Jeudi 28 mars 2024
jeudi 12 novembre 2015

La sécularisation en Italie : modèles abstraits et réalité

L’ordre constitutionnel a élevé la laïcité au rang de principe suprême de la République italienne. Elle s’inspire de valeurs « séculières » telles l’égalité devant la loi sans distinction de religion, l’égale liberté religieuse pour toutes les confessions, la séparation de l’Église et de l’État, l’organisation des rapports bilatéraux avec les différentes confessions et l’interdiction de discriminer les associations cultuelles et religieuses. Le texte constitutionnel reconnaît l’apport spécifique du facteur religieux et encourage sa réalisation, parce qu’il participe au progrès spirituel du pays et au développement de la personnalité des individus. Toutefois l’expérience montre que le projet constitutionnel n’a pas encore été réalisé en raison d’un concours de facteurs d’ordre juridique, historique, social et politique.

À partir des années 1970, une série de réformes ont profondément changé le pays, telles l’introduction du divorce (1970), la réforme du droit de la famille (1975) et la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse (1978). Toutefois, l’Italie continue d’être vue comme un pays majoritairement catholique. Durant ces vingt dernières années, la classe politique a continué à entretenir des rapports étroits avec l’Église, considérant cette dernière, en grande partie de façon instrumentale, comme une partie intégrante de l’identité collective. Par conséquent, et même si la religion catholique n’est plus celle de « la toute grande majorité du peuple italien », les gouvernements successifs et les institutions publiques n’ont pas modifié la position privilégiée dans laquelle se trouvent ses institutions, son magistère, ses valeurs et ses activités.

À cet égard, l’affaire des crucifix dans les écoles publiques est significative : malgré un arrêt de la Cour de Cassation, la jurisprudence administrative a décrété que la présence de crucifix dans les écoles publiques ne violait pas la Constitution, car la croix constituait un « symbole de la civilisation et de la culture chrétiennes ». Si, dans un premier temps, la Cour européenne des Droits de l’homme avait relevé qu’il y avait bien là une violation de l’article 9 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, sa Grande Chambre s’est prononcée dans le sens opposé, suivant en cela un recours introduit par le gouvernement italien en vertu d’une disposition de la Convention prévoyant cette possibilité « dans des cas exceptionnels » (Lautsi vs. Italy, 18 mars 2011).

Les rapports qu’entretient la République italienne avec l’Église catholique sont régis par un Concordat : l’accord conclu en 1929, et qui avait fait du catholicisme la religion officielle de l’État italien, a été révisé en 1984 : cette référence à l’exclusivité du catholicisme a été abolie. La même année a été conclue la première de onze conventions signées avec les confessions minoritaires, commençant par les confessions judéo-chrétiennes et finissant par l’hindouisme et le bouddhisme. Un projet de convention avec les Témoins de Jéhovah attend pour sa part depuis 2007 l’approbation du Parlement — il n’a cependant pas été possible de conclure un accord avec les communautés islamiques, notamment parce que les autorités exigent d’elles une représentation unitaire. 

En dépit de sa contradiction avec le texte constitutionnel actuel, la loi de 1929 relative à l’exercice des cultes admis par l’État n’a pas été abolie. De nombreux projets de loi visant la garantie pleine et entière de la liberté religieuse et de l’autonomie des confessions ont été présentés, mais aucun n’a à ce jour abouti, en raison de l’opposition des forces conservatrices et de l’Église catholique.

La crise du welfare state et l’affirmation du principe de subsidiarité ont renforcé le rôle des Églises dans les « œuvres de charité », auxquelles on se réfère aujourd’hui plutôt en termes d’aide sociale et d’activités sans but lucratif dans le domaine de l’instruction, de la santé, de l’aide aux nécessiteux, etc. Ces secteurs, et d’autres, tels le tourisme religieux ou le monde de l’édition, ont demandé des formes d’intervention entrepreneuriale qui nécessitent l’investissement d’importantes ressources, et utilisent des mécanismes tels des contributions financières, des exemptions, etc., avec pour conséquence un renforcement des positions des acteurs religieux dans l’économie. En 2012, l’Union européenne a d’ailleurs condamné certaines exemptions fiscales en faveur des entreprises religieuses dites non-commerciales, en les considérant comme des aides d’État, contraires au principe de la libre concurrence.

