Samedi 23 novembre 2024
mardi 4 avril 2017

Les candidats à la présidentielle française et la laïcité

Paradoxe : la laïcité est la chose du monde la mieux partagée en France (« une valeur essentielle de la République française » pour 90 % des interrogés dans un sondage Ipsos de mars 2017 ; 74 % estimant que la laïcité est aujourd’hui menacée en France, et 77 % que l’on parle trop de religion dans le débat public) et l’une de celles qui divisent le plus aujourd’hui les candidats à la présidentielle, la classe politique et les Français. En outre, on observe à son propos un retournement idéologique dans lequel les historiens futurs trouveront sans doute un des tournants de l’histoire idéologique longue de la France.

Consensus : la laïcité et la loi de décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État sont tellement devenues la matière même du pays, qu’un précédent candidat, François Hollande – en 2012 –, a proposé d’inscrire cette loi dans la Constitution de la République. Il a vite fait machine arrière, pour de multiples raisons techniques et politiques. Le centenaire de la loi, en 2005, n’avait fait l’objet d’aucune grande cérémonie commémorative, de celles que la France affectionne pourtant. Un signe : l’Église catholique, l’ancienne adversaire de la loi, qu’elle a refusé avec succès d’appliquer, s’en est dite satisfaite, ce qui n’est pas le moindre résultat de cette paix de religion après laquelle la nation court, d’une certaine façon, depuis le XVIe siècle. Et les protestants ont fait preuve en 2005 d’un rien d’agacement symétrique – mais inaudible, comme à l’habitude –, puisque leur acceptation de la loi leur impose des charges d’entretien des lieux du culte que ne connaît pas leur grande sœur…

Frémissement dans les attitudes, qui n’a rien à voir avec le lent séisme idéologique qui touche, depuis une vingtaine d’années environ, la laïcité. Il semble bien que celle-ci se soit au moins partiellement engagée, un siècle après l’idée de nation, sur le même chemin d’une inversion idéologique : née à gauche, située au coeur du code ADN de cette gauche, la laïcité est en cours d’abandon par une partie de la gauche et d’appropriation par l’extrême droite. C’est ce qu’a vécu l’idée de nation dans les années 1880-1890, puis au lendemain de 1918 : née à l’extrême gauche sous la Révolution comme en 1848 (le printemps des peuples), à une époque où « patriote » signifiait révolutionnaire (il est aujourd’hui quasi synonyme de « lepéniste »), elle a été à la fois abandonnée par une partie de la gauche, au nom de l’internationalisme et du refus du nationalisme, et confisquée par l’extrême droite devenue nationaliste avec Barrès, Déroulède et Boulanger.

Pour qu’une telle inversion, proprement anormale, des pôles puisse se produire, il faut en effet que la gauche ne veuille plus de ce qui l’a fait, et que l’extrême droite, puis la droite extrême, voire la droite tout court, s’emparent de l’héritage délaissé et en changent le sens tout en conservant l’étiquette. Le drapeau tricolore, ici et là, n’en est-il pas venu à jouer le rôle « réactionnaire » que le drapeau blanc à fleur de lys tenait il y a un siècle et demi… ?

La laïcité n’en est pas à ce point encore. Mais une partie de la gauche, extrême ou bien-pensante, l’a abandonnée, dans une évolution très proche de ce que les Allemands appellent le multikulti (pour Multikulturalismus). Elle y voit soit une islamophobie qui ne dit pas son nom – mais ce nom a été forgé, clamé et utilisé comme une arme efficace par les adversaires d’une certaine laïcité – ; soit, de manière plus large et bien plus intéressante intellectuellement, le dernier avatar, subtil, soft, indécelable à lui-même plus que vicieusement caché, du vieux complexe de supériorité de l’Occident, de cette France chrétienne, « civilisatrice », coloniale, missionnaire, et même missionnaire laïque, puisque la France de Jules Ferry, l’instituteur en chef, évoquait son devoir de civilisation et que celle de 1905 a fondé la « Mission laïque » pour apporter l’évangile des droits de l’homme en lieu et place de celui des Jésuites et des Frères.

Dans ce procès, l’universalisme, voire le féminisme affichés de la laïcité sont perçus comme l’héritier direct de la violence coloniale : la France (l’Europe) continuerait à confondre ce qui est bon pour l’être humain et ce qui est bon pour ses intérêts propres et ses valeurs autoproclamées – c’est là le reproche majeur que l’essayiste allemand Friedrich Sieburg lui lançait déjà, en 1930, dans son livre Dieu est-il français ? On pourrait détourner ici une autre formule célèbre : la laïcité, ce serait la continuation de la domination de l’homme blanc par d’autres moyens. Une certaine gauche, dès lors, se détourne et plaide au nom de la différence le respect d’attitudes et de valeurs qui ne relèvent pas de l’universalisme laïque – et que, dans l’autre camp de gauche, on taxe évidemment de communautaristes –, et accuse de dérive droitière des intellectuels comme Alain Finkielkraut ou Elisabeth Badinter.

