Vendredi 22 novembre 2024
lundi 22 février 2016

Une table-ronde sur le fait religieux en République démocratique du Congo

Le 9 février dernier, l’Observatoire des Religions et de la Laïcité a organisé à Kinshasa (RDC), au Centre de Documentation de l'Enseignement supérieur, universitaire et recherche (CEDESURK), une table ronde consacrée au fait religieux en République démocratique du Congo. En effet, la RDC se caractérise aujourd’hui par une foisonnante dynamique religieuse, une diversité convictionnelle qui se rencontre en particulier en milieu urbain. De nombreux chercheurs, congolais et étrangers (Alexis Matangila Ibwa ; Jérôme Ballet, Claudine Dumbi  et Benoît Lallau ; Musenge Mwanza ; Nomanyath Mwan-a-Mongo ; José Mvuezolo Bazonzi ; Gaston Mwene Batende ; Julie Ndaya Tshiteku… parmi bien d’autres) ont pointé les divers aspects de cette dynamique, notamment le développement des Eglises dites du « Réveil » à Kinshasa — un essor qui n’est toutefois pas propre à la seule capitale.

Certes de nombreux travaux sont menés afin de décrypter les ressorts de cette extraordinaire scène religieuse en mouvement. La présente table-ronde visait dès lors à en faire l’inventaire et à dresser le tableau des divers aspects de la dynamique religieuse en RDC, mais aussi à mettre les expertises et les chercheurs en relation tout autant qu’à les confronter aux pratiques méthodologiques et aux recherches menées sur les religions et le fait religieux contemporain par ORELA, au Centre interdisciplinaire d’Étude des Religions et de la Laïcité de l’Université libre de Bruxelles. En particulier, elle a permis de faire émerger des préoccupations communes et des opportunités de partenariat entre ORELA et l’Observatoire interdisciplinaire du Religieux en RDC, fondé il y a quelques mois dans la capitale congolaise et coordonné par le professeur Gaston Mwene Batende.

Cet — autre — Observatoire s’est en effet attelé à la difficile tâche de scruter la diversité du paysage religieux et l’inflation du sacré qui se vit Kinshasa, de comprendre le recours au religieux dans le chef d’une population extrêmement précarisée et caractérisée par l’individualisation des rapports sociaux, ainsi que les formes de cette « sur-christianisation » (un terme utilisé par Elongo Lukulunga en 2002 déjà) opérant dans un État qui, juridiquement, se veut laïque — une laïcité questionnée notamment par le démographe et ancien recteur de l’Université de Kinshasa, Bernard Mumpasi Lututala, durant notre table-ronde.

Malgré cette laïcité constitutionnelle, nous dit le sociologue Jean-Pierre Mpiana Thsitenge, le discours politique congolais est truffé de références religieuses, et les symboles religieux sont systématiquement manipulés dans la conquête et la conservation du pouvoir — sans compter une implication des confessions religieuses dans le processus électoral et le processus de régionalisation (Joseph Cihunda). La collusion État/religion et l’usage de la thématique religieuse par le pouvoir (Bernard Lututala) ne veulent pas dire que les rapports entre le politique et le religieux seraient nécessairement simples au Congo : ils sont complexes, et ce depuis les orages entre le maréchal Mobutu et le cardinal-archevêque Malula, il y a plus de quarante ans déjà. Et les chercheurs de faire le constat que les Églises du Réveil sont à la fois un contre-pouvoir et un relais du pouvoir, liées quelquefois à des acteurs politiques qui se font les mandataires de ces communautés religieuses dans l’espace public.

« Dieu vit à Kinshasa » titrait récemment Slate Afrique… Et il est vrai que l’espace urbain, dans la capitale congolaise, est truffé d’enseignes d’Églises diverses, qui traduisent le recours au religieux dans le chef d’une population particulièrement sensible à ce discours aux fonctions messianiques, prophétiques et thérapeutiques que délivrent les spécialistes religieux congolais. Sans compter leur présence de plus en plus accrue dans l’espace médiatique, du fait du nombre croissant de stations de radio et de chaînes de télévision confessionnelles issues des Églises du Réveil. Les chercheurs congolais tentent dès lors de comprendre la place croissante de ces Églises, leur triple fonction sociale, économique et politique, tout autant que leur rapport aux religions historiques — dans un contexte de globalisation religieuse et donc de trans-nationalisation de ces Églises. Une « effervescence » religieuse — le terme même d’« effervescence » a été questionné ici par le philosophe et sociologue Jean-Louis Génard, pour sa portée durkheimienne — qui n’est pas sans lien avec la très relative « démocratisation » que connaît le Congo depuis quelques années, laquelle autorise une certaine liberté d’association et dès lors favorise la liberté de culte.

Car le mode de vie urbain ébranle le mode de vie traditionnel : l’adhésion aux Églises du Réveil, phénomène urbain, accroît les verticalités sociales, contribue à déconstruire la notion traditionnelle de la famille africaine et les pratiques coutumières (on verra à ce sujet les travaux du sociologue Romain Zimango Ngama), tout comme elle affaiblit les solidarités familiales, jusqu’à précipiter dans les rues des enfants accusés de sorcellerie, rappelle l’anthropologue Josette Shaje Thsiluila, par ailleurs directrice générale du CEDESURK. En effet, les néo-évangélismes, et en particulier le pentecôtisme étudié ici par l’anthropologue Dieudonné Kembo, ont pour objectif de faire naître de nouvelles solidarités, de nouvelles communautés. L’historien Hervé Hasquin, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique, a quant à lui insisté sur le rôle crucial des femmes dans ces communautés nouvelles, et la forme particulière d’émancipation que celles-ci représentent pour ces femmes — une question amplement étudiée par ailleurs par l’anthropologue Julie Ndaya Tshiteku.