Le financement public de certaines confessions en Italie a facilité la diffusion et la consolidation de leur présence. L’accès au financement, par le biais de l’impôt dédié dit du huit pour mille (otto per mille), est sélectif, et soumis au pouvoir discrétionnaire du gouvernement. Le système se caractérise par un mécanisme selon lequel le pourcentage des choix exprimés par les contribuables pour attribuer 0,8 % de leur revenu imposable à l’une des confessions admises s’applique aussi aux choix non-exprimés, avec la conséquence paradoxale que l’impôt est obligatoire pour tous. L’Église catholique en tire le plus grand avantage, recevant 82 % des ressources, bien qu’elle ne soit choisie que par 37 % des contribuables. Grâce à l’otto per mille, la Conférence épiscopale italienne est la troisième plus riche conférence épiscopale au monde. Il n’y a pas d’estimations exactes du patrimoine mobilier et immobilier de l’Église catholique italienne, mais on estime qu’elle possèderait plus de 20 % du patrimoine immobilier italien.

Toutefois, la sécularisation a exercé une grande influence. La pratique religieuse visible (le baptême, la pratique du carême, etc.) est en diminution constante. On note aussi une augmentation progressive des cohabitations prénuptiales et des unions libres, ainsi que, en lien direct, une diminution du nombre des mariages. Le nombre d’enfants nés de parents non-mariés augmente aussi de manière constante, tandis que la pratique du mariage civil est passée de 37 % en 2008 à 43 % en 2013. Dans le nord et le centre de l’Italie, les mariages civils sont désormais plus nombreux que les mariages religieux (55 et 51 %). La grande majorité des funérailles sont toujours religieuses, mais plusieurs communes ont créé des locaux ad hoc pour ceux qui optent pour une cérémonie laïque. En revanche, parmi le personnel médical et paramédical, le nombre d’objecteurs de conscience refusant de pratiquer l’avortement demeure très élevé, rendant même la pratique de l’IVG très difficile dans certaines régions.

Même si des projets de loi ont été depuis longtemps soumis au Parlement, il n’y a pas encore en Italie de cohabitation légale, ni d’unions entre personnes du même sexe. Il n’y existe pas non plus de loi réglementant le choix des malades en fin de vie ou des déclarations préalables sur le traitement thérapeutique et autres questions liées à la bioéthique. La loi de 2004 sur la procréation médicalement assistée a été déclarée en grande partie inconstitutionnelle, suite à différentes interventions de la Cour constitutionnelle (la dernière fois en 2014), après avoir causé le phénomène de ce que l’on a appelé le « tourisme procréatif » des Italiens à l’étranger.

Le service radio-télévisuel public et privé a parmi ses principes inspirateurs « l’ouverture aux différentes opinions et tendances... religieuses ». Par sa nature même, le service public a une véritable obligation de respect du pluralisme, y compris dans la programmation à contenu religieux. En réalité, il en va tout autrement, aussi bien concernant les « temps d’information » que concernant les « temps de parole » : les données statistiques concernant la présence des confessions religieuses dans la programmation télévisuelle en 2010-2014 montrent que l’attention est quasiment exclusivement dirigée vers la religion catholique.

Ces dernières décennies, l’immigration a modifié le paysage convictionnel italien. Désormais, à côté des catholiques, des protestants, des juifs et des orthodoxes, on peut y observer l’essor de communautés musulmanes, bouddhistes, sikh et néo-païennes. Même si on ne dispose pas de données précises, une enquête du Censis (Centro Studi Investimenti Sociali) montre que 52,5 % des étrangers établis en Italie sont chrétiens ; 25,8 % sont musulmans ; 5,1 % sont hindous ; 4,3 % sont bouddhistes ; 8,8 % déclarent ne pas avoir de religion. Selon les chiffres avancés par Caritas, le groupe le plus nombreux serait celui des musulmans (32,9 %), suivi par les orthodoxes (29,6 %), les catholiques (19,2 %), les protestants (4,4 %), les athées et agnostiques (4,3 %), les hindous (2,6 %), les bouddhistes (1,9 %), ceux appartenant à d’autres religions orientales (1,4 %), et d’autres groupes qui ne dépassent pas le 1 %.

