L’écrivain Michel Houellebecq s’amuse à jouer les prophètes dans ce roman d’anticipation à très court terme, appuyant là où ça fait mal, et se faisant l’écho des théories conspirationnistes du Grand remplacement, introduites en France par Renaud Camus — cité ici comme la nouvelle plume du Front National. Alors, Soumission, symptôme et accélérateur de l’alarmisme paranoïaque de la droite xénophobe ? C’est ainsi que l’a dénoncé le Premier ministre Manuel Valls, fort peu ménagé dans le roman il est vrai, lors de sa parution, dans le contexte tendu des attentats de Charlie Hebdo. Pourtant, l’islam qui y est porté au pouvoir n’a rien à voir avec l’épouvantail brandi par les islamophobes. Alain Tanneur, espion spécialiste du fondamentalisme, peut-être l’une des seules voix crédibles du roman, affirme qu’il n’y aucun lien entre les djihadistes et le nouveau parti de Ben Abbes, fils de la méritocratie républicaine – dont les références de gouvernement seraient plutôt à chercher du côté de l’Empire romain.
« Mutation historique que personne n’avait vu venir », il fait évoluer la France « rapidement, et en profondeur » ; mais moins dans le sens d’un « remplacement » que d’un retour à une société française finalement pas si éloignée : les femmes à la maison, l’absence de couverture sociale, et le retour à un libéralisme économique paternaliste, valorisant l’entreprise familiale. Ben Abbes se réclame d’ailleurs du distributivisme, théorie économique voulant incarner la doctrine sociale de l’Église catholique, définie dans l’encyclique Rerum Novarum (1893). Certes, la référence à l’islam pare d’« exotisme » ce modèle réactionnaire : les bourgeois, au lieu d’aller au bordel, avant de rentrer voir leur « femme pot-au-feu », auront le choix entre la maman et la putain directement chez eux – grâce aux vertus de la polygamie.
On pourra néanmoins reconnaître que la polygamie ne fait qu’institutionnaliser ce qui constituait, à la fin du XIXe siècle, époque en permanence mise en parallèle avec la nôtre, un état de fait : un homme jouissant d’un certain prestige social entretenait plusieurs femmes – l’une, pour le foyer, les autres, pour la gaudriole. Mais, à part cela, pas de grande différence : on ira à la mosquée chanter les sourates en arabe, sans forcément le comprendre, et sans forcément beaucoup de ferveur, comme on le faisait en latin à l’église. Les catholiques auront ainsi « beaucoup à gagner » de ce retour inédit du théologico-politique.
François, le narrateur, professeur de littérature à Paris III, est un (anti) héros houellebecquien type, qui traîne son cynisme entre cours à la fac’ et sexe avec des étudiantes ou escorts – en particulier, Myriam, piquante juive que la situation va amener à émigrer en Israël. Totalement étranger à toute pensée de la transcendance, « inému et sec » face au phénomène de la foi, dirait son auteur fétiche, Huysmans, décadent converti au catholicisme, il envisage pourtant à la fin du roman d’embrasser la religion musulmane – conversion dont on ne saura jamais si elle aboutira. Démarche nécessaire pour retrouver son emploi, grassement rémunéré dans la nouvelle Sorbonne coranique privatisée (merci les pétrodollars) ; soumission sans contrainte à un nouvel ordre, l’État lui ayant généreusement proposé une pension équivalent à une pleine retraite. Ce n’est donc pas l’argent le seul moteur de cette tentation du personnage – d’autant plus qu’il vient d’hériter de son père.
Le nouveau régime lui offre en effet, plus qu’un modèle métaphysique auquel il reste très extérieur, un modèle social plus séduisant, mais finalement pas si différent du sien. Pour lui, matériellement, la vie serait la même, mais en mieux : plus d’argent, pas forcément plus de femmes, mais moins de solitude, puisqu’à des relations épisodiques succèderaient des liens conjugaux mais aussi variés, un intérieur bien tenu et de bons repas mitonnés, au lieu d’une sinistre vie de célibataire urbain. D’un point de vue plus large, ce système théologico-politique semble pour le narrateur à même de corriger l’individualisme forcené de la société contemporaine – incarné en premier lieu par ses propres parents, chez qui il n’envisage même pas de pouvoir se réfugier si une guerre civile éclate, mais dont il est, lui aussi, un parfait rejeton.
La religion, renouant avec l’une de ses fonctions ancestrales, serait capable pour lui de recréer du lien entre les individus, à l’échelle du couple, de la famille ou de la communauté des croyants. On voit mal néanmoins comment, par une opération d’alchimie spirituelle miraculeuse, une telle conversion-éclair pourrait transformer le dégoût qu’il ressent pour ses semblables, tout au long du roman, en un quelconque sentiment de proximité pour ses « frères devant Dieu », comme il en rêve dans l’épilogue – et qui, du coup, peut largement fonctionner comme une illusion née de l’euphorie du moment, appelant un désenchantement très rapide.