Les Églises du Réveil jouent de la puissance de la délivrance par l’efficacité miraculeuse de la foi : leur discours magico-religieux permettrait notamment de chasser les démons — et la maladie que serait la sorcellerie. Le Diable, le Mal, la sorcellerie sont ainsi partout, nourrissant un discours apocalyptique qui rencontre les attentes d’une population aspirant à une transformation radicale de ses conditions de vie. Ce discours s’analyse aussi, comme l’ont montré les travaux d’Alexis Matangila, au regard de sa dimension proprement linguistique — il en est ainsi de la langue française, qui aurait été donnée de manière surnaturelle. Il se conjugue également avec une rhétorique de la libération qui s’érige contre la culture, contribuant à la déculturation générale, insiste le sociologue José Mvuezolo Bazonzi, lequel a opéré une typologie des Églises du Réveil de Kinshasa — il n’y ainsi plus, ou quasiment plus, d’offre culturelle dans la capitale congolaise, tant elle est supplantée par le nivellement et la déconstruction culturelle qu’opèrent les Églises du Réveil…

Dans le même temps, ce nouveau paysage religieux au caractère transnational affirmé n’en est pas moins toujours mouvant : il se caractérise par un nicodémisme prononcé, qui consiste à passer indifféremment et facilement d’une Église à une autre, d’un culte à un autre, tout en pratiquant secrètement, de manière alternative ou parfois concomitante, des rites traditionnels. Il ne bride pas complètement, même s’il constitue une très sérieuse concurrence pour elles, les religions historiques — l’Eglise kimbanguiste, contrainte de réinventer sa pastorale, ou le charismatiques catholiques, résolus à résister à la montée en puissance néo-évangélique (Josette Shaje). Le politologue Willy Kalala Kankonde a ainsi analysé la dimension religieuse et sociale du kimbanguisme dans les régimes politiques post-coloniaux. L’anthropologue Astrid de Hontheim a quant à elle parlé de néo-culture, laquelle ne laisse pas de place à la pratique privée traditionnelle, en contradiction avec les traditions africaines. Cela revient à interroger les rapports complexes entre identité chrétienne et ethnicité au Congo, tout autant que l’acculturation avec des pratiques natives ou la résistance à celles-ci — déjà, sous le cardinal Malula, à l’époque de Vatican II, il y eut une adaptation catholique, par le truchement notamment de messes chantées…

Les juristes Juslain Nsambana Bonkako et Joseph Cihunda Hengelela ont dessiné le cadre juridique dans lequel se meuvent les Églises en RDC : certes, l’article 1er de la Constitution prévoit que « la République Démocratique du Congo est, dans ses frontières du 30 juin 1960, un Etat de droit, indépendant, souverain, uni et indivisible, social, démocratique et laïc », mais l’article 22  de la même Loi fondamentale postule que « toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Toute personne a le droit de manifester sa religion ou ses convictions, seule ou en groupe, tant en public qu'en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques, l'accomplissement des rites et l'état de vie religieuse, sous réserve du respect de la loi, de l'ordre public, des bonnes mœurs et des droits d'autrui. La loi fixe les modalités d'exercice de ces libertés ». Or, la loi prévue ici n’a jamais été adoptée. Continue donc à prévaloir l’enregistrement par le pouvoir civil des Églises qui peuvent notamment justifier d’une doctrine — ce qui exclut de cet enregistrement les religions traditionnelles...

Quantité de problèmes juridiques sont soulevés par le rôle des Églises dans le processus de reconstruction de l’État en RDC : comment fiscaliser ces Églises, alors que d’importants revenus qu’elles produisent ne sont pas assujettis à l’impôt — dans un dynamique marché du religieux, caractérisé notamment par la propension entrepreneuriale des Églises et la « théologie de la semence » qu’elles professent, pendant local de la théologie de la prospérité ? Quelles sont aussi leurs responsabilités, pénale et civile — question apparue notamment du fait des conséquences de l’exercice du culte sur l’environnement urbain ; sans compter l’impact du fait religieux dans la législation, qu’il s’agisse de la révision du code de la famille ou de celle du code minier. Le spécialiste de la littérature André Lukusa Menda s’intéresse quant à lui à l’impact de la religion sur le secteur de l’éducation, contrôlé à 80 % par les Églises ; l’école, en vertu du principe constitutionnel de laïcité, devrait être en principe publique, dit-il, mais ne l’est très manifestement pas — le médecin Yvon Englert a pointé le fait qu’en RDC le secteur de la santé ne l’était pas plus que l’école.

En conclusion, le philosophe Baudouin Decharneux a rappelé qu’en plaquant le concept de religion sur certaines réalités, nous les déformons — posant ainsi la question des limites et de la portée de la religion, ou du fait religieux tel que nous l’entendons, dans sa conception très européo-centrée. La religion est-elle un facteur de développement (Alphin Mika Kaba Kaba) ? A tout le moins, la croissance du marché du religieux est exponentielle en RDC — engendrant compétitions et tensions sociales —, et le leadership religieux y occupe une place non négligeable dans le dialogue civil et la pacification civile, contribuant ainsi à la construction du pluralisme. Toutes questions qui sont certes au centre des préoccupations en RDC, mais comme il en va en réalité dans nombre d’autres pays d’Afrique…

Jean-Philippe Schreiber (ULB).

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