Une attitude d’indifférence semble prévaloir à l’égard de ces nouvelles croyances, à l’exception de l’islam, vis-à-vis duquel se développe l’intolérance. Là où 59,3 % des Italiens considèrent que les pratiques cultuelles étrangères ne sont pas une menace pour leur mode de vie, et là où 51,1 % font preuve de désintérêt face à l’ouverture d’une synagogue, d’une église orthodoxe ou encore d’un temple bouddhiste dans leur environnement immédiat, dans le cas d’une mosquée la situation change radicalement : 41,1 % sont contre, 41,8 % indifférents, et seulement 17,1 % favorables.

Le nombre de lieux de culte n’est certainement pas du tout proportionnel au nombre de croyants des confessions minoritaires, qui souvent connaissent des conditions très précaires d’un point de vue logistique et opérationnel, parce que la création de leurs lieux de culte est souvent entravée. C’est ainsi qu’en Lombardie, une disposition légale récente (2015) est née de cette attitude hostile, au point que les médias l’ont surnommée loi « anti-mosquées ». Les orthodoxes sont moins désavantagés, l’Église catholique leur laissant utiliser des églises en déshérence.

De 2002 à 2012, le nombre de prêtres et religieux catholiques a connu une baisse lente mais constante ; il en va de même des religieuses, des séminaristes et des nouvelles ordinations. Aujourd’hui la donnée la plus significative est l’âge moyen des prêtres, qui est de plus de 60 ans, raison pour laquelle beaucoup de paroisses risquent ne plus être desservies par un prêtre dans un avenir proche ; le déclin de la vie religieuse féminine paraît quant à lui inexorable.

Dans certains secteurs publics, il y a un cadre confessionnel catholique : la présence d’aumôniers est prévue dans les hôpitaux ; ils font partie du personnel sanitaire dont la rétribution est à charge de l’État. Les ministres du culte d’autres confessions enregistrées peuvent accéder aux structures hospitalières, mais leurs frais ne sont pas pris en charge par l’État. Il en va de même pour l’assistance religieuse aux détenus, au personnel des forces armées et des forces policières. Dans les écoles publiques, l’enseignement de la religion catholique est prévu, prodigué par des enseignants payés par l’État mais choisis par les évêques, qui ont aussi le pouvoir de les révoquer. Les écoles catholiques ou d’inspiration chrétienne représentent plus de 66 % des écoles paritaires qui sont idéologiquement orientées et ont une grande autonomie de gestion – ce sont des écoles privées et majoritairement catholiques –, tout en conférant des diplômes du même niveau que ceux conférés par les écoles organisées par l’État.

L’expérience juridique et l’observation de la société italienne offrent un caléidoscope dans lequel se côtoient des aspects contradictoires, dus aussi à la difficulté de fournir des réponses appropriées dans le respect des règles constitutionnelles. Depuis peu, la nouvelle discipline du « divorce court » est entrée en vigueur, réduisant de trois ans à six mois ou un an la procédure de séparation. Le principe des cohabitations légales entre personnes du même sexe rencontre par ailleurs de fortes résistances au Parlement. Certains tribunaux ont ordonné l’inscription, dans les registres de l’état civil, des mariages homosexuels contractés à l’étranger, malgré l’interdiction du ministère de l’Intérieur.

Les ingérences de la Conférence épiscopale dans la vie politique et sociale du pays continuent, même si elles sont désormais moins lourdes. Toutefois, une lueur d’espoir semble venir du pape François : « Les laïcs qui ont une formation chrétienne authentique ne devraient pas avoir besoin de l’Évêque-pilote, ou du monseigneur-pilote ou d’un input clérical pour assumer leurs responsabilités à tous les niveaux, du politique au social, de l’économique au législatif ! », a-t-il déclaré. Aussi étrange que cela puisse paraître, le chemin de la sécularisation redémarre peut-être de l’autre côté du Tibre. 

Giuseppe Casuscelli (Università degli Studi di Milano).

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