi d’autres du « printemps arabe ».
Jean-Philippe Schreiber (ULB).