Faisant ainsi une équation très contestable entre paupérisation, discrimination et altérité religieuse, cet "islamo-gauchisme" considère que les rapports de l'Europe à l'islam ne seraient fondés que sur la domination : domination coloniale hier ; domination néo-coloniale aujourd'hui. Dans cette vision manichéenne d'un monde tout à la fois socialement et culturellement polarisé, il n’y a en réalité qu'un miroir du discours raciste de l'extrême-droite : comme ce dernier, l’islamo-gauchisme essentialise les rapports sociaux, non pour s’en prendre aux plus faibles, mais pour en faire d’éternelles victimes d’un système qui ne voudrait pas de leur différence. Et d’emprunter au vocabulaire de Dieudonné ou autres « Indigènes de la République » : il y aurait des « blancs », éternels dominateurs, et des « noirs », éternels dominés. Ces militants ne visent pas réellement à tenter d’imposer le niqab, ou même le foulard islamique, qu’ils portaient mardi soir dans une sinistre mascarade symbolique qui en dénaturait le sens : leur seul but est en effet de démontrer que le refus européen de ces signes religieux ne serait que la traduction de l’arrogance occidentale face à un particularisme dont ils diluent l’identité religieuse dans une marginalisation sociale en quelque sorte naturalisée.
Dans ce type de discours, le rapport de l'Occident à l'islam ne serait bâti que sur la domination : domination politique, militaire, économique, culturelle et, surtout, idéologique, tentant d'imposer un modèle de société — et de relations entre le politique et le religieux — inspiré par les principes des Lumières. Voilà pourquoi une démocrate comme Caroline Fourest, manifestement attachée aux valeurs républicaines, et qui ne peut être suspecte de racisme, devient une cible de choix de l’islamo-gauchisme. Parce que son discours refuse l'amalgame intenable entre religion et ethnicité, qui est au cœur de leur argumentaire, elle suscite la haine de ceux qui s'évertuent à confondre, pour des raisons de tactique politique, les discriminations socio-économiques bien réelles dont seraient victimes des personnes d'origine étrangère — en raison de leur origine —, et la situation des fidèles de l'islam — voire de l’islam tout court. Plus largement, la laïcité est perçue par les zélateurs de cette idéologie comme une forme de radicalité, et brutalement assimilée au racisme d'extrême-droite. Ce qui explique que l'Université libre de Bruxelles soit leur cible privilégiée, elle qui longtemps a partagé les valeurs du combat laïque dans un pays qui a mis du temps à s'affranchir de certaines pesanteurs religieuses, même si cette Université est pluraliste et que des options divergentes s'expriment en son sein.
C'est donc bien plus un obscurantisme politique que religieux qui s'est à notre avis exprimé mardi soir à l'Université libre de Bruxelles, par la violente censure qu'il a imposée au débat démocratique. Et qui du même coup a fait plusieurs victimes : l’Université elle-même, bien entendu ; la liberté d’expression ensuite, étouffée par la violence de cette démarche subversive ; enfin, et surtout peut-être, les musulmans pris en otage par une idéologie qui ne sert pas leurs revendications, mais ne vise qu’à les exploiter à des fins politiques. Il est au coeur de ce que nous avons déjà traité dans ces mêmes colonnes : d’une part les rapports sensibles entre le politique et le religieux ; d’autre part le dévoiement de la laïcité par l’extrême-droite, avec les effets pervers qu’il produit, à savoir l’amalgame savamment entretenu entre les deux, quand bien même seraient-ils foncièrement antagonistes.
Jean-Philippe Schreiber (ULB).
(Photo : Jérôme Choain)