Vendredi 22 novembre 2024
mercredi 14 mars 2012

Quand notre monde est devenu chrétien

La conversion de Constantin engage l’Empire romain sur la voie de la christianisation. Manœuvre idéologique ? Confusion pseudo-mystique ? Non, répond Paul Veyne : acte de foi d’un grand politique. Le 28 octobre 312, Constantin écrasa son rival Maxence au terme d’une bataille menée non loin du pont Milvius, dans les faubourgs de Rome. L’épisode aurait pu ne fournir qu’une ligne de plus sur la liste lassante des empoignades entre militaires au fil desquelles le pouvoir suprême sur l’État romain, faute d’avoir jamais réussi à se fixer des règles de dévolution, était condamné à se voir réattribuer régulièrement par la fortune des armes. N’était que le vainqueur vit dans son succès le signe éclatant du bien-fondé de sa toute fraîche adhésion à la foi des chrétiens.

Option personnelle d’un autocrate, la conversion de Constantin est l’acte inaugural d’un monde nouveau. Celui dans lequel une lecture héritée de Gibbon et des Lumières de son temps discerne la trop fameuse « décadence de l’Empire romain », synchrone de sa christianisation. Depuis quelques décennies, une historiographie renouvelée qu’illustrent entre autres les noms d’Henri-Irénée Marrou ou de Peter Brown a commencé à faire justice de vues dictées par la surestimation du Principat, et en conséquence souvent aveugle à la créativité propre à ce que l’on nomme désormais « l’antiquité tardive ».

Professeur honoraire au Collège de France, Paul Veyne a choisi, dans un petit livre stimulant (Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), d’éclairer à nouveaux frais le sens de ce virage historique et de la mutation essentielle qu’en un siècle il impose à l’Empire. Il le fait avec un brio qu’il doit à sa parfaite maîtrise des sources, mais tout autant à une conscience aiguë du caractère construit – et donc toujours problématique – des catégories que manipule l’analyse historique. Le lecteur retrouve donc avec plaisir la sophistication intellectuelle que l’on connaissait à l’auteur de Comment on écrit l’histoire ou de Les Grecs croyaient-ils à leurs mythes ? appliquée à un moment fondateur de l’histoire de l’Occident.

Au moment où l’empereur entreprend d’impulser la nouvelle foi du haut d’un pouvoir qui sera unifié en sa personne dès 324, l’Église sort de l’une des pires persécutions qu’elle ait connues : entre 303 et 311, plusieurs milliers de chrétiens en ont été les victimes. La secte, estime-t-on, ne rassemble guère plus de 5 à 10 % de la population de l’Empire, géographiquement et socialement fort irrégulièrement répartis. Son génie, estime Veyne, réside moins dans son douteux monothéisme, que dans ce « chef-d’œuvre » que constitue l’élaboration du roman cosmique d’un Dieu d’amour, se manifestant dans la figure historique de Jésus mort et ressuscité, revendiquant totalement la vie et l’intériorité du fidèle pour l’engager dans un dialogue transi de pathétique et éthiquement contraignant. Voilà qui tranche résolument avec les relations en quelque sorte diplomatiques que les païens (même orientaux) entretenaient avec leurs dieux ou les philosophes avec leur lointain absolu… Inventivité par laquelle le christianisme répond moins à une « attente de la société », à une « angoisse du temps », qu’il n’apporte une irréductible nouveauté. Le fait religieux à son ordre propre, souligne Veyne : « La fabulation religieuse n’est pas inconsciemment utilitaire, elle est à elle-même sa fin et suffit à sa propre satisfaction ». Organisme complet, le christianisme dispose de surcroît, sous une autorité ecclésiastique hiérarchisée, de Livres saints, d’un corps de doctrines et de liturgies élaborées. Il impose la profession de foi, dans des formes qui donneront vite lieu à de virulentes dissensions. C’est une contre-société élitiste, exigeante, missionnaire, sans vrai parallèle dans le paganisme environnant, sans influence politique et majoritairement détestée. Une secte de « virtuoses » (Max Weber) qui, sans le choix despotique de l’empereur, ne serait jamais – au prix il est vrai d’un inévitable processus de dégradation – devenue la religion du commun.

L’option de Constantin n’est pour Paul Veyne ni celle d’un idéologue cynique, ni celle d’un superstitieux à l’esprit confus. Le fait est qu’il n’a de prime abord rien à gagner politiquement à se singulariser par l’adoption d’une religion si éloignée de la pratique de la masse de ses sujets. Mais le grand empereur qu’il se veut se sait élu par un décret de la Providence. Et c’est en toute conviction qu’animé par un dessein messianique, il prend la direction d’une épopée surnaturelle aux dimensions du monde, dont il constitue le premier et principal acteur.