Cela permet de comprendre la vivacité de plusieurs querelles à gauche au cours des mois écoulés : autour de l’Observatoire de la Laïcité en janvier 2016 (le premier ministre Manuel Valls versus l’ancien ministre socialiste Jean-Louis Bianco) ; autour du burkini sur les plages, dans l’été 2016, entre partisans et opposants du même Valls ; et entre Manuel Valls et Benoît Hamon, alors candidats à la primaire socialiste, en janvier 2017, les deux socialistes s’accusant de rigorisme ou de laxisme laïques. S’il est peu probable que Valls ait perdu la bataille de la primaire pour sa conception de la laïcité, elle a dû peser dans les raisons de son rejet à gauche.

Les sympathisants du candidat Benoît Hamon, dans le sondage Ipsos cité plus haut, affichent une attitude à part : ils sont 66 % à penser que la religion musulmane est compatible avec les valeurs de la société française, 9 points de plus que ceux d’Emmanuel Macron, 18 que ceux de Jean-Luc Mélanchon, pour ne rien dire des partisans de François Fillon (27 % pour la compatibilité) et Marine Le Pen (13 %). Là où 77 à 79 % de l’ensemble des sondés se disent favorables à l’interdiction du port du voile dans les universités et du burkini dans l’espace public, ils le sont aussi, mais à 59 % seulement, alors que les majorités sont à plus de 70 % du côté de Macron, plus de 80 % chez Fillon, de 93 à 98 % chez Le Pen. À l’inverse, 45 % seulement des partisans de Hamon approuveraient l’inscription dans la Constitution du principe « La République ne reconnaît aucune communauté », nettement moins que les partisans des autres candidats (71 % pour ceux de Le Pen).

Est-ce à dire que Marine Le Pen est devenue la candidate presque officielle de la laïcité ? Ce n’est pas la moindre surprise du dernier quart de siècle que de voir l’extrême droite favorable à la laïcité, alors que ce courant, et la droite catholique dans son ensemble, ont toujours combattu les « écoles sans Dieu » et le « laïcisme » – un mot forgé par les catholiques dans l’entre-deux-guerres, repris aujourd’hui par la gauche citée plus haut. Tout tient évidemment  au remplacement de l’Église catholique par l’islam dans le rôle de partenaire-adversaire privilégié de la laïcité : de même que catholicisme et cléricalisme obsédaient les laïques des années 1900 – tentés, pour une minorité, de les confondre –, de même islam et islamisme obsèdent aujourd’hui de nouveaux laïques – plus tentés encore de les confondre –, à propos desquels, et de ceux-là seulement, me semble-t-il, on peut évoquer une islamophobie, au sens d’intolérance à l’islam et non de combat contre l’islamisme.

C’est toute une partie des droites françaises qui semblent attirées par ce thème facilement fédérateur d’une laïcité face à l’islam, alors que la « vieille » laïcité, celle qui combattait ou combat les crèches dans les halls de mairie, le financement public des écoles catholiques ou la « Manif’ pour tous » ne saurait rallier beaucoup de monde dans les rangs des lepénistes, des fillonistes ou des proches de Nicolas Dupont-Aignan.

Le paysage des candidats à la présidentielle comprend donc deux pôles opposés : une Marine Le Pen héraut d’une laïcité, un Benoît Hamon représentant d’une gauche multikulti. François Fillon, unique candidat à se dire chrétien (ce qui, en France, signifie catholique) et à donner à cette identité un sens politique, contrairement à Benoît Hamon (ancien élève de l’enseignement catholique), est probablement le plus fidèle aux positions traditionnelles d’une droite catholique peu suspecte de tendresse pour la laïcité historique ou l’islam. Jean-Luc Mélenchon et Emmanuel Macron apparaissent, eux, comme les plus fidèles à la laïcité traditionnelle qui entend n’être ni d’exclusion, ni d’angélisme, pour reprendre une formule du second (dans Réforme, 2 mars 2017), et qui estime que les lois de 1905, 2004 et 2010 sont le socle suffisant d’un vivre ensemble.

Patrick Cabanel (École pratique des hautes études, Paris).

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