Soulignons par ailleurs que, dans ce monde qui revendique son inégalitarisme, cette fraternité pour le moins hypothétique se limite à une élite : quelques élus à qui tout sera promis, ici-bas du moins ; pour les autres, pas d’autre horizon qu’une indépassable précarité, aussi bien sociale que sexuelle. Loin d’en proposer une « mutation » radicale, l’islam politique à la sauce Houellebecq ne fait donc finalement que radicaliser et institutionnaliser le diagnostic teinté de darwinisme social que l’auteur dresse, depuis Extension du domaine de la lutte, son premier roman (1994), de la société occidentale post-soixante-huitarde : les individus qui possèdent les caractéristiques qui les placent au premier rang de la sélection « naturelle » – en gros, la richesse pour les mâles, la beauté pour les femelles – raflent tout ; les autres sont condamnés à demeurer des laissés pour compte, de plus en plus privés de considération.
Une grande différence, en apparence, demeure, entre l’ancien et le nouveau régime : l’absence de liberté. Pris en charge dans tous les aspects de leur vie, les nouveaux chouchous de l’État « providence » se laissent totalement guider par le nouveau pouvoir, lui déléguant jusqu’au choix de leurs épouses. Sous la coupe de ce paternalisme bienveillant, ce ne sont en fait pas seulement les femmes, mariées à peine pubères , mais c’est l’ensemble de la population qui « a la possibilité de rester enfant toute sa vie ». Un tel régime peut évoquer pour ses privilégiés ce « despotisme doux » que Tocqueville, dans De la Démocratie en Amérique, entrevoyait déjà comme une dérive possible de la démocratie – « pouvoir immense et tutélaire qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort (...) : il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre » (II, IV, VI). Mais, si François accepte si facilement d’abandonner son autonomie au profit d’un pouvoir surplombant, c’est qu’il n’en tirait aucun profit auparavant – c’est qu’il s’était déjà fait l’esclave d’un despotisme doux sans visage ni intentionnalité.
Totalement indifférent aux questions politiques, François est, dès le début du roman, le parfait représentant de ces sujets à la servitude volontaire qu’évoquait Tocqueville – « hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme ; chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée des autres (...) il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul » (Ibid.). La situation s’est même dégradée depuis Tocqueville, puisque François n’a, lui, aucun proche – dilution ultime de la cellule sociale, que le penseur de la démocratie n’avait même pas envisagée en 1835.
La vie politique est pour François un pur spectacle – et, à aucun moment, il ne pense à s’y impliquer, ne serait-ce qu’en remplissant le devoir minimal du citoyen : voter. Citoyen, il ne l’est « que de manière un peu théorique » ; mais le plus intéressant est que la dynamique romanesque nous pousse à nous interroger sur notre propre désinvestissement du politique – et donc notre propre propension à abdiquer notre autonomie au profit d’un pouvoir enveloppant – incarné, au premier chef, par celui de l’auteur. Sur la question du vote, notamment : le lecteur, s’il en a le réflexe intellectuel, doit lui-même reconstituer l’agenda du narrateur lors des journées électorales – pour en conclure que vraisemblablement, celui-ci ne s’est pas rendu aux urnes. Mais, s’il reste piégé dans la narration, il se désintéressera totalement de ce qui est, pourtant, l’acte fondamental en démocratie.
De la même façon, l’ensemble du récit propose toute une série d’affirmations douteuses, dénoncées comme telles dans le texte, qu’il appartient au lecteur de relever et d’interroger pour rétablir les termes d’un véritable débat politique – celui auquel nous invite le roman, sur la place de la religion aujourd’hui notamment, mais qui ne saurait se limiter aux déclarations à l’emporte-pièce du narrateur ou des grands médias, relayées dans le récit, et d’ailleurs souvent contradictoires d’une page à l’autre – pour peu, bien sûr, que le lecteur veille à les articuler entre elles.
L’œuvre de Houellebecq a tout pour exaspérer les humanistes – l’une de ses cibles préférées ; mais son roman, et ce n’est pas si fréquent, propose une véritable expérience de lecture, nous permettant de tester notre propre soumission – à l’autorité factice du narrateur, d’abord, mais aussi, par paresse ou désintérêt, à un débat public standardisé et, faute d’un véritable effort de mise en rapport, très mal informé malgré la multiplication des sources d’information. Le côté retors de sa narration, si elle ne nous piège pas, nous entraîne à la distance critique – qualité de base du citoyen responsable. Alors, Soumission, lecture d’utilité publique pour revivifier le débat démocratique ?
Caroline Julliot (Université du Maine).