Mais ce révolutionnaire, ce défenseur sans faiblesse de la Vérité, est en même temps – et l’étude de Paul Veyne s’attache à évaluer avec une grande finesse les nuances de son action – un pragmatique, soucieux de maintenir la paix civile. Il sera le maître personnellement chrétien d’un Empire que toutes ses décisions viseront à christianiser à terme, mais qui restera officiellement païen. Ni le culte païen, ni les païens ne seront persécutés. L’empereur se bornera à mettre plus bas que terre chaque fois qu’il le peut et dans les termes les plus explicites la méprisable superstition. Et à imposer son impérial caprice dans toute la sphère entourant sa personne, dont le culte impérial. Il veillera à épargner aux chrétiens l’occasion légale de pécher. Il n’entreprendra par contre jamais de convertir les réticents, laissant ce soin à l’Église. Il n’osera même pas abolir les sacrifices d’animaux aux faux dieux, qu’il abomine, et laissera ce soin à son fils et successeur. Sa modestie affichée à l’endroit de l’appareil ecclésiastique ne l’empêchera pas d’assumer une sorte de « présidence » active de l’Eglise, qu’il guide et finance généreusement, et où il ne manquera pas de sévir, le cas échéant, contre les fauteurs de troubles et autres hérétiques. Il ne sera baptisé qu’à la fin de sa vie. « Tolérance insinuante » donc, effective à la longue.

L’action de Constantin fut décisive dans le processus qui mena le christianisme, secte d’abord prohibée, puis licite, à acquérir le statut d’opulente religion du pouvoir. Au cours du siècle qui suit, l’encadrement des populations par une Église favorisée en tout (y compris fiscalement) faisant son œuvre, la secte se banalisera en religion coutumière, au point que saint Augustin pourra, vers 400, constater que « l’autorité de la Foi se répand dans l’univers entier ». C’est que les héritiers de Constantin ont veillé à garder à l’empire une façade traditionnelle, à éviter de brusquer le paganisme et plus encore à léser les païens. Certes, rien ne rendait irréversible cette imprégnation chrétienne. La brève aventure d’une restauration du paganisme sous Julien (361-363) le montre assez, qui aurait pu clore la parenthèse ouverte en 312. Mais la nouvelle dynastie qui se met en place à la mort de l’Apostat sera, pour des raisons où la religion tient peu de place, chrétienne… Il faut attendre le 6 septembre 394 pour que l’empire perde définitivement son visage de Janus pagano-chrétien. Ayant écrasé le parti sénatorial, bastion du paganisme, à la bataille de la Rivière froide, à la frontière entre l’Italie et la Slovénie, l’empereur Théodose peut imposer sa décision, prise deux ans plus tôt, d’interdire le culte païen, jusque dans ses modalités domestiques.

Lire Paul Veyne est un régal. Car l’évocation historique est chez lui régulièrement scandée par des réflexions acérées sur les catégories qui permettent de saisir dans sa vérité ce lointain passé. Comment s’en étonner ? Elles tournent pour la plupart autour du danger que l’on court à mobiliser inconsidérément dans la description de celui-ci – par facilité ou préjugé conscient – des concepts qui obsèdent la pensée sociologique et politique du XXe siècle. Particulièrement éclairant à ce sujet est un chapitre consacré à l’idéologie et à son rôle supposé de légitimation du pouvoir. Veyne se montre tout aussi sceptique sur les déterminismes au long cours qui rendraient compte comme par derrière des développements historiques. Les « ruses de l’histoire » sont moins réelles que les personnalités et les occasions imprévues qu’elles savent saisir. Rien n’est écrit dans l’Histoire, et bien peu est irréversible. De même, la nature précise des représentations qui travaillent pragmatiquement la réalité sociale, les modalités vécues de la foi, la portée exacte de l’imagerie politique – mais ce ne sont là que quelques exemples – font l’objet de multiples remarques éclairantes. Lire Veyne, c’est découvrir un pan du passé qui s’est avéré crucial. C’est en même temps réapprendre l’attention à la complexité des langages, qui sont notre seule voie vers l’irréductible donné historique, d’hier et d’aujourd’hui. Et la leçon est magistrale !

Jacques Déom (ULB)

Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien (312-394), Albin Michel, Paris, 2007 (réédité en Livre de Poche en 2010).

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