Vendredi 19 avril 2024
lundi 12 mars 2012

Décès de Félicien Marceau, dernier témoin du catholicisme anticonformiste de l’avant-guerre

L’académicien Félicien Marceau, de son vrai nom Louis Carette, est mort à Paris ce mercredi 7 mars. La presse se fait l’écho de sa brillante carrière d’auteur de romans et de pièces de théâtre. Les journalistes les plus avisés rappellent qu’il fut condamné par contumace à la déchéance civile et à 15 ans de travaux forcés par l’État belge, à la Libération, pour avoir réalisé, en tant que directeur du département « Actualités » à Radio-Bruxelles (aux mains de l’occupant), des émissions aux propos ambigus. Cependant, lorsque son parcours est retracé, son engagement dans le personnalisme chrétien n’est jamais évoqué. Pourtant, non seulement il fut l’un des principaux animateurs de ce mouvement en Belgique, mais cette implication permet de mieux comprendre ses prises de position.

Fils d’un fonctionnaire du Ministère des Sciences et des Arts, Louis Carette naît en 1913 à Kortenberg (près de Louvain). Après des humanités au collège Sainte-Trinité à Louvain – où il fait partie des Croisades eucharistiques –, il suit des cours de droit et de philosophie thomiste à l’Université de Louvain (sans obtention du diplôme). Il devient ensuite journaliste pour L’Avant-Garde, de tendance démocrate chrétienne et à Esprit (1932), dont il dirige une section d’étude en Belgique. Ce périodique, fondé par Emmanuel Mounier en 1932, veut accomplir une « révolution personnaliste » : l’installation d’une économie d’échange entre les hommes, débarrassée du matérialisme, de l’individualisme et du libéralisme. Nourris d’une spiritualité plus consciente, les hommes doivent réinventer une manière de vivre ensemble qui favorise les liens interpersonnels, à l’intérieur d’organismes intermédiaires qui détruisent l’anonymat créé par le seul lien entre l’homme et l’État.

Les personnalistes sont également profondément attachés à la mise en place d’une société pluraliste et tentent donc de s’extraire de ce qu’on appelle dans les années 1930 le « ghetto catholique ». Le sujet inspire Louis Carette qui compose une série de poèmes, « Documentaires », qui paraissent dans Esprit. Inquiétude existentielle, mal-être social et interpellation du Christ forment la trame de l’un de ces poèmes que l’on pourrait presque qualifier de « personnaliste » :

Une religion personnelle,
quoi qu’il soit bien fatigant d’être personnel –
une religion qui tienne un peu compte de moi,
de moi et de l’album de photographies que j’ai dans le ventre,
et tous ces portraits d’ancêtres.
Je ne suis pas seul.
Il y a toute ma race dont je dépends,
De tous ces gens à qui je dois mon physique avantageux
et puis quoi, la ronde de toutes les vertus
et des sept péchés capitaux.

Dans « Documentaire II », le poète dépasse l’introspection. Cette fois, le Seigneur ne doit plus répondre aux inquiétudes religieuses, il est invoqué pour agir sur les responsables de « toute la misère du monde ». Le désenchantement frôle l’impertinence :

L’idéal, disent-ils, les valeurs spirituelles.
Mais peut-on manger ou boire des valeurs spirituelles
Et peut-on faire l’amour avec l’idéal,
Peut-on se chauffer ou aller au cinéma ?

Dans ces poèmes, sans remettre en question l’autorité de l’Église, Carette égratigne le dogme : il parodie les enseignements théologiques, discrédite le devoir apostolique du croyant, relativise l’universalité de l’autorité cléricale et par là même, insinue le droit à l’appropriation individuelle du dogme. Cette distance est à mettre en lien avec son rapport à la foi. Contrairement à la majorité de ses camarades, il vient d’une famille, certes de sensibilité catholique, mais à la piété très faible. De très pieux et idéaliste, il devient au fil du temps plus indifférent. À la veille de la guerre, sans doute ressemble-t-il au héros de son premier roman (largement autobiographique), Le péché de complication : « Il est catholique, mais un peu comme son père ; sans avoir jamais bien réalisé qu’il pût y avoir là une raison de vivre de telle manière plutôt que d’une autre. Il y a un tas de choses dont il sait qu’on les nomme péchés et dont il préfère s’abstenir. Mais lorsqu’il le commet, il ne pense pas un instant que, ce faisant, il offense Dieu. D’ailleurs, au fond, même ce sens du péché s’est bien émoussé. C’est pourquoi il ne se confesse plus guère ».

Cependant, c’est grâce à l’appui du réseau catholique (à savoir le recteur de l’Université de Louvain et le parti catholique) qu’il entre comme journaliste à l’Institut national de Radiodiffusion (INR) en 1935. Dans le même temps ses activités journalistiques dans les tribunes de la démocratie chrétienne se poursuivent. Ses articles traitent essentiellement de littérature.

Il serait historiquement faux de voir dans Louis Carette un émule du fascisme. Certes, il a accepté de travailler sous les ordres d’un officier allemand – ce à quoi rien ne l’obligeait car le directeur général du Ministère des Communications assurait à tout le personnel non repris par l’INR un traitement et une affectation dans d’autres services. En tant que directeur des actualités, il a réalisé des reportages sympathiques sur les activités des organes de la collaboration. Cependant, il n’a jamais pris ouvertement position en faveur du nazisme. Comme beaucoup d'intellectuels et écrivains situés à l'extrême-droite de l'échiquier politique, les aspects plébéiens, grégaires du fascisme, ne peuvent que révolter cet esprit distingué qui rejoindra, ce n’est pas un hasard, le groupe littéraire des Hussards (mouvement littéraire opposé à l’existentialisme de Sartre et revendiquant un anticonformisme de droite), après la guerre. Les aspects racistes n’ont pas non plus de quoi le séduire, lui qui, en 1934, écrit un article très ferme contre l’antisémitisme.

Il n’empêche, entre sa vision du monde et celle du fascisme il y a des proximités partielles, voire des convergences. Comme beaucoup d’intellectuels fascistes, Carette refuse l’ère des masses, et surtout leur corollaire : le libéralisme et le régime parlementaire, lequel est accusé d’être aux mains de démagogues qui ne reflètent pas la société, et encore moins ses élites. A l'instar d'autres anticonformistes de sa génération, il rêve d’un homme nouveau. Le régime d’ordre instauré par les nazis lui semble la matrice parfaite pour l’enfanter. Se mêle à ce goût pour l’Ordre nouveau ce que les sociologues appellent son habitus (les valeurs, les représentations du mondes, les acquis sociaux et symboliques). En partie forgé par l’Action catholique, celui-ci le porte vers les systèmes politiques qui valorisent la hiérarchie et laissent tous leurs privilèges aux élites. Mais, contrairement à d’autres catholiques qui refusent de collaborer avec un régime fondamentalement antichrétien, le poète demeure fidèle à son anticonformisme…

Cécile Vanderpelen (ULB